Pour ses cinquante ans, Carnoux la pied-noir range ses valises au placard

Reportage
le 25 Juin 2016
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Fondée à partir de rien par des promoteurs à la veille de la décolonisation, Carnoux-en-Provence est véritablement née en 1962 avec l'arrivée massive de Français d'Algérie. Elle devient une commune 4 ans plus tard. Toujours lieu de pèlerinage pour les pieds-noirs, elle fête cette année ses cinquante ans, avec un désir de tourner la page.

Carnoux fait partie des quatre communes qui seront dispensées d
Carnoux fait partie des quatre communes qui seront dispensées d'objectifs de production de logements sociaux en 2018 et 2019.

Carnoux fait partie des quatre communes qui seront dispensées d'objectifs de production de logements sociaux en 2018 et 2019.

À l’entrée de Carnoux, les affiches sur le jubilé de la ville ont remplacé celles, un peu décolorées, qui vantaient, il y a quelques semaines à peine, la ville du “bien vivre ensemble”. “Carnoux jubile !” et le fait savoir aux nombreux automobilistes qui la traversent, souvent pour rejoindre Cassis et le littoral, à quelques kilomètres. Si l’automobiliste, une fois l’autoroute derrière lui, a l’œil observateur, il remarquera rapidement que Carnoux a tout d’une ville nouvelle : étendue, pavillons, immeubles entourés de parkings et commerces répartis le long de la route principale.

Fondée par des rapatriés d’Afrique du Nord, Carnoux s’offre un lifting pour ses cinquante ans. Depuis quelques mois, certains commerces, qui dataient des années 60, ont changé de côté. Reconstruits intégralement sur l’autre trottoir, ils ont, en bougeant, laissé l’espace libre pour un parc. Derrière ce parc tout neuf, une vieille bâtisse, la “crémaillère”, aujourd’hui auberge, détonne dans ce paysage fait de béton, de pins et de platanes. Il y a soixante ans, elle occupait seule le vallon. C’est ce “nouveau centre ville”, financé avec l’aide du conseil départemental, qu’a inauguré la municipalité samedi 11 juin. La mairie, très années 60, doit elle aussi être complètement refaite pour être adaptée à la nouvelle taille de l’agglomération.

L'actuelle mairie, qui doit être entièrement reconstruite

L’actuelle mairie, qui doit être entièrement reconstruite

Ces 50 ans, qui correspondent à la date de création de la commune, sont l’“occasion de célébrer l’histoire de notre ville, de faire vivre son héritage, ses valeurs de ville d’accueil et d’esprit pionnier”, écrit le maire divers droite Jean-Pierre Giorgi, en introduction du programme du jubilé. Cet “esprit pionnier” résonnera sûrement dans le cœur de certains des habitants. Mais ce jubilé, qu’on aurait pu attendre axé sur les origines de la ville et de ses premiers habitants, fête ces cinquante ans comme le ferait n’importe quelle autre ville nouvelle. Loin de son histoire unique d’une commune fondée et habitée pendant des décennies par des rapatriés d’Afrique du Nord, meurtris par un départ violent.

Des terrains vendus plusieurs fois

Carnoux est née d’une initiative privée : deux Français du Maroc, Gilbert Cabanieu et Emilien Prophète, créent en 1957 la coopérative immobilière française (CIF) et achètent un peu plus de 400 hectares dans un vallon, inhabité, à cheval sur les communes d’Aubagne et de Roquefort-la-Bedoule. Cet investissement va de pair avec la fin du protectorat français au Maroc, fin 1955. “Des terrains cultivés et beaucoup de garrigue avec deux fermes inoccupées, décrit Nicolas Bouland, adjoint au maire à la jeunesse et aux sports en charge de ce jubilé et passionné par l’histoire de la commune. Ils cherchent du foncier entre Aix et Nice, sur l’arc méditerranéen où le climat est similaire à celui du Maroc”. À l’époque, on sait déjà que l’autoroute passera à proximité mais le vallon est un cul de sac. La CIF vend des pavillons et des terrains nus aux Français du Maroc.

Une du journal municipal, Le messager, en 1961

L’affaire marche peu à ses débuts mais prend une toute autre tournure en 1962 avec l’indépendance de l’Algérie. “Fin 61-début 62 mon grand-père avait vu une annonce dans la presse locale vantant ce vallon qui pouvait accueillir les rapatriés, raconte Christian Fenech, président d’une des deux associations pieds-noirs de la commune, Racines pieds-Noirs. Ses ancêtres se sont “implantés quasiment depuis le début en Algérie, en 1832”. Après avoir sorti une photo de sa famille, posant dans la neige devant la vieille ferme du vallon, il raconte : “La CIF avait vendu plusieurs fois les terrains en pensant que les pieds-noirs ne quitteraient jamais l’Algérie. Quand ma famille est arrivée, moi bébé, le terrain était occupé et on nous a mis ailleurs, sous des tentes de camping”. Ces magouilles vaudront à Emilien Prophète d’être condamné.

Toujours est-il que fin 1962, Carnoux dépasse les 1500 habitants et rattrape rapidement la population de Roquefort-la-Bédoule, la commune dont elle dépend. En 1966, après plusieurs années de négociations, l’ancien lieu-dit obtient son indépendance en devenant une municipalité. Les bâtiments au toit plat du début, inspirés de l’architecture d’outre méditerranée, sont bientôt complétés par les pavillons de style néo-provençal sur les reliefs et autant que possible, jusqu’aux limites communales. Aujourd’hui, sur les 7000 habitants que compte Carnoux, il est généralement considéré que les pieds-noirs et leurs enfants constituent encore une bonne moitié.

Dans cette archive de l’INA datant de 1966, Cinq colonnes à la une interroge les tout nouveaux habitants ainsi qu’Emilien Prophète. Ce document montre aussi le bidonville des ouvriers maghrébins présents à Carnoux pour construire les nouvelles habitations des Pieds-noirs.

“Le substitut au territoire perdu”Entre histoire et memoire, Carnoux la pied-noir fete ses cinquante ans 4

“Carnoux c’est le substitut au territoire perdu, on y retrouve aussi le côté pionnier des Français d’Algérie”, selon l’historien Jean-Jacques Jordi qui a consacré plusieurs ouvrages aux rapatriés d’Afrique du Nord. L'”esprit pionnier” fait encore partie des éléments de langage de la municipalité et des associations, en référence aux Français d’Afrique du Nord. “Aujourd’hui c’est encore un lieu de pèlerinage et de rencontre pour les pieds-noirs qui ont été éparpillés en 1962 sur le sol métropolitain”. Un rassemblement a lieu tous les 15 août, à Notre-Dame-d’Afrique, l’église aux airs brutalistes reprenant le nom de la basilique d’Alger. Construite de 1964 à 1966, elle a été financée par une collecte nationale, autour de cloches ramenées d’Algérie et d’une réplique de la Vierge noire, sur un terrain offert par la CIF à côté du premier bâtiment construit, aujourd’hui des plus austères.

Les pèlerins montent ensuite jusqu’à la Croix qui surplombe le vallon, une croix censée être orientée en direction de Sidi Ferruch (aujourd’hui Sidi-Fredj), la presqu’île près d’Alger où a débarqué l’armée française en 1830. Sur la colline d’en face, dans le cimetière de la commune, les rapatriés de toutes les colonies françaises pouvaient jusqu’au début des années 80 se faire enterrer. Sous un arche, réplique de ruines romaines d’Algérie, se trouvent des terres rapportées de cimetières d’anciennes colonies.

Carnoux s’est construite sur “la double appartenance, à la Provence et à l’Afrique du Nord, qui se retrouve dans la toponymie, l’avenue Lyautey, le stade Marcel Cerdan mais aussi l’école Frédéric Mistral”,  étaye Nicolas Bouland, l’adjoint en charge du jubilé. En réalité, en plus d’un buste de Lyautey, Carnoux compte aussi une pharmacie, un parking, un lotissement et une avenue au nom de cette figure de la colonisation française au Maghreb. L’élu enchaîne sur une description du blason de la ville, affiché à côté de son bureau : “La barre bleu azur représente la Méditerranée, les trois croissants le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la fleur de lys les armes de la Provence et si vous regardez bien, les deux branches croisées représentent le palmier et l’olivier”. Il craint que la signification des éléments du blason ne se perde chez les jeunes générations. L’adjoint, né à Carnoux de parents “rapatriés d’Oran” mais arrivés dans le milieu des années 70 dans la commune, a donné une conférence sur l’histoire de la ville, le 20 mai, intitulée sobrement “Carnoux-en-Provence”. Il s’agit du seul événement de ce jubilé faisant directement référence à l’histoire pied-noir de la ville.

Aucune animation particulière n’a non plus été imaginée autour du fonds mémoire, installé depuis 2011 à la médiathèque Albert Camus. Pierre Barrau y tient une permanence hebdomadaire pour l’association Carnoux Racines, fondée en 1984. Son objet ? “La défense de l’identité pied-noir, explique celui qui est arrivé sur le territoire métropolitain alors qu’il était adolescent. L’idée n’a jamais été de faire quelque chose de militant. Chez les pieds-noirs, il y a de tout. Personnellement j’ai jamais connu de grand colonisateur comme on en présente souvent”. Carnoux Racines organise des événements et tient ce fonds où sont rassemblées les archives de presse de la Ville, le journal municipal, Le Messager, qui existe depuis les années 60 ainsi qu’une importante bibliothèque d’ouvrages sur l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, avant et après décolonisation.

Entre histoire et memoire, Carnoux la pied-noir fete ses cinquante ans 3

Camus y est partout : sur les murs, sous forme de tirages photos issus d’une exposition montée en 2013 dans le cadre du centenaire de la naissance de l’auteur, en peinture au dessus du bureau. À l’opposé, une grande photo du port d’Alger jouxte les bibliothèques. L’association essaie de collecter des archives d’habitants, comme dans cet appel à témoins toujours consultable sur place : “envoyez-nous une photo accompagnée d’un commentaire. Un instant particulier de votre vie quotidienne en Algérie, au Maroc, en Tunisie”. “La majorité des pieds-Noirs arrivent à 80 ans, poursuit Pierre Barrau, beaucoup n’ont jamais voulu raconter”. 

Les récoltes de ces “appels à témoin” sont souvent très maigres. “Les vieux n’ont pas créé les conditions de création de la mémoire”, estime pour sa part Christian Fenech qui a créé en 1999 Racines pieds-noirs, qui s’adresse plus aux enfants de rapatriés. “La nouvelle association est née du fait que je ne me suis pas retrouvé dans Carnoux racines, explique-t-il. Il ne s’agit pas de ressasser des souvenirs que nous n’avons pas mais de faire perpétuer la mémoire, apporter notre propre éclairage face à la désinformation”. Le discours se fait plus tranché. “Tout ce que j’ai lu dans les livres, les journaux, ne correspond pas à ce que j’ai vécu. Il est important aujourd’hui de transmettre une histoire qui n’est pas celle officielle.” L’association a organisé un voyage en Algérie il y a dix ans, aujourd’hui elle propose des marches sur les chemins de l’armée d’Afrique. “Un de nos projets était de constituer une vidéothèque, d’aller interroger les aînés pour qu’ils racontent ce qu’ils avaient vécu, ici et là-bas, raconte celui qui vit aujourd’hui à Cassis. Les gens parlent hors caméra puis ne parlent plus quand on tourne. Cela a été un échec.”

Quand on évoque la programmation de ce jubilé et la manière dont cette histoire, bien qu’encore fraîche et clivante, ne se retrouve pas dans les événements prévus, le regret se fait sentir chez lui : “C’est un des points que je regrette dans ce jubilé. Ils ont choisi de faire un programme festif”. Pour le grand concert gratuit en juillet, la municipalité a choisi le groupe de musique traditionnelle irlandaise Celtic Legends qui se produira au stade Marcel Cerdan. “Moi j’avais proposé Enrico Macias, avoue Pierre Barrau. Nous sommes aujourd’hui à l’heure du passage. Tourner la page, sans oublier.”

“La création de Carnoux relève de nos jours de la mémoire, estime Jean-Jacques Jordi. Ce n’est pas affiché. L’arrachement au pays est une douleur lancinante. Ne plus en parler, même cinquante ans après, est, d’une certaine manière, le gage d’une intégration réussie.” À la mairie, ce jubilé sans référence particulière aux pieds-noirs semble assumé. “On ne perdra pas notre identité, on veut projeter Carnoux dans l’avenir. On essaie de gérer l’héritage”, répond Nicolas Bouland. À l’heure où la ville change, d’aucuns s’inquiètent du sort d’un buste de Lyautey qui a été retiré. Ces derniers l’auraient bien vu au milieu du nouveau parc. La question est moins délicate pour la gigantesque fresque murale qui orne le hall de la mairie, racontant l’histoire de la commune, qui devrait, sans trop de problème, trouver bonne place dans le nouvel hôtel de ville.

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Commentaires

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  1. one live one live

    Excellent ! la vidéo de l’ina est un régal.
    Tout y est, l’envie d’entreprendre, l’Afrique du nord
    Melchior et Christian.
    Bravo pour le travail réalisé par la journaliste.
    Un jubilé un peu “provencal” pour la mairie,
    mais comment faire autrement avec toutes ces situations, histoires et
    mémoires différentes !

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  2. Regarder2016 Regarder2016

    Très intéressant!
    Manque peut être les réflexions sur la conception urbaine de la ville et ses constructions. Carnoux est une colonie et en quoi reproduit elle le schéma colonial ?

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    • Clémentine Vaysse Clémentine Vaysse

      Bonjour il y aurait en effet beaucoup a dire encore, tant sur l’urbanisme que sur la politique. J’avais très envie aussi de recueillir des témoignages de ces premiers habitants. Ce sera, je l’espère et si le temps le permet, l’objet d’autres articles.

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  3. neplusetaire neplusetaire

    Bel article qui malheureusement me renvoie à mon enfance ou la souffrance était notre quotidien dans les bidonvilles de Marseille.

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  4. francois francois

    Très Bon article, instructif, impartial ,factuel et très émouvant quand meme…

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