Emmanuelle Bayamack-Tam, Marseille en intimité

Portrait
le 27 Mai 2023
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Ce dimanche, le festival littéraire Oh les beaux jours accueille l'écrivaine marseillaise Emmanuelle Bayamack-Tam. Prix Médicis, pour La Treizième Heure, elle trace depuis 30 ans une trajectoire romanesque singulière dont le caractère composite s'apparente à sa ville natale.

Emmanuelle Bayamack-Tam
à Paris en juin
2022. Photo : Hélène Bamberger pour P.O.L..
Emmanuelle Bayamack-Tam à Paris en juin 2022. Photo : Hélène Bamberger pour P.O.L..

Emmanuelle Bayamack-Tam à Paris en juin 2022. Photo : Hélène Bamberger pour P.O.L..

Il en va des livres comme des rencontres, ils doivent autant au hasard qu’à la proximité des chemins. Il n’y a eu que quelques jours entre l’achat conjoint de deux ouvrages de l’autrice  Emmanuelle Bayamack-Tam qui signe aussi Rebecca Lighieri, pour une grande ado “qui ne lit pas mais qui est très curieuse” et la découverte d’un de ces livres, sur le bureau d’une collègue “qui lit peu et lentement“. L’une et l’autre ont dévoré Il est des hommes qui se perdront toujours. Le roman est tombé sous nos dents, sans résister plus longtemps qu’une poignée d’heures.

Une fois l’appétit ouvert, les bouquins s’empilent. Et cela tombe bien, l’autrice sous ses deux noms a suffisamment produit pour éviter la fringale. Sa dernière œuvre, La Treizième Heure fait 500 pages bien pesées, lestée d’un prix Médicis 2022 qui offre une ceinture bleue du dernier chic à la couverture blanche de chez POL. Il n’y a pas trace de Marseille dans ce roman-là, mis à part une improbable Marsiella qui, avec Spiridon, Marie-Ciboire, Jaquette ou Jewel forment les fidèles d’une congrégation où l’on récite Nerval ou Apollinaire en guise d’évangile. Les lecteurs retrouveront les obsessions littéraires d’Emmanuelle Bayamack-Tam : l’intersexualité et les questions de genre, l’adolescence, une parentelle branlante et désordonnée.

Un apprentissage à Marseille

On l’extrait, quelques instants, d’une de ses séances quotidiennes d’écriture dans un bar de Villejuif pour évoquer son lien persistant à Marseille où elle fait son retour à l’occasion du festival Oh les beaux jours, ce dimanche. “Pour situer, j’y suis née et j’en suis partie à 23 ans quand, jeune professeure, j’ai été mutée dans l’Eure. J’ai avec Marseille un lien étroit. J’y ai encore de la famille et j’y retourne plusieurs fois par an. C’est la seule ville que je connaisse intimement. J’en ai la topographie en tête”. Dans Il est des hommes…, un de ses romans noirs signés Rebecca Lighieri, elle donne corps à une cité Antonin-Artaud, au fin fond du 14e, théâtre d’une histoire d’amour et de mort qui ressemble furieusement à la ville. La cité HLM côtoie un bidonville habité par des Gitans sédentarisés. La ville neuve et grise côtoie les baraques en tôle, les enfants s’enlacent de l’une à l’autre.

“Ma sœur vit aujourd’hui dans le 14e. J’y vais souvent, ce qui n’était pas le cas dans mon enfance. J’ai grandi du côté du boulevard Flammarion, de Longchamp. J’avais très peu de raison d’y aller”. Mais la peinture si juste tient autant de Villejuif où la professeure de français de métier vit depuis plusieurs décennies. “J’ai longtemps vécu dans une cité HLM, la cité Jacques-Duclos, car il était impensable pour mon mari de vivre ailleurs, raconte-t-elle. Et le bidonville du livre n’existe pas. En revanche, il existe un camp de Gitans à Villejuif qui portait le nom du passage 60 que j’ai emprunté pour mon roman“.

Baudelaire et Sardou

Cette dimension composite, matière brillante et bricolée, est l’une des marques de fabrique de l’écriture d’Emmanuelle Bayamack-Tam. “Dans le même paragraphe, elle peut citer Baudelaire et Michel Sardou, analyse Jean-Marc Pontier, auteur de romans graphiques qui la connaît depuis les bancs de la fac de lettres, à Aix. En cela, son écriture très ouverte ressemble à Marseille : dans une même rue, on peut croiser la grande bourgeoisie et l’extrême misère“. Peut-être qu’un jour des étudiants en lettres pondront des thèses sur l’influence pondérée de sa ville natale et de l’écriture dans le brouhaha des bars.

À Marseille, elle écrit à l’Unic, sur le cours Jean-Ballard. Elle apprécie les PMU où ça crie, “même en pleine coupe de monde de football”. Elle y trouve une manière d’être en “porosité avec la vie“. Sa patte littéraire se construit sur ce mélange entre les grandes questions du moment, le prosaïque et le cru, et une langue littéraire aux emprunts poétiques. D’une ligne à l’autre, il y a des boobs, des sguegs et du Mallarmé. Dans La Treizième Heure, l’héroïne Farah se pose à la fois des questions d’identité, de genre et d’ascendance. Elle ne connaît pas sa mère, qui au final s’avère être son père. La fluidité de la langue romanesque de l’autrice rend tout ceci possible.

L’obsession adolescente

Au fond, au-delà des questions qui traversent la société, ce qui l’intéresse et qui fait un des fils conducteurs de son œuvre, c’est ce moment de l’adolescence, analyse Nadia Champesme, libraire à l’Histoire de l’œil et cofondatrice du festival Oh les beaux jours. On retrouve toujours les questions de corps, de sexualité, ce seuil décisif entre les enfants qu’ils ne sont plus et les adultes qu’ils seront“.

Ces ados en métamorphose sont au cœur de Que dire, une bande dessinée co-écrite avec Jean-Marc Pontier, qui prend pour cadre le parc Longchamp et le quartier qui l’environne. Le même cadre et d’autres adolescents apparaissent dans L’été l’éternité, le long métrage d’Émilie Aussel dont elle cosigne le scénario en 2015.

Un ami libraire m’a conseillé de lire Si tout n’a pas péri avec mon innocence, raconte la cinéaste. La lecture débouche sur une collaboration fructueuse : un long métrage, écrit puis réécrit “pour des raisons budgétaires, dans un esprit d’écriture de plateau où elle était présente sur le vif, en répétition avec les comédiens“. Il y est question de ce sentiment d’éternité, presque démiurgique, propre à cet âge. Avec pour théâtre, le palais Longchamp, monument spectaculaire auprès duquel Emmanuelle Bayamack-Tam a passé sa jeunesse. “Au départ, le film devait se tourner dans l’arrière-pays, puis on a choisi de le tourner à Marseille, sourit Émilie Aussel. Je me suis rendu compte après coup que j’habitais à deux pas du collège où elle allait enfant“.

Les romans de la romancière sont toujours une quête d’apprentissage, sans cesse réinventée, où elle se rejoue sa propre histoire. “C’est un âge fascinant, reconnaît l’autrice. Celui où le corps change, devient monstrueux, source à la fois de plaisir et de honte, ce corps encombrant qui attire des regards qu’on n’a pas sollicités“, prolonge-t-elle.

Le roman kaléidoscopique

Dans ses livres, Emmanuelle Bayamak-Tam est partout, en chacun de ces personnages, dont [ses] proches s’amusent à reconnaître tel ou tel trait ou comportement”. Mais elle se tient loin de l’auto-fiction, préférant laisser libre cours à des protagonistes qui vivent et ressurgissent, d’un roman à l’autre, identiques et différents. “Je trouve que la vie est trop courte pour sacrifier un personnage, de faire de chaque roman, une tabula rasa”, explique-t-elle. Elle travaille donc plusieurs thèmes dans une forme obsessionnelle toujours renouvelée.

Adolescente, elle a, elle-même, vécu la littérature comme une révélation, “la plus belle chose qui me soit arrivée“, confie-t-elle. Ado, elle écrit déjà, entre en prépa littéraire à Thiers avant de poursuivre en Lettres à Aix. “Elle a eu l’agrégation à 22 ans, la seule à l’avoir dans l’académie cette année-là, se souvient encore Jean-Marc Pontier. Un jour, j’ai demandé à lire ses disserts’ pour comprendre comment elle arrivait à choper des 16, des 17. Quand j’ai vu sa méthode, sa rigueur, j’ai compris et j’ai gagné trois points…” À la même époque, avec Olivier Domerg, Brigitte Palaggi et de nombreux autres, ils créent le collectif Autres et Pareils, une association de création pluridisciplinaire où l’on croise quelques belles plumes et pinceaux de la création locale.

“Elle écrivait déjà et j’ai eu le privilège d’être parmi ses premiers lecteurs, reprend le plasticien. Il y avait déjà une maturité de style, un intérêt romanesque qui s’est confirmé par la suite“. Son premier livre Rai de cœur paraît à ses 30 ans, chez POL déjà. En parallèle de sa carrière de professeure, elle multiplie les projets pour le théâtre, la bande dessinée ou le cinéma, dans un appétit de création que rien n’arrête. Pour la première fois, à la rentrée prochaine, elle ne prendra pas le chemin de l’enseignement. “En 35 ans, les conditions de travail se sont vraiment dégradées. On ne le dit jamais assez. Je le fais donc avec d’autant moins de regret”. La romancière ne se consacrera alors plus qu’à l’écriture. Et autant de plaisir à venir pour ses lecteurs.

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Commentaires

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  1. julijo julijo

    oui, ça donne envie, jolie critique littéraire ! vous avez aiguisé ma curiosité.
    je connaissais le nom de l’auteur, et pas du tout son oeuvre. je vais m’empresser de corriger.

    en même temps, quel dommage, que : “En 35 ans, les conditions de travail se sont vraiment dégradées. On ne le dit jamais assez. Je le fais donc avec d’autant moins de regret”
    je partage et je comprends. bon nombre d’enseignants de “qualité” en arrivent à ce point de frustration et/ou de dégout. très dommageable pour “l’école de la république” et heureusement, dans ce cas, profitable pour les lecteurs.

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