Effondrements rue d’Aubagne : au dernier jour des débats, l’énigmatique expert Filipputti

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le 5 Déc 2024
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Les débats du procès se sont achevés ce mercredi soir, pour laisser place aux plaidoiries. Une dernière journée marquée par l'absence, pour raisons de santé, de Reynald Filipputti, l'homme qui a le plus étudié les immeubles.

La salle d
La salle d'audience. (Croquis : Ben8)

La salle d'audience. (Croquis : Ben8)

On le savait depuis le premier jour de l’audience. Le 7 novembre dernier, le tribunal expliquait que Reynald Filipputti, expert parmi les experts des 65 et 67 rue d’Aubagne, ne pourrait pas se présenter au procès. Cet homme a étudié les deux immeubles durant les quatre dernières années de leur existence. Dépeint tantôt comme un lanceur d’alerte, tantôt comme un professionnel peu réactif, il a été placé durant l’enquête sous le statut de témoin assisté, un statut réservé aux suspects dont les éléments retenus contre eux ne suffisent pas à leur mise en examen. Au final, peu importe son statut, c’est son savoir qui a manqué aux débats. Et son comportement qui, jusqu’aux derniers jours avant le drame, interroge.

Reynald Filipputti est mandaté par le tribunal administratif de Marseille à l’automne 2014, lorsque le cabinet Berthoz, propriétaire du 67 rue d’Aubagne, saisit la juridiction. Ce dernier, dont l’immeuble est inhabité, soupçonne son voisin, à savoir le 65, d’être à l’origine des infiltrations d’eau dans sa cave. S’ensuit une longue procédure de quatre ans, durant laquelle Reynald Filipputti visitera les deux immeubles de nombreuses fois. Année après année, les clichés photographiques réalisés par ce dernier sont devenus, par la force des choses, des pièces centrales de l’instruction.

Tragique coïncidence, Reynald Filipputti a rendu son rapport en septembre 2018. La procédure litigieuse pour laquelle il avait été désigné s’est donc achevée quelques semaines avant le drame. Reynald Filipputti est le dernier sachant à être venu sur place. Avec une poignée de propriétaires et un représentant du syndic. Jusque dans la cave. Le 25 octobre 2018.

Quatre ans et deux signalements

Faute de Reynald Filipputti, excusé pour cause de convalescence après une opération à cœur ouvert, le tribunal a entendu ce mercredi une témoin inhabituelle. Il s’agit d’Hélène Meo, présidente du tribunal administratif lorsqu’en 2014, le litige entre les 65 et 67 démarre. La magistrate a été citée par la défense du cabinet Liautard, le syndic du 65 rue d’Aubagne.

La première question qui intéresse le tribunal est celle du délai. Quatre ans pour une “expertise construction” avec, en jeu au milieu, un immeuble habité ? “C’est classique. Ce sont des procédures complexes. Il y a beaucoup de parties, beaucoup d’avocats, très spécialisés… Avant le litige sur le fond, il y a déjà des litiges sur la forme. Tout cela est très long”, déroule la magistrate. Au cours de l’instruction, Reynald Filipputti a assuré que cette expertise était la plus ardue de sa carrière. Notamment parce qu’il fallait que les parties soient d’accord pour financer d’importantes études structurelles sur les immeubles.

Très rapidement, Reynald Filipputti repère que ce qu’il se passe entre le 65 et le 67 est bien plus grave et bien plus vaste que l’eau en fond de cave. Dès 2014, l’expert rédige un signalement. Il alerte sur le risque encouru par les occupants du 65, qui subit un affaissement. Le signalement est transmis à la Ville. En 2017, il rédige un second signalement. Surtout que cette année-là, Betex Ingénierie, un cabinet d’ingénieurs structure, repère la plus grave des fragilités. Le mur séparatif entre les immeubles souffre d’un “double bouffement”. Autrement dit, sur toute la hauteur de la cave et du rez-de-chaussée, il se désagrège de l’intérieur. La note puis le rapport Betex sont transmis à la Ville, qui se rend sur place. Mais les travaux demandés, pourtant simples, ne seront jamais réalisés.

Aucune réaction, aucune évacuation

Julien Ruas, adjoint à la prévention des risques à l’époque des faits, est aujourd’hui poursuivi pour “homicides involontaires” et devra répondre des manquements de ses services face à ces signalements. Mais cela n’empêche pas Reynald Filipputti de continuer, de son côté, à visiter les immeubles en vue de boucler son rapport. Lorsqu’il conclut à l’automne 2018, il décide d’organiser une visite sur place. Celle-ci est programmée au 25 octobre 2018.

Le 25 octobre, c’est une semaine après le passage de Richard Carta. Ce dernier, architecte, avait été mandaté le 18 octobre dans le cadre d’une procédure de péril grave et imminent. Une cloison au rez-de-chaussée menaçait de s’effondrer. Richard Carta n’était pas descendu dans la cave. À la barre, l’homme qui est également renvoyé pour “homicides involontaires” a expliqué le peu de temps dont on dispose (24 heures) pour rédiger un rapport de péril grave et imminent. Richard Carta ne savait pas non plus que le mur séparatif entre le 65 et le 67 était bouffé. Personne ne lui a dit.

Mais Reynald Filipputti le sait, lui, lorsqu’il descend au sous-sol le 25 octobre et fait une découverte encore plus inquiétante. Dans la cave du 63, l’immeuble inhabité racheté par Marseille Habitat, l’expert perce un trou dans la cloison. Derrière cette couche de carrelage blanc, il s’aperçoit que le mur séparatif entre le 63 et 65 est lui aussi bouffé. “Sans percer la cloison, c’était impossible à voir ! Donc même si Richard Carta était descendu dans les caves, il n’aurait rien vu !”, tente Cyril Gosset, l’un des avocats de ce dernier.

La découverte du bouffement entre le 63 et le 65 par Reynald Filipputti.

“Lorsqu’on a des bouffements sur les deux murs séparatifs d’un immeuble, la structure ne tient plus”, ont rappelé les experts Fabrice Mazaud et Henri de Lépinay, auteurs du rapport phare commandé durant l’instruction. Pourquoi Reynald Filipputti ne réagit pas ? Il prévoit même une nouvelle réunion sur place début novembre. Au-delà de lui, pourquoi cette découverte n’entraîne-t-elle aucune évacuation ? Deux questions centrales qui resteront sans réponse.

“Vous n’êtes pas le seul”

Autre élément : dans la cave du 65 rue d’Aubagne, par ailleurs inondée en ce jour du 25 octobre 2018, le mari d’une propriétaire repère qu’un poteau s’est fracturé. Un “poteau devenu porteur”, insistent Fabrice Mazaud et Henri de Lépinay. Et qui, sans aucun doute pour ces deux experts, a été l’élément déclencheur le 5 novembre 2018. Ce mercredi, l’architecte Fabrice Mazaud a eu ces mots, sans qu’on sache s’ils étaient adressés à Richard Carta, Reynald Filipputti, ou les deux : “Sur le plan technique, ce n’est pas facile de comprendre ce qu’il va se passer. Nous, il nous a fallu des mois pour comprendre ce qu’il s’était passé. Mais c’est la combinaison de tous ces éléments qui est de toute façon inquiétante. Même si on ne comprend pas dans l’immédiat.”

Un poteau dans la cave du 65 rue d’Aubagne, une semaine avant les effondrements.

Cette dernière journée d’audience a aussi été marquée par l’attitude de Serge Fartoukh, propriétaire du rez-de-chaussée et de la cave du 65 rue d’Aubagne. L’homme est entendu comme simple témoin, malgré son rôle central au vu de la localisation des désordres de l’immeuble. En dépit des dégâts des eaux récurrents depuis 1995, ce chirurgien-dentiste n’a jamais entrepris plus que des réparations de plomberie. Il n’a jamais voté, non plus, aucuns travaux en assemblée générale. Il n’a jamais laissé un double des clefs de la cave au syndic, lui qui n’était jamais sur place : “On me l’a jamais demandé ! Si on m’avait demandé, je l’aurais fait !”

Une arrogance qui a inspiré au président Pascal Gand une mise en garde, dans laquelle d’autres témoins, notamment des anciens techniciens de la Ville, se reconnaîtront peut-être : “Il existe un principe majeur en droit pénal, qui est la différence entre les organes de poursuite et les organes de jugement. Vous bénéficiez aujourd’hui d’un statut de témoin. Sachez que vous auriez pu avoir un autre statut. À savoir, un statut de prévenu. Et vous n’êtes pas le seul.”

En pratique, les délais de prescription risquent d’empêcher toute nouvelle poursuite. Ce jeudi matin, les avocats des parties civiles entameront leurs plaidoiries, avant le réquisitoire prévu pour mercredi prochain.

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Commentaires

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  1. RML RML

    La dernière parole du juge est en effet questionnant : pourquoi les propriétaires ne sont pas des prévenus???
    Le propriétaire de la cave et du rez de chaussée qui ne vote pas les travaux et ne vient jamais aux assemblées de copropriété est typiquement le profil de copropriétaire qui rend le drame de la rue d’Aubagne possible!

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    • SLM SLM

      Tout simplement parce que l’instruction a déterminé qu’ils ne devaient ou ne pouvaient être poursuivis.

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  2. micou micou

    Une seul erreur dans cet article très fidèle
    Madame MEO est présidente au Tribunal Judiciaire et non pas au tribunal administratif.
    elle a ordonné une expertise civile qui oppose le propriétaire du 67 à la copropriété du 65. (celle de M FULIPUTTI)

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    • Clara Martot Bacry Clara Martot Bacry

      Bonjour ! Elle est aujourd’hui vice-présidente du tribunal judiciaire, elle était en 2014 présidente du tribunal administratif.

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  3. petitvelo petitvelo

    Devant un vote négatif de travaux de sécurité un syndic n”a t’il pas l’obligation de saisir les autorités ?

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    • Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

      Il a surtout le devoir de faire réaliser les travaux urgents nécessaires à la sauvegarde de l’immeuble, même sans autorisation de l’assemblée générale des copropriétaires.

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    • SLM SLM

      Le syndic, s’il existe, peut faire un signalement au service des périls de la ville mais rien n’est obligatoire. En outre, le syndic n’est ni un homme de l’art ni un sachant en matière structurelle. Son rôle se cantonne à administrer la copropriété pour le compte du syndicat. Et l’essentiel de ce travail est comptable et administratif.

      Quant à faire des travaux sans que l’AG se soit prononcée, faut-il encore disposer des fonds pour le faire.

      Cette affaire ressemble malheureusement à une stricte application du modèle de Reason. Un abstract est disponible sur le site des Mines (https://minesparis-psl.hal.science/hal-01102402v1/document).

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    • Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

      L’article 18 de la loi de 1965 donne au syndic un rôle qui va bien au-delà du seul travail “comptable et administratif”.

      Il prévoit notamment que le syndic est chargé “d’administrer l’immeuble, de pourvoir à sa conservation, à sa garde et à son entretien et, en cas d’urgence, de faire procéder de sa propre initiative à l’exécution de tous travaux nécessaires à la sauvegarde de celui-ci.”

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  4. vékiya vékiya

    aucun propriétaire n’habitent sur place, dégun ne veut payer, des voyous politiques et affairistes, des professionnels de la profession… 8 morts.

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  5. Oreo Oreo

    Ici, à Mazans et ailleurs, nous entrons dans une ère d’affaissements tous azimuts qui favorise la transformation de gens médiocres en salopards. Ces phénomènes de pathologie collective, ici de cupidité, là-bas d’avidité sexuelle, sont générés et favorisés par notre société decnnectée de la realité matérielle et spirituelle du monde. L’enfermement des individus dans un labyrinthe virtuel abscon et vide de sens favorise la mise hors circuit plus ou moins temporaire des notions civiques, morales et de responsabilité, provoquant ainsi ces désastres. Désastres qui sont collectifs et doivent nous interpeller tous, non pas pour chercher des boucs émissaires, mais pour changer notre rapport au monde. Ce monde qui se chargera de nous Le rappeler jusqu’à ce que nous comprenions.

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    • SLM SLM

      Mais tu dis (mais tu dis)
      Que le bonheur est irréductible
      Et je dis (et il dit)
      Que ton espoir n’est pas si désespéré
      A condition d’analyser
      Que l’absolu ne doit pas être annihilé
      Par l’illusoire précarité
      De nos amours
      Destituées
      Et vice et versa

      ©Les Inconnus

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