Des quartiers Nord à la Belle de Mai, elles veulent une ville pensée pour elles

Reportage
le 24 Mai 2018
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Dans les quartiers populaires comme ailleurs, les femmes peinent à prendre toute leur place dans l'espace public. Des quartiers Nord à la Belle de Mai, elles témoignent de cette ville faite par les hommes pour les hommes et des moyens de la changer.

La place Cadenat réaménagée. Crédit photo : MPT Belle de Mai / Formes Vives / Collectif ETC.
La place Cadenat réaménagée. Crédit photo : MPT Belle de Mai / Formes Vives / Collectif ETC.

La place Cadenat réaménagée. Crédit photo : MPT Belle de Mai / Formes Vives / Collectif ETC.

On est toutes des militantes. On ne voulait pas faire la cuisine, on voulait faire des projets !” Comme ses amies du groupe Passer’elles de la maison pour tous de la Belle de Mai, Basma Labidi n’est pas du genre à se laisser mettre dans une case. Ensemble, elles ont travaillé en 2016 à réinvestir les espaces du 3e arrondissement dans lesquelles les femmes ne se sentaient pas à l’aise. À plusieurs, il est devenu possible de transformer ces places, terrasses de bars ou stands de lavage de voitures pour les rendre, le temps d’une journée, accueillants pour des usagères.

Pour ce groupe d’une vingtaine de femmes, diverses par l’âge, les origines et les styles  – “on va de la femme voilée jusqu’à la femme qui est en minijupe !” – prendre toute leur place dans leur quartier était un défi. Par des actions éphémères dans un premier temps puis des installations plus concrètes ensuite, elles ont réinvesti les espaces publics de la Belle-de-mai. Pour l’instant, l’initiative reste rare. Si la parole se libère à ce sujet, la voix des habitantes des quartiers populaires peine encore à se faire entendre.

La présence masculine, source de malaise

À la Belle de Mai, l’action a débuté par des discussions. Lors des réunions organisées par Nathalie Chesi, référente “famille” de la maison pour tous, les participantes ont d’abord réfléchi aux lieux qui les mettaient mal à l’aise, dans ce quartier pauvre, mais proche du centre-ville et bénéficiant d’un fort brassage de populations. Elles ont tenté d’identifier les raisons du malaise. “Moi je suis indépendante, je vais partout, confie Basma. Ce n’était pas le cas de toutes.” Un des lieux identifiés a ainsi été la place Caffo : place passante, à proximité du cinéma Le Gyptis et d’arrêts de bus, elle est occupée en grande partie par une terrasse de café utilisée quasi-exclusivement par des hommes. “Plusieurs membres du groupe n’osaient pas y aller, ou se sentaient regardées quand elles prenaient le bus, témoigne Nathalie. Les hommes ne les regardaient pas forcément mais le ressenti était là.

Il n’y a pas que dans le 3e qu’une forte présence masculine dans les espaces publics provoque ce genre d’effet. Rencontrées sur le parvis du centre social de leur quartier, la cité Consolat, grand ensemble du 15e arrondissement, Rania et Estelle, mères de famille de 42 et 39 ans, font le même constat. Quand on les interroge sur les lieux où elles n’aiment pas se rendre, elles évoquent immédiatement le marché aux puces, Chemin de la Madrague-Ville, qui voit pourtant passer de fort flux quotidiens de public. “Il y a trop d’hommes !” résume Estelle.Ce à quoi Rania ajoute : “Même pour faire les courses, en semaine, je ne me sens pas à l’aise.” En jeu, la présence des hommes en elle-même, mais aussi l’attitude de certains. “Il y en a qui ne respectent pas, et puis il y a les regards.

Au sujet de la rue de Lyon où elle habite, artère très passante du 15e arrondissement, Alexandra, 21 ans, témoigne d’un vécu similaire. En service civique au sein de l’AFEV, association militant notamment contre la relégation des quartiers populaires, la jeune femme s’agace contre les groupes de garçons qui y traînent. “J’ose pas passer. À chaque fois, je me fais aborder, j’en ai marre.” Mais elle et sa collègue Hassanati, 21 ans aussi et originaire du quartier des Marronniers, dans le 14e arrondissement, tiennent à le souligner : quand elles se promènent dans le centre-ville, la situation est souvent la même.

Le quartier, un petit village ?

Lieu de passage, le centre-ville offre des espaces plus anonymes, parfois peu rassurants. Les quartiers populaires et en particulier les cités d’habitat social tiennent pour beaucoup du village où chacun se connaît. Cette proximité a parfois ses bons côtés. “J’ai plus peur au centre-ville la nuit que dans mon secteur“, raconte Hassanati au sujet des Marronniers. “Dans mon secteur, les gens se connaissent, se côtoient, on se protège.” Fanny, étudiante en droit installée en “colocation solidaire”, via l’AFEV, dans la cité d’Air-Bel (12e) depuis le début de l’année, partage ce constat. “Dès que je rentre à Air-Bel, je me sens plus en sécurité qu’au centre-ville. Jamais un commentaire, juste “bonjour”. Une fois, j’ai été suivie dans le tram et un voisin de ma tour, qui me connaissait peu, m’a déposée en voiture parce qu’il l’avait vu.

Cette proximité n’a pas que des bons côtés et peut être vécue comme une autre forme de contrôle social. “Les hommes en terrasse peuvent connaître le mari, la femme se sent observée”, explique Basma au sujet du café de la place Caffo.

À Consolat, Rania et Estelle considèrent également que la cité est un petit monde. “Ça parle énormément, dans les quartiers Nord. Les mamans sont des pipelettes !“. La crainte des histoires ne change pas forcément l’attitude des filles, même si Hassanati, par exemple, avoue éviter de sortir avec un de ses amis pour éviter les on-dit. L’injustice se trouve ailleurs, pour elle. “Quand j’entends des rumeurs, c’est toujours sur les filles. Par rapport aux garçons, on est plus regardées, plus jugées”, observe la jeune femme.

La station de lavage ou le fantasme masculin envahissant

Un autre espace identifié comme problématique par les femmes du groupe Passer’elles, a été, de façon plus surprenante, une station de lavage automobile à l’angle des boulevards Burel et Plombières. Les mamans seules, par exemple, indiquaient devoir s’organiser pour laver leur voiture à des moments où les hommes étaient absents. En cause, l’attitude des hommes, à cause des fantasmes masculins liés au lavage de voiture. “Une des membres du groupe, qui est très féminine, nous disait :vous me voyez, en mini-jupe, en train de laver mes jantes ?”“, rapporte Nathalie.

Incidemment, l’anecdote de la station de lavage pose la question de la mixité des espaces publics. À l’Université du citoyen, association qui tente de développer la participation citoyenne à l’action publique, une journée a été organisée sur la question des femmes dans l’espace public. Selon le compte-rendu du débat organisé ce jour-là, une participante défendait l’idée de salles de sports réservées aux filles. Une demande que Claire Pozé, de l’association les Clés de la cité, qui organise des ateliers d’urbanisme participatif avec des classes, avoue parfois entendre. Présente au débat, elle se souvient que les échanges avaient été plutôt vifs, avec une opposition forte d’autres femmes.

“À l’Université du citoyen, les demandes émanaient de parents inquiets, dans un certain conservatisme. Quand les revendications proviennent des jeunes filles elles-mêmes, il s’agit plus de pouvoir accéder à des espaces où les garçons ne leur laissent pas toujours la place”, nuance-t-elle cependant. Elle cite notamment l’exemple d’un centre social, où une demande de la part de jeunes filles d’avoir des horaires spécifiques d’accès aux locaux avait fait débat, avant que les animateurs ne se rendent compte que l’enjeu pour elles était surtout de pouvoir accéder aux jeux et au baby-foot, occupés en permanence par les garçons.

Quels espaces de loisirs ?

La question des lieux de loisirs est loin d’être un détail. À Consolat, la cité est bien dotée en équipements sportifs, terrains de foot, de basket ou de pétanque. Mais l’usage de ces structures est essentiellement masculin. Adolescentes et mères indiquent donc fréquenter le centre social, ou sortir de la cité pour aller dans des zones commerciales, type Grand littoral, pour leurs activités de loisirs. “Nous on n’a rien. Il n’y a même pas de bancs”, explique Estelle. À Consolat, la voie ferrée qui coupe la cité en deux fait aussi office de barrière symbolique, même si les deux côtés de la cité se traversent en quelques minutes : “De l’autre côté, c’est beaucoup plus aménagé. Mais on ne se mélange pas trop, réfléchit Rania.On va faire jouer notre fils à vélo une heure, pas plus.” De leur côté, il y a la colline et sa verdure, mais son réaménagement avec des voies goudronnées déçoit : manquent les bancs et les espaces abrités – “En été, vous ne restez pas au soleil ici” – et les routes laissent désormais passer les motos qui cohabitent mal avec les poussettes.

Hassanati et Alexandra, qui habitent respectivement aux Marronniers et rue de Lyon, indiquent elles préférer aller dans le centre-ville, même si Alexandra explique se rendre fréquemment au parc Billoux, à proximité de chez elle. Pour les autres lieux de loisirs, son quartier laisse à désirer. “Avant il y avait un cinéma, mais maintenant il n’y a plus rien, que des snacks et des taxiphones.” Pour les deux volontaires de l’AFEV, leurs quartiers gagneraient à être équipés de cinémas, bibliothèques, parcs… Ou d'”endroits conviviaux où les filles et les garçons peuvent se réunir et discuter“. C’est-à-dire des cafés ? Les jeunes filles échangent un regard. “Il y a des bars dans nos quartiers, mais y a que des hommes ! Du coup ça n’incite pas les femmes : qu’est ce que je vais faire là ?”

Imaginer une ville faite pour les femmes

Pour les femmes de la Belle de mai, identifier les lieux de malaise n’a été qu’une première étape. L’objectif était autrement ambitieux : montrer ce que ces espaces, repensés par les femmes, pouvaient devenir plus accueillant pour elle. Pour cela, le groupe de la Belle de mai a été aidé par le Collectif ETC, composé d’architectes spécialisés dans les aménagement d’urbanisme transitoire, et qui, venant de s’installer dans le quartier, l’a appuyé bénévolement. “Nous avons apporté des outils sur la partie scénographique, pour anticiper comment on allait s’installer dans un espace“, décrit Aline Burle, qui a suivi le projet pour le collectif. “On avait aussi déjà des mobiliers mobiles, des gradins, des tables, des bancs, qui permettaient d’investir un lieu un peu spontanément.”

Les femmes du groupe Passer’elles défilent avec les photographies de leurs installations. Crédit photo : Collectif ETC / MPT Belle de Mai / Formes vives

Chacun des espaces a donc, pendant une journée, été transformé. La station de lavage, espace le plus difficile à modifier en dur, a été rendue agréable à l’aide de chaises longues et des bulles de savons. La place Cadenat a été transformée en aire de jeux, à laquelle les passants et leurs enfants ont été invités à se joindre. La rue avait été cloisonnée, et pour plus de sécurité, transformée pour les enfants, au moyens de dessins, en rivière infranchissable peuplée de crocodiles. “Des gens nous ont dit que leurs enfants, en repassant le lendemain à côté de la place, ont demandé où étaient les jeux !“, confie Nathalie Chesi. Sur la place Caffo, avec la complicité de la propriétaire du bar dont la terrasse inquiétait, les femmes sont venues la transformer en espace de bien-être. “Il y avait une table pour faire son vernis, une table lecture, une table crèche, des bouquets de fleurs sur toutes les tables“, décrit l’intervenante de la maison pour tous. “Les hommes, qui n’étaient pas prévenus, n’ont pas osé s’asseoir, ils sont restés en rangs d’oignons autour de la terrasse.

Un coin pour tous et toutes

Pour le Coin pour tous, un espace délaissé à l’angle des rues Clovis-Hugues et Bernard, l’ambition était plus importante encore. Après avoir constaté que beaucoup de familles, à la Belle-de-Mai, n’allaient jamais à la plage, le groupe Passer’elles a créé l’espace “Belle de Mai Plage”, en nettoyant le coin, en y installant un piscine et des jets d’eau alimentés par le carrossier du coin. “Les enfants barbotaient, les femmes baignaient leurs pieds, il faisait chaud, il y avait des pistolets à eau et tout le monde jouait“, se souvient Nathalie Chesi.

Éphémères, les installations avaient vocation à initier des changements plus durables. Chacune a été immortalisée par des photographies prises par le Collectif ETC, destinées à monter une exposition et à donner à voir les transformations possibles. Quand au Coin de la rue, il a été équipé de tables et de barbecues par le Collectif ETC et les habitants du quartiers, dont les femmes de Passer’elles. Actuellement, avec d’autres collectifs féministes, elles rencontrent élus et pouvoirs publics pour tenter de faire avancer des demandes de réaménagement. Pour que leurs projets d’un jour deviennent réalité.

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