Drame de la rue d’Aubagne : quatre ans plus tard, leur vie d’après

Échappée
le 5 Nov 2022
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Habitants du quartier, commerçante, militants et souvent tout à la fois, leurs parcours de vie ont été percutés par les effondrements de la rue d'Aubagne. En cette date anniversaire, Marsactu leur a demandé de raconter comment ces événements les ont changés pour toujours.

Commémorations du mardi 5 novembre 2019. (Photo : VA)
Commémorations du mardi 5 novembre 2019. (Photo : VA)

Commémorations du mardi 5 novembre 2019. (Photo : VA)

À 9 h 05, le 5 novembre 2018, des immeubles s’effondraient et huit Marseillais perdaient la vie. Celles des habitants de leur quartier, leurs voisins, s’en trouvaient bouleversées à jamais. Quatre ans après, chacun a cherché des façons de vivre le traumatisme, de le dépasser, de faire avec.

Beaucoup restent irrémédiablement accrochés aux événements. Par les répercussions qu’ils continuent d’avoir sur leur quotidien, leur activité ou tout simplement par engagement. Au gré de ces parcours de vie devenus bien souvent des parcours du combattant, chez certains, des convictions, des obsessions et des solidarités inédites ont vu le jour. Cinq personnes, habitants et ex-délogés, commerçante, militantes, retracent pour Marsactu le fil de leurs cheminements personnels depuis le drame.

Mael Camberlein, un combat pour soi et pour les autres

Mael Camberlein en 2020. (Photo : BG)

Au téléphone, Maël Camberlein est difficilement joignable. La faute à sa maison et à ses murs en terre qui ne laisse pas passer les ondes. Depuis cet été, lui, Émilie et leur petite fille ont rejoint la Bretagne où le grand gars aux pommettes taillées à la gouge a retapé cette vieille maison, dans un village situé entre Rennes et Saint-Malo. En novembre 2018, le couple habitait au 69, rue d’Aubagne, un joli petit appartement avec une terrasse donnant sur les toits dont ils étaient propriétaires depuis deux ans. Quelques jours après les effondrements, la Ville a pris la décision de démolir leur immeuble pour faciliter les travaux de recherche des corps. La déconstruction s’est arrêtée en cours de route : le 69 est étêté, leur appartement a disparu et toutes leurs affaires avec.

Depuis cette date, Maël Camberlein se bat. Un peu moins depuis qu’il a rejoint la Bretagne mais toujours avec passion quand on le lance sur ses sujets de prédilection. Leur combat est d’abord personnel : dès le jour des effondrements, ils sont à la rue et vont devoir se battre pour que la puissance publique qui a démoli leur chez-eux prenne en charge leur hébergement. “Il a fallu que j’interpelle directement le ministre du Logement, pour qu’il nous trouve une solution”, se souvient Maël.

Il nous a fallu aller chercher nous-même et rétablir ce qui était de droit, pour tous.

Très vite, le combat est devenu collectif. Membre du collectif du 5-Novembre, créé après les effondrements, Maël est de tous les rendez-vous pour mettre en place la charte du relogement, le document inédit qui permet d’encadrer la situation des délogés qui sont, aujourd’hui encore, nombreux à rejoindre les hôtels. “Lors de ces discussions en préfecture, on nous répondait souvent : il n’y a pas de texte, explique ce novice. Il nous a fallu aller chercher nous-mêmes et rétablir ce qui était de droit, pour tous”. Cet aller-retour entre l’individuel et le collectif, Maël Camberlein le vit en permanence depuis quatre ans. Devant les tribunaux, il se bat pour obtenir les documents qui ont justifié la démolition de son immeuble. Cela se transforme en combat pour la transparence parce que “le droit à l’information et à l’accès aux documents publics doit être le même pour tous“.

Lorsqu’il s’oppose à la préemption de ce qu’il reste de son immeuble, il le fait aux côtés des autres propriétaires de la rue d’Aubagne, persuadé que “la rue serait déjà rénovée s’il y avait eu un partenariat entre les pouvoirs publics et les propriétaires privés“. Il se bat aussi pour obtenir réparation auprès de la Ville. Si celle-ci est jugée fautive ou responsable de l’état des immeubles voisins qui a entraîné la délomition du sien, ce sera une première décision judiciaire en ce sens, avant le procès pénal.

Sabine Dorian, écrire une colère qui ne part pas

Sabine Dorian, au pied de son immeuble. (Photo : BG)

Sabine Dorian donne rendez-vous dans la pénombre du restaurant syrien Les portes de Damas. Dehors, un orage de contre-saison menace. L’anniversaire du drame de la rue d’Aubagne approche et la riveraine ne décolère pas. Ce sentiment, Sabine en a fait un livre dont le premier tome est paru en début d’année. Intitulé Les raisons de ma colère et sous-titré de la date et du lieu du drame, l’ouvrage met fin pour son autrice à “trois années sans écrire et à une profonde dépression”. Cette ancienne journaliste et écrivaine a posé sa plume dans le tourbillon de l’après rue d’Aubagne. Celle-ci s’est envolée. Depuis les effondrements, elle vit seule, face au trou béant qui remplace les trois immeubles. Alors c’est grâce à Samih, le propriétaire des lieux, qu’elle a trouvé un havre d’écriture, au domicile du restaurateur, quand il est au boulot. Elle a pu ainsi renouer avec ce plaisir qui avait quitté sa vie, assombrie par les drames successifs, qu’elle espère apaiser par l’écriture.

Sabine a voulu rentrer dans son appartement rue d’Aubagne le plus tôt possible.

En novembre 2018, elle découvre la disparition de ses huit voisins depuis l’Indonésie, en voyage. En rentrant à Marseille, elle éprouve l’enfer du délogement, ballotée d’hôtel en hôtel, pendant des mois. Son immeuble est inclus dans le périmètre de sécurité dessinée par la Ville. Mais elle s’entend répondre que les propriétaires ne sont pas pris en charge. Là encore, il faut qu’elle bataille. Elle veut rentrer chez elle le plus vite possible. Son immeuble n’est pas dangereux malgré l’expertise bâtimentaire qui décèle un problème de sécurité sur la terrasse de ses voisins. “Ce sont les effondrements qui ont fragilisé notre immeuble, nous ne relevons pas de ce que les élus appellent l’habitat indigne”, s’emporte-t-elle.

Dans son livre, elle consacre un chapitre à l’éprouvant combat pour l’obtention d’aides publiques qui peuvent prendre en charge la totalité du coût des travaux. “Nous avons déposé notre dossier auprès de l’agence nationale d’amélioration de l’habitat en 2021 et il n’est toujours pas instruit”, se désole-t-elle. Les services de l’État lui avaient pourtant promis un traitement en trois mois. Elle attend toujours la commission qui devra statuer sur leur cas.

Ses voisins, les Tchalian n’ont jamais remis les pieds dans leur appartement. Sabine côtoie toujours Frédéric, leur fils, avec qui elle a créé un collectif de riverains. Une manière de réagir aux “autres collectifs” dont elle ne cesse de fustiger l’accaparement de la mémoire. Face à “la mise en scène” des commémorations de ce samedi, elle mènera son propre temps de recueillement au nom du collectif des riverains et “sans journalistes”, sourit-elle.

Laura Spica, militante quasi-infatigable

Laura Spica au musée d’histoire de Marseille. (Photo : LC)

Le visage de Laura Spica est un de ceux qui ne manquaient à aucune des mobilisations qui ont suivi le drame. Habitante du 10, rue Jean-Roque, dans le même pâté de maison que les immeubles effondrés, le jour-même, elle rejoint d’autres habitants qui formeront bientôt le noyau de ce qui deviendra le collectif du 5-Novembre. Une obsession la guide, qui ne la quittera plus : “être utile”. À l’époque sans emploi, elle a derrière elle un parcours de recherche en anthropologie et donne des cours de batucada deux fois par semaine.

Le combat au côté de ses voisins devient du jour au lendemain son occupation première, et pour plusieurs années. Progressivement, Laura va tirer un fil qui lui semble essentiel, celui du travail de mémoire et “stocke tout”. “On peut se servir du patrimoine comme d’un levier, comme une action de résilience. Pour réparer un trauma, il faut de la reconnaissance”, formule-t-elle au milieu de l’espace permanent dédié au drame de la rue d’Aubagne dans le musée d’histoire de Marseille. Une place au sein de l’institution pour laquelle elle s’est battue depuis 2019 avec son association Noailles debout et qui a pris forme il y a tout juste un an.

Parmi les objets du quotidien déposés par des habitants, Laura a choisi de déposer un rouleau de scotch. Celui avec lequel elle placardait les appels au rassemblement le soir des effondrements. “Après plusieurs mois à militer, dans un moment d’abattement, je l’ai retrouvé dans la poche d’un manteau. Lui, il était encore tout neuf, prêt à continuer, à faire du lien, j’ai pris ça comme un signe”, sourit-elle.

La plus belle façon d’honorer les voisins qui sont morts, c’est de rendre hommage aux gens qui restent, qui les pleurent, qui se battent.

Des coups de fatigue, il y en a eu d’autres depuis. Laura n’a pas quitté Noailles où elle sert au quotidien de relais entre habitants, associations et institutions. Mais elle formule aujourd’hui le besoin de pouvoir “passer à autre chose”. Ce ne sera peut-être pas pour tout de suite, puisqu’il faut d’abord régler avec toute une équipe de bénévoles l’installation des nouveaux ajouts à l’exposition, présentée ce samedi. “La plus belle façon d’honorer les voisins qui sont morts, c’est de rendre hommage aux gens qui restent, qui les pleure, qui se battent. Plein de choses ne me font plus peur, j’ai appris qu’ensemble, on est capables de tout. Alors tant pis pour la fatigue”, se raisonne-t-elle avant de repartir dans un nouvel élan.

Félicité Gaye, restauratrice arrimée au quartier

“Mes enfants, Mama est de retour rue d’Aubagne !”, s’exclame Félicité Gaye, charismatique gérante du restaurant ivoirien Mama Africa. Depuis début 2022, la joie et la chaleur humaine de “Mama” sont enfin revenues colorer la rue sinistrée. Entre le drame et janvier dernier, l’établissement a dû arrêter son activité plus de deux ans. “Après l’effondrement, on a fermé trois mois. On a pu rouvrir un an, avant de refermer de 2020 à 2022 pour consolider l’immeuble, en péril aggravé”, raconte la restauratrice.

Félicité Gaye, devant son restaurant rue d’Aubagne. (Photo : TB)

“Déprimée” de ne plus travailler, elle a pris les devants en ouvrant un deuxième restaurant en octobre 2021, sur le bas du cours Julien. Dans cet “endroit stratégique”, l’Ivoirienne a conquis une nouvelle clientèle, qui vient en nombre. “Du bonheur se cache parfois derrière le malheur, sourit-elle. Aujourd’hui, tout ça est derrière nous.” Pourtant, Félicité paie encore les frais de ces fermetures subies. Son restaurant historique rue d’Aubagne, où est né son succès, est de moins en moins fréquenté. “J’ai mis vingt ans à me faire connaître. Quand ça a commencé à marcher très très bien, tout a été freiné par l’effondrement. Je pense que je ne retrouverai plus jamais un tel succès”.

Non sans une pointe de nostalgie, elle feuillette les pages de son classeur. À l’intérieur, on y trouve des articles de presse à la gloire de Mama Africa et quelques clichés avec des célébrités venues s’y rassasier. Et, à la dernière page, des photos de victimes du 5-Novembre. “Si je lâche le restaurant rue d’Aubagne, c’est comme si je les abandonnais. C’est comme si j’étais la gardienne du cimetière. Ils font partie de moi, ces gens-là, s’émeut-elle, le regard fuyant vers la rue. Je suis une des mamans du quartier. Mama Africa ne laissera pas ses enfants.”

Isabelle Bordet, la psy de Noailles devenue élue

Isabelle Bordet, adjointe à la mairie du premier secteur. (Photo : DR)

Le 5 novembre, pour Isabelle Bordet, c’est une bascule. Un avant et un après. À l’échelle de la ville, mais aussi de sa vie. Cette psychologue de formation s’est d’abord engagée, juste après le drame, au sein de la coordination de soutien psychologique et psychosocial mise en place dans les jours qui ont suivi les effondrements. Quatre ans après, la psychologue sent dans le quartier “un traumatisme toujours aussi présent”. Elle explicite : “Ce drame est encore frais. Ils nous a tous atteints, même ceux qui n’étaient pas aux premières loges. Un traumatisme va, chez chacun, toucher une zone de fragilité différente. Il y a des gens pour qui c’est plus fort. Et parmi les habitants de Noailles, certains sont encore très à vif.”

La tragédie et les actions dans lesquelles elle s’est impliquée ensuite font partie, dit Isabelle Bordet, “des éléments déclencheurs” de son engagement politique. Quatre ans plus tard, elle est élue Printemps marseillais du 1er secteur, adjointe de Sophie Camard – maire des 1er et 7e arrondissements – chargée du logement et de Noailles. “J’ai mis du temps à passer le cap, ce n’était pas une décision facile à prendre. Et puis un jour j’ai assisté à une évacuation. C’était des membres de la famille d’Ouloume [décédée dans les effondrements]. Rien n’allait, c’était n’importe quoi. Il n’y avait pas d’arrêté de péril, le syndic relogeait certains locataires et pas d’autres, les gens étaient livrés à eux-mêmes… Je me suis dit : comment peut-on être à ce point à côté de la plaque ?”

Les institutions n’avaient rien mis en place mais les associations, elles, ont répondu.

Rétrospectivement Isabelle Bordet se félicite de l’élan associatif et citoyen qui a éclos après les effondrements : “Les institutions n’avaient rien mis en place mais les associations, elles, ont répondu. Il s’est passé quelque chose que je n’ai pas vécu ailleurs.” Avec l’ambition de “réparer le quartier” et “d’apaiser les blessures” de ceux qui y vivent, elle a donc franchi le pas. De psy à élue. Elle sourit : “Ce sont évidemment deux regards, deux positions différentes”. L’adjointe de secteur le sait, la tâche est immense et il faut composer avec “le temps de l’action publique” qui sait s’étirer en longueur. Mais elle ne regrette pas son choix : “Juste après les effondrements j’étais dans la colère, là je me sens dans l’action. C’est loin d’être facile tous les jours, mais on avance.”

Tom Bertin, Coralie Bonnefoy, Lisa Castelly et Benoît Gilles

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Commentaires

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  1. marseillais marseillais

    Portraits émouvants de ces acteurs, inconnus ou pas, du drame de Noailles. J’en connais certains et je les respecte énormément. Un bel hommage
    Merci Marsactu

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  2. Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

    Un article utile, qui met en lumière ceux dont on ne parle jamais mais sans qui, en réalité, rien ne fonctionnerait à Marseille.

    Leur action indispensable est d’autant plus méritoire qu’elle s’est heurtée à l’indécence et au mépris affichés par des élus supposés être au service de la population : https://twitter.com/MathildeCeilles/status/1082713104369242113?t=jsEvsaEPeOhH1sco3-JzNA&s=19

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  3. Dominique PH Dominique PH

    les reporters et reportrices de médias d’horizons lointains, lors de leur venue juste après les tragiques effondrements, ils et elles déclaraient que dans aucun pays occidental, ils/elles n’avaient vu un vaste quartier aussi délabré, aussi peu entretenu, autant laissé à l’abondon pendant autant de décennies.
    Vraiment, Gaudin (“c’est à cause de la pluie”) et ses adjoints LR ont été au-dessous de tout mais ce ne sont pas eux qui se sont fait écraser.
    Par contre, les personnes interrogées dans cet édifiant article, elles nous offrent de revigorants exemples de résilence.
    Merci Marsactu.

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  4. Dominique PH Dominique PH

    oups,
    “résilience” et non pas “résilence”
    désolé pour cette faute de frappe
    assortie d’une non-relecture …

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  5. kukulkan kukulkan

    merce pour cet article

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