[Escales à Port-de-Bouc] Le si lourd héritage de Raymond Moralès

Série
le 4 Sep 2021
6

Port-de-Bouc est une ville qui se traverse et où on s'arrête plus rarement. Le temps d'une escale de fin d'été, Marsactu y pose ses valises. Pour ce troisième épisode, nous explorons la trace laissée sur la ville par le sculpteur métallo Raymond Moralès.

L
L'œuvre de l'artiste ferronier de Port-de-Bouc n'a pour le moment pas de lieu d'exposition adapté. (Photo BG)

L'œuvre de l'artiste ferronier de Port-de-Bouc n'a pour le moment pas de lieu d'exposition adapté. (Photo BG)

L’avertissement est rare, à l’entrée d’un restaurant asiatique. Au wok d’Asie, route des Pins à Port-de-Bouc, un oiseau d’acier (ou un poisson) prévient : “Ô toi qui entres ici et qui t’appliquera à comprendre ce que tu verras du commencement à la fin, tu me diras si tant de m…es ont été créées afin de tromper ou bien pour l’amour de l’art.” La formule grandiloquente et dérisoire n’est pas signée par le chef cuistot de ce buffet à volonté, mais par l’ancien maître des lieux, Raymond Moralès. Depuis sa disparition, en 2004, l’œuvre du sculpteur métallo continue de vivre en suspension.

Beaucoup d’habitants du département connaissent son nom : il est encore écrit en gros sur les murs de cette villa bordée par la route nationale qui va de Martigues à Arles. À l’arrière des voitures arrêtées au feu, combien d’enfants ont ouvert de grands yeux devant ces formes rouillées, ces bras, ces jambes, ces seins difformes qui entouraient une villa à l’allure quelconque ? Aujourd’hui, il ne reste qu’une paire de mains ouvertes et quelques saillies d’acier qui dépassent du mur d’enceinte. Le musée Moralès s’efface peu à peu au profit de la gastronomie asiatique. Pourtant, depuis 20 ans, la municipalité s’attache à faire vivre l’œuvre du sculpteur ouvrier. Une façon de rendre compte de ce travail à mi-chemin de l’art brut, du surréalisme et du primitivisme.

Ce qu’il reste du musée Moralès, route des pins. (Photo : BG)

Des toiles au fer

L’homme est un symbole pour la ville communiste. Forgeron de métier né à Martigues en 1926, il est le fils d’un ouvrier des chantiers navals qui ont façonné la ville. Il y entre à son tour pour y exercer le métier jusqu’à la fermeture brutale de ces derniers. Un temps ferronnier d’art, il s’essaie à la peinture en autodidacte complet. “Il a peint, paraît-il, plus de 300 toiles, rapporte son neveu, Gilbert Caneri, aujourd’hui, adjoint PCF à la communication. Je me souviens qu’une pièce entière de sa maison était tapissée de ses œuvres. Elle était maintenue dans la pénombre. Je n’ai que le vague souvenir qu’elles étaient inspirées par Picasso”. Ces toiles n’ont pas atteint la postérité.

Quelques années plus tard, c’est le déclic sculptural pour Raymond Moralès. Comme il le confie à un journaliste du Provençal en 1982, c’est une douleur qui le transforme : “Je n’étais pas bien dans ma peau. Je souffrais de je ne savais pas quel mal. Un jour dans mon atelier, la douleur étant plus forte, j’ai torturé le fer, ma première œuvre était née”.

Détail d’un portrait de Raymond Moralès. DR

Dès lors, son métier de ferronnier rencontre sa pulsion artistique. Il s’installe allée des Pins et ne cesse plus de créer dans le vaste hangar qu’il y fait construire et qu’il nomme “la maternité”. L’entrée y étant payante, il en obtient quelques subsides qui l’aident à acheter la matière première, mais vend peu. On évoque à son propos une expo au Palais de la Bourse, à Marseille, en 1978, une autre au Grand-Palais, à Paris en 1980, une vente putative à un émir d’Arabie Saoudite… mais sans qu’il parvienne à exister en dehors de la route nationale. L’homme au front ceint d’un foulard rouge crée pour lui et peut-être pour la postérité.

Fêter l’an 2000

Le lien avec la ville est à la fois omniprésent et complexe. Dans les années 1990, la Ville acquiert effectivement quelques œuvres, mais Moralès est loin d’être un compagnon de route de sa politique culturelle. “Il travaillait surtout pour lui-même et a très peu vendu, explique Laure Florès, directrice du centre d’arts Fernand-Léger de Port-de-Bouc. Au contraire d’artistes comme Francis Olive qui ont été très investis dans la vie culturelle, avec des ateliers, des fresques, Raymond Moralès n’avait pas de très bonnes relations avec la commune.

Pour le passage à l’an 2000, la Ville de Port-de-Bouc organise une rétrospective le long du canal.

En 2000, le premier adjoint d’alors, René Giorgetti a tout de même l’idée d’offrir une rétrospective à l’artiste sur le cours principal en bordure de canal. “Je pensais que cela serait une bonne idée de marquer le passage à l’an 2000 en célébrant cet artiste, ancien des chantiers navals, autodidacte et connu de tous. Il m’a bien reçu et a sorti quatorze œuvres de son jardin dont la ville a payé le levage, le temps d’une très belle exposition“. Cette rétrospective monumentale est l’acmé de sa carrière. Quatre ans plus tard, il décède, le jour de son anniversaire.

Commence alors une bataille juridique autour de son héritage entre sa seconde épouse et sa fille, issue d’un premier mariage. Au compte-gouttes, les œuvres sortent du jardin où elles rouillent.

La majorité des œuvres données à la mairie sont stockées dans un ancien site industriel. (Photo : BG)

“Au prix de la ferraille”

Enfin, en 2017, la maire Patricia Fernandez-Pédinielli, fait valider le principe d’un premier don de 50 sculptures de l’artiste dans le cadre d’un “parcours Moralès” que la ville souhaitait mettre en place. Lors de ce conseil municipal, son premier adjoint y rappelle “la longue et difficile succession” :

“Les droits de succession ont été minorés au maximum parce que les deux parties ne souhaitaient pas en payer, donc les évaluations ont été faites au prix le plus bas possible. Je pense que malheureusement les sculptures ont été évaluées au prix de la ferraille, donc pas cher.”

Finalement, ce sont près de 140 œuvres qui vont être récupérées par la Ville, vidant du même coup le jardin du Wok d’Asie. Reste, sur place, la part de la veuve qui lentement croupit.

La part municipale n’est guère mieux lotie. Si le parcours Moralès existe dans une version réduite dans les rues de Port-de-Bouc, l’essentiel de la donation est entreposée dans et autour d’un hangar que possède la Ville. Le spectacle y est peu réjouissant : les grandes figures grotesques ont parfois été renversées par le Mistral et gisent dans l’herbe. D’autres sont recouvertes de fientes. Toutes sont marquées par la rouille qui peu à peu les rongent. “C’est sûr qu’elles sont loin d’être conservées dans des conditions idéales, constate Gilbert Caneri. Surtout que mon oncle n’a pas réfléchi à l’écoulement des eaux de pluie à l’intérieur de ces grandes sculptures. Elles s’abiment très vite”.

Le cadeau empoisonné “avec beaucoup de guillemets”

Laure Florès partage le même constat désolé. “Avec beaucoup de guillemets, je dirai que ce don est aussi un cadeau empoisonné, car le travail de conservation d’œuvres en acier est quelque chose de compliqué, explique la directrice du centre d’arts plastiques. Elles nécessitent un traitement contre la rouille tous les cinq ans. Elles ont été traitées quand la Ville les a reçues, mais leurs conditions de stockage ne sont pas satisfaisantes”.

On imagine quelque chose qui placerait Moralès au niveau du facteur Cheval…

Laure Florès, directrice du centre d’arts plastiques Fernand-Léger

Comme souvent, c’est l’argent qui manque à l’appel. “Nous avons le projet d’investir les anciennes serres municipales, derrière le centre Fernand-Léger pour y installer une forêt de sculptures de Moralès avec une médiation moderne qui mêlerait l’olfactif au visuel. On imagine quelque chose qui placerait Moralès au niveau du facteur Cheval.”

Mais le projet atteint vite des centaines de milliers d’euros et le ministère de la Culture se montre rétif à un cofinancement. “Nous avons tenté de faire reconnaître son œuvre comme monument historique, mais le conservateur d’État considère qu’elle est trop récente”, poursuit la directrice qui a aussi regardé du côté des mécènes privés. La Ville pourrait amorcer le projet, mais les finances sont maigres. L’adjoint à la culture, Patrice Chapelle l’assure : “Un jour, je suis sûr qu’on viendra à Port-de-Bouc pour Moralès”.

Cet article vous est offert par Marsactu

À vous de nous aider !

Vous seul garantissez notre indépendance

JE FAIS UN DON

Si vous avez déjà un compte, identifiez-vous.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. AlabArque AlabArque

    Un très beau ‘papier’ sur un parcours passionnant, et une oeuvre qui vaudrait la peine d’être valorisée … Pourquoi pas un ‘financement participatif’ ?

    Signaler
  2. Fp Fp

    Oui c’est vraiment cela : passer, enfant devant son musée et être attirée et un peu effrayée par ces personnages qui semblaient vouloir enjamber les murs. Merci beaucoup pour cet article.

    Signaler
    • MarsKaa MarsKaa

      Tout pareil… c’était un repère sur la route… que nous regardions avec curiosité depuis l’arrière de la voiture familiale…

      Signaler
  3. Macamale Macamale

    Et un jour nous nous sommes arrêtés… La visite fut mener par Morales lui même, grognant après les enfants curieux d’entrer dans le ventre des sculptures. Un personnage atypique ayant beaucoup souffert de sa non reconnaissance et un patrimoine d’art brut qu’il faudrait aider Port de Bouc à valoriser

    Signaler
  4. VALMA VALMA

    Merci pour cet article. Un artiste qui aurait mérité tellement plus de son vivant ! Espérons que vous contribuerez ainsi à la vraie reconnaissance qu’il mérite.

    Signaler
  5. jean-marie MEMIN jean-marie MEMIN

    Pas de musée César à Marseille, pourtant il était enfant de la Belle de Mai…!

    Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire