[En quête de Castors] Le temps de la construction
Dans les quartiers Nord de Marseille, de curieuses maisons réunies en lotissement portent le nom d'un rongeur. Castors des Aygalades ou du Merlan, ils sont les derniers témoins d'un formidable mouvement d'auto-construction, né après-guerre. Pour cette dernière série d'été, Marsactu remonte le cours de cette histoire. Après la recherche des origines, place au chantier.
Lucien Caïn, fils de Castor du Bloc 20 – 64 rue Germinal – 1962/1980. Via citescastorsdefrance.fr/ https://www.cites-castors.com/
Combien de parpaings, combien d’heures passées à suer sur le chantier avant de pouvoir s’asseoir à la table de sa maison, avec un toit sur la tête et une chambre pour les minots ? Avant de voir le jour, dans les années 1950, les différents lotissements Castors de Marseille ont donné lieu à des années de chantier où chaque père de famille devait pelleter, charrier, monter des murs, poser les tuiles de sa maison ou celles de ses voisins, les dimanches et jours fériés. En 1954, il y a à Marseille quatre chantiers en cours : celui du quartier de la Pelouque à Saint-Henri précède de quelques mois celui de la Germaine aux Aygalades, avant le lancement de Servières et du Merlan.
À chaque chantier, le projet des Castors de Marseille franchit une marche : 4 puis 8 appartements à la Cabucelle, 60 attendus à la Pelouque, 136 à la Germaine, 350 à Servières, dans la campagne d’à côté, 148 au Merlan. Le principe de construction reprend la formule des mousquetaires de Dumas : “Un pour tous, et tous pour un”, autrement décliné dans un prospectus destiné à trouver de nouveaux adhérents à la Germaine : “Les Castors construisent en commun la maison de chacun”. Pour tenir les délais, les Castors doivent s’imposer une discipline de fer pour faire respecter le principe de l’apport-travail.
Sur le chantier, dimanches et jours fériés
La traduction concrète de ce concept de financement en nature consiste en une “trentaine d’heures mensuelles” et quinze jours de congés par an pour chaque famille associée. “Il n’est pas nécessaire d’être tous du métier. Il y a des métiers que n’importe qui peut faire : terrassement, fabrication d’agglos, transports…”, poursuivent les Castors de la Germaine.
Dans une période de grave pénurie de logements, le système séduit les ouvriers et employés, contraints de vivre dans une grande promiscuité. On se passe le mot au sein des familles, et il n’est pas rare de retrouver les mêmes patronymes d’un chantier à l’autre.
Par ce bouche-à-oreille familial, Yves Granier, “bureaucrate” dans une administration publique entre ainsi aux Castors du Merlan alors que son oncle fait partie de celui de la Pelouque. Son témoignage ainsi que celui de sa femme a été recueilli par Michel Peraldi et Alain Dufaut pour le film Au nom de l’urgence qui raconte ces années de crise du logement. Il est consultable via la phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme.
“À leur inscription à l’association, les gens faisaient connaître leur profession. Si elle était fonctionnelle, alors on l’utilisait comme maçon, électricien, décrit-il. S’il n’avait pas de compétence particulière dans le bâtiment, il servait comme manœuvre. Moi-même, qui avait appris le métier d’électricien pendant la guerre, les jours où je ne pouvais pas travailler dans ce groupe, je faisais des parpaings sur la place.”
“Conditions inhumaines” des Castors complets
Mais le système Castor n’est pas qu’un joyeux mouvement de chantier collectif où tout le monde met la main au mortier. Dans les documents de l’architecte des Castors versés aux archives départementales, François Bart qualifie régulièrement d'”inhumaines” les conditions imposées par “les Castors complets”, où l’ensemble des travaux, y compris le gros œuvre, est à la charge des futurs occupants.
Pour lui, les Castors marseillais ne sont que des “demi-Castors”. Les chantiers ont recours à des entreprises financées grâce au soutien du crédit immobilier de France, de la Caisse d’allocations familiales. En plus des heures passées sur le chantier, les coopérateurs contractent donc des prêts immobiliers sur 20 ans pour couvrir la partie du chantier qui ne relève pas de l’apport-travail.
Pour les Castors de Servières, l’apport en sueur est ainsi évalué à 52 dimanches travaillés plus les quinze jours de vacances, soit 550 heures par an. Pour l’architecte, il s’agit là du “quart de l’apport-travail fourni par les Castors complets”. À la Germaine, l’apport-travail est mis en balance avec les fonds prêtés : plus les Castors turbinent, moins ils auront à dépendre des fonds empruntés.
A contrario, en 1957, un habitant du semi-castor de la Cabucelle, écrit un long courrier dans lequel il se plaint du retard pris dans l’adduction d’eau du bâtiment. “Il y a dix mois que la plupart d’entre nous habitons dans la maison et charrions l’eau nécessaire à un minimum d’hygiène et de propreté sous les sourires goguenards et rien moins que charitables des habitants du quartier, écrit-il d’une plume alerte. Vous pourrez rétorquer que nous n’étions pas obligés d’intégrer la maison avant qu’elle ne soit complètement terminée. Mais il y a trois ans que nous payons un loyer pour avoir le droit d’y loger“. Payer deux loyers est impossible à la plupart d’entre eux, inconvénient manifeste de la solution “demi-castor”.
Romero vous parle de “l’esprit Castor”
Sur les chantiers castors portés par des coopératives ouvrières, il règne une discipline de fer pour faire respecter le principe de l’apport-travail. Dans leur délicieux journal, baptisé Castors Union, les Castors de la Germaine ont une rubrique intitulée “Romero vous parle”, où l’administrateur ainsi nommé prend un ton sentencieux pour morigéner les coopérateurs :
“La commission travail et le conseil d’administration ont le regret de constater que bien des sociétaires semblent encore ignorer ce qu’est l’esprit Castor. Cette constatation est motivée par la désertion quasi-totale du chantier chaque fin de mois. Beaucoup également lors de leur présence ne se conduisent pas en castor, c’est-à-dire en propriétaire de notre outillage, de notre terrain, de notre future cité. Ceux-ci les yeux fixés sur leur montre attendent le départ comme une délivrance, s’enfuient en courant à l’heure fixée, laissant aux camarades plus consciencieux le soin de ranger et nettoyer leurs outils”.
Ledit Romero cite en exemple un dimanche de la fin mai, “si riche en jours feriés”, ils n’étaient que 29, “soit un cinquième des sociétaires” pour couler la base d’une des maisons.
Cette rigueur se concrétise également par des conseils de discipline, régulièrement organisés avec “des copains tirés au sort”, qui doivent statuer sur le cas de plusieurs camarades.
Question de bière ou de limonade
Le même type de propos apparaît avec un tour plus humoristique sous la plume du “barman de service” qui regrette que “les copains” oublient de payer ou ne rapportent pas les bouteilles consignées alors que la société a acheté bière et limonade au prix de gros.
L’esprit de coopération débouche parfois sur des curiosités dans la construction. C’est le cas à la Germaine pour la plomberie. “Le principe de construction reposait sur des blocs où quatre familles habitaient des logements mitoyens, raconte Gisèle Blanchard, habitante du quartier. C’est un Castor plombier qui a fait les réseaux et chaque fois qu’on fait intervenir un artisan après lui, il se casse la tête pour y comprendre quelque chose“.
Au fil du chantier et de l’état d’avancement du chantier, les maisons sont occupées par les familles tirées au sort. Régulièrement, les archives de François Bart présentent des listes, blocs par blocs, de l’état d’avancement des différents chantiers, menés de front. À la Germaine, comme à Servières ou au Merlan, certains blocs sont occupés alors que d’autres constructions sont à peine “hors d’eau”.
Esprit de fraternité et de coopération
L’esprit de coopération se poursuit une fois le lotissement fini : l’association coopérative se transforme alors en conseil syndical pour gérer la copropriété. Certains ensembles comme la Germaine ont leurs commerces et leur coopérative d’achat. Des fêtes réunissent les Castors dans un esprit de fraternité conservé. La méthode Castor fait tache d’huile et intéresse alors des entreprises qui utilisent cette méthode pour loger leurs employés.
Peu à peu, autour des Castors, les grands ensembles viennent urbaniser à grande vitesse ces quartiers Nord que personne n’appelle encore ainsi. Ils offrent les délais courts de la construction industrielle portée par de grandes entreprises du bâtiment, logeant d’un coup des milliers de gens. Il permet aussi aux pouvoirs publics locaux de s’assurer une clientèle politique, en maîtrisant les attributions de logements, loin de l’esprit collectif des voisins Castors…
Commentaires
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Merci pour ce retour sur l’histoire de la ville
j’ai vécu dans le 14ème, pas loin de ces cités
intéressant aussi de ne pas occulter les tensions qui apparaissent forcément
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Excellent article qui nous fait mieux connaître cette étonnante entreprise d’auto construction collective.
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