[En quête de Castors] La première pierre
Dans le Nord de Marseille, de curieuses maisons réunies en lotissement portent le nom d'un rongeur. Castors des Aygalades ou du Merlan, ils sont les derniers témoins d'un formidable mouvement d'auto-construction, né après-guerre. Pour cette dernière série d'été, Marsactu remonte le cours de cette histoire.
Fer forgé, représentant un Castor au 21 boulevard Denis-Papin. (Photo : B.G.)
Pas un poil de rongeur n’est visible boulevard Denis-Papin, à la Cabucelle. En ce matin venteux de la fin août, notre quête des Castors de Marseille démarre bien là. Il n’est pas question d’y chercher un quelconque animal : notre recherche est plutôt celle d’une brique, d’une pierre, la première. Un morceau de l’histoire de la ville aurait commencé ici, aux alentours de la paroisse de la Cabucelle dont ce court boulevard est une des artères.
Comme ailleurs en France, après-guerre, le mouvement des Castors a permis l’accès des plus démunis à la propriété en passant par l’auto-construction de leurs logements. À Marseille, il a conduit à l’émergence de quartiers entiers, alors que les ravages de la guerre et l’état de taudis de l’habitat ouvrier condamnaient un grand nombre d’habitants à vivre dans l’insalubrité.
Au tournant des années 1950, aux Aygalades ou au Merlan, des lotissements Castors ont peu à peu vu le jour, construits de la main même de ceux qui allaient y vivre. 70 ans plus tard, alors que les premiers habitants des Castors dépassent les 90 ans, l’histoire de cette formidable aventure collective s’efface peu à peu. Elle constitue pourtant un chaînon crucial de l’histoire du logement social, entre les premières “habitations bon marché” et les futurs grands ensembles dont l’avènement a profondément bouleversé le paysage du Nord de la ville.
De Servières au Merlan
Marsactu a déjà arpenté les allées aux appellations galactiques des Castors de Servières, en bordure de la rocade L2, déjà croqué l’inexorable fermeture de celui du Merlan. Mais où a commencé cette aventure ?
Un précédent reportage de notre série “Béton aimé” fournit une première piste. Il avait amené nos pas au pied de l’église Saint-Louis, ce monument en béton édifié avant-guerre, symbole de la volonté de reconquête de l’église catholique, dans ces terres ouvrières où le parti communiste s’imposait peu à peu. Sous le ventre rond ecclésial, une salle accueillait tantôt des combats de boxe, tantôt des réunions plus politiques, notamment celles de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) qui, depuis 1928, tentaient de mobiliser les jeunes travailleurs autour de revendications politiques.
Deux pièces pour deux familles
La paroisse de Saint-Louis et celle de la Cabucelle sont à la pointe de ce militantisme chrétien au sein des masses laborieuses. La question du logement est la plus aigüe alors que la ville porte encore les stigmates des bombardements américains. Dans un entretien avec le cinéaste Alain Dufaut et l’anthropologue Michel Peraldi, disponible via la phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, le militant Séverin Montarello décrit la situation de crise que connaît Marseille.
“Au lendemain de la guerre, on comptait 30 000 sinistrés à Marseille. Les gens habitaient des lavoirs publics, des cabanons, des blockhaus. On habitait avec les parents, les beaux-parents. Des familles entières logeaient dans 4 ou 5 m2, couchaient par terre. On se débrouillait comme on pouvait.”
Habitante d’une cité Castor méconnue, dite les Castors Oddo, à quelques mètres de la paroisse de la Cabucelle, Michèle Michelotti se souvient de la description qu’en faisaient ses parents. “Les gens vivaient dans des conditions dont on n’a pas idée aujourd’hui, explique-t-elle. Ils partageaient un deux-pièces avec une autre famille. Ils devaient traverser la pièce de mes parents pour rejoindre la leur. Et ils avaient quatre enfants et vivaient là avec les grands-parents”. D’après les papiers qu’elle a conservé, l’entrée dans les lieux date de 1956, “et [son] père a toujours dit qu’il avait donné cinq ans de week-end, de vacances et de jours fériés à la construction”.
L’église à la reconquête du monde ouvrier
À la pointe du combat pour un logement digne, on trouve donc les militants de la JOC et ceux du mouvement populaire des familles, le MPF. Ce dernier réalise un inventaire des logements vacants. Mais l’échec des réquisitions, pourtant légalisées par une ordonnance de 1945, amène au déploiement du mouvement squatteur, dont une des figures, Henri Bernus, sera à l’origine des Castors du Merlan.
Dans une curiosité de l’histoire dont Marseille a le secret, le MPF a le soutien d’une partie de la droite locale qui y trouve moyen de construire un clientélisme chrétien-démocrate. Spécialiste de l’histoire politique des grandes familles, Pierre-Paul Zalio, note ainsi dans un article que le Mouvement populaire des familles trouve adresse rue Breteuil dans un local financé par Léon Bonnasse, figure locale du MRP. À cette même adresse, on trouve également l’association Économie et humanisme dont le principal artisan est Jacques Loew, premier prêtre ouvrier et curé de la paroisse de la Cabucelle.
Sur le papier tout au moins, il y a donc un lien entre les prêtres ouvriers des paroisses du Nord de la ville et le mouvement d’auto-construction qui a essaimé autour.
L’indice en fer forgé
Un lien rendu plus concret encore par un ancien habitant du quartier. Longtemps résident de la rue Honorine, le jardinier poète Raphaël Caillens a habité une petite bâtisse, ancienne résidence des prêtres ouvriers. “Ils accédaient à l’église du boulevard Denis-Papin, par un trou qu’ils avaient fait dans le mur qui permettait aux paroissiens de rejoindre l’église sans faire de détour, se souvient-il. Pour moi, c’est à cet endroit qu’a été construite la première maison Castor. Les anciens habitants racontaient même que les parpaings étaient réalisés dans la cour de la maison où vivaient les curés”.
Preuve ultime de cette première pierre, une ferronnerie présentant l’animal aux dents longues figure toujours sur le fronton d’un des bâtiments jouxtant l’ancien logis des prêtres. Mais pas grand monde n’est là pour commenter cette coïncidence.
Dans un local associatif dédié à la jeunesse de la Cabucelle qui fait face à l’église Sainte-Trophime, un bénévole répond volontiers à nos questions. “La première maison Castor ? Ben, elle est sous vos yeux, indique-t-il en avisant un petit bâtiment de quatre étages qui jouxte l’église et son arrière-cour. Les habitants disent qu’elle a au moins cent ans et qu’elle a été construite par ses habitants. Mais, depuis, elle a été rénovée, hein“.
Le semi-castor de Denis-Papin
L’aspect très moderne de ce bâtiment rend peu crédible la datation au doigt mouillé. Une autre habitante nous incite à aller taper au rez-de-chaussée dudit bâtiment où vivent d’anciens responsables de la paroisse. Mais ceux-ci se défaussent rapidement sur une autre habitante, du même immeuble.
Christiane Bastiani se souvient bien de son arrivée dans l’immeuble, à l’âge de dix ans. “Mon père faisait partie des premiers constructeurs du bâtiment. Il était ouvrier dans une entreprise voisine et mes parents vivaient dans une toute petite bâtisse du boulevard Honorine.” Ses parents fréquentaient l’église voisine, “celle des pères blancs” ainsi qu’on surnommait les Dominicains qui, autour de Jacques Loew, animent la vie de cette paroisse, délaissant rapidement l’habit blanc au profit d’un costume civil.
“L’immeuble était ce qu’on appelle un semi-castor, raconte-t-elle. C’est-à-dire qu’une entreprise a réalisé tout le gros œuvre tandis que les huit familles qui devaient y habiter se sont chargées du reste.” Un demi-castor comme point de départ ? Voilà l’affaire mal embarquée.
Plongée dans les archives
Entre temps, un petit tour par les archives départementales éclaire un peu la chronologie. Porté par des associations, voire des sociétés coopératives, le mouvement des Castors n’apparaît quasiment pas dans les collections publiques. En revanche, on y trouve de nombreuses traces via le fonds François Bart, du nom d’un architecte marseillais, très actif après-guerre. On lui doit notamment le bâtiment cossu de Super-Cadenelle sur la colline Périer et, à l’autre bout de Marseille, l’édification des principaux lotissements Castors.
En épluchant les centaines de cotes de ces archives privées, on découvre assez vite une boîte intitulée Les Castors de la Cabucelle, rue Denis-Papin. Elle jouxte d’autres boîtes consacrées aux Castors de la Germaine, aux Aygalades, de Servières, du Merlan ou encore de La Pelouque à Saint-Henri. Mais, en recoupant les différentes demandes d’autorisation et de permis, il apparaît clair que le premier lotissement bâti n’est pas “le demi-castor” de la Cabucelle.
Ainsi, en 1954, alors que Jacques Loew en est encore à plaider sa cause auprès de la caisse d’allocations familiales pour trouver des financements au projet, les Castors de la Pelouque à Saint-Henri, se plaignent eux des problèmes de toitures que les fortes neiges de l’hiver ont mis en évidence. Le premier lotissement construit serait donc celui de Saint-Henri puis -dans l’ordre- celui de la Germaine, aux Aygalades, puis de Servières et du Merlan.
Lettre à Gaston
Dans les chemises qui séparent les archives en thèmes et sous-thèmes, on trouve tout de même trace de la construction de cet immeuble construit sur le terrain diocésain. La société civile immobilière qui offre le terrain est intitulée Le cygne. Et une lettre apocryphe offre une nouvelle piste. Elle est adressée à Gaston Defferre et date de 1953. Nulle trace de son auteur.
La lettre accompagne la demande de permis de construire pour deux immeubles de quatre étages, celui bâti boulevard Denis-Papin et un second dans la rue parallèle des Italiens. L’objet du courrier est une demande de dérogation. “Comme notre quartier se situe en zone industrielle, nous sollicitons de votre bienveillance une dérogation pour pouvoir bâtir des immeubles de quatre étages au lieu de deux”. Avant cela, le courrier réaffirme qu’il ne s’agit pas là d’une “affaire financière” mais de permettre “à 16 familles ouvrières de trouver un logement”. Le terrain, propriété de la société Le Cygne, émanation de l’église, sera rétrocédé à la société coopérative des Castors.
Enfin le courrier finit par une discrète mention, qui nous ramène à la piste du castor en fer forgé : “Nous ajoutons que nous avons déjà bâti une maison de quatre logements dans le même boulevard sur un terrain appartenant à la même société”. Ladite missive apparaît être rédigée par un membre de “la société des Castors de la Cabucelle”, sise au 23 boulevard Denis-Papin. Ce numéro correspond à l’entrée du logement des prêtres où longtemps un trou a permis le passage. Quant au 21, il s’agit bien de la maison au castor en fer forgé…
Est-elle antérieure à celle de la Pelouque et donc la première à Marseille ? La réponse est peut-être dans les archives du diocèse. Malheureusement, les archives de la paroisse de Saint-Louis ont disparu. Quant à celle de la Cabucelle, 15 boîtes attendent patiemment qu’une bonne âme dûment autorisée s’attelle à la recherche.
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