[Des îles et des hommes] “Au cabanon, je me sens libre, un peu comme une mouette”

Série
le 27 Juil 2024
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Cet été, Marsactu met les voiles et part à la découverte de ceux qui vivent et travaillent sur les îles. À chaque épisode, c'est un monde à part qui se dévoile, insulaire et donc un peu extraordinaire. Notre série se poursuit à Port-Saint-Louis-du-Rhône où des cabanons ont été érigés, souvent coupés du monde par les méandres du delta du Rhône. Leurs propriétaires y apprécient un art de vivre singulier, au gré des caprices et des offrandes de la mer.

Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)
Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

L’air est chargé d’iode, le sable gorgé de sel craque sous les pieds, les tamaris tortueux ploient sous un petit vent d’ouest. Sur la route de la plage Napoléon, les voitures charrient les estivants vers les joies de la mer toute proche. À quelques mètres, en contrebas de l’asphalte gris, un petit cabanon leur tourne le dos ostensiblement. Et regarde vers un horizon sans limites. Là, à Port-Saint-Louis-du-Rhône, dans les méandres que dessine le delta du grand fleuve, des hommes ont édifié de modestes habitations. Au ras de l’eau, entre ciel et mer, au cœur des marais.

Port-Saint-Louis-du-Rhône, la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

Le long de la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

“Passé le pont bleu, on est sur une île, on se sent ailleurs. Et on a la mentalité qui va avec”, sourit Grégory Chabassieu. “Chabassieu Grégory, profession : docker”, se présente avec fierté celui qui est, avec le même contentement revendiqué, le vice-président de l’association des cabanoniers de Port-Saint-Louis. Le pont bleu, c’est cet ouvrage, basculant, qui franchit l’écluse de Port-Saint-Louis et permet de rallier cet incroyable paysage dans lequel le Rhône et la mer s’entrelacent autour de bancs de sable aux formes mouvantes.

Ici, à partir de la fin du XIXe siècle, de premiers cabanons sont construits. Il reste aujourd’hui 84 constructions de ce type sur l’ensemble de la commune de Port-Saint-Louis. “Au départ, ce sont des cabanes de pêcheurs et de chasseurs. Les plus anciens datent de 1890-1896. Quand ils sont construits, il n’y a pas de route, on y va à vélo ou en barque”, rembobine Grégory.

Salicornes et flamants roses

En contrebas de la route qui slalome entre les caprices de l’embouchure, le petit cabanon blanc répond aux habitudes de construction d’alors. Un rectangle de 8 mètres sur 4, pas un de plus. 32 mètres carrés, c’est peu. Mais ça vaut tous les châteaux pour Sylvain. Un Chabassieu, lui aussi, qui fut docker également, comme son père Marius et son grand-père Auguste avant lui, comme son fils Grégory après lui.

Le cabanon familial a d’abord été édifié en bois, en 1927, puis a été reconstruit. “Ils ont tout amené à la rame, dix briques par dix briques”, souligne Sylvain Chabassieu. Le cabanon regarde vers le couchant, les bras de mer alentours et ces étendues de sable gris que percent çà et là des touffes de salicornes. Au loin, des flamants plus blancs que roses baladent.

Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

Le cabanon de Sylvain Chabassieu. (Photo : C.By.)

Pour rallier la cabane de Sylvain, il faut d’abord prendre le temps de regarder s’envoler un beau héron cendré perché sur le bord d’un petit pont, laisser ses yeux se perdre dans la sansouïre, cet écosystème herbeux propres aux terres inondées par la mer, puis emprunter à pas de sénateur un chemin dans lequel il s’agit de ne pas s’ensabler. Il aboutit à un groupe de cabanons disséminés à bonne distance les uns des autres. Cachés par des bouquets de cette vaillante végétation qui n’a pas peur de croitre sur ces terres salines.

Les souvenirs d’enfance de Sylvain le ramènent là. À ce rectangle de briques peint de blanc dans lequel deux chambrettes, avec chacune deux couchettes, permettaient alors à toute la famille de passer les deux mois d’été. À cette maisonnette que prolonge désormais une vaste tonnelle, mais surtout à cette nature aussi rude que féconde, tout autour. “J’aime tout ici : la chasse, la pêche, les paysages. Moi, j’ai été élevé ici”, glisse le septuagénaire. Gamin, on l’envoie débusquer la dorade, le loup et le muge avec la fouine. Cette longue perche armée d’une fourche à dix dents. Harpon redoutable dont Sylvain est passé maître dans l’art du maniement. À 72 ans, il pêche encore. Le muge, surtout : “Le noir en février, le gaoute rousse qui a deux taches dorées sur les ouïes en mai, le museau carré en juillet…” De tous, il tire une poutargue qu’il fait sécher lui-même. “Ce cabanon, c’est un patrimoine familial. C’est ce qui me reste de mon enfance”, dit-il joliment.

barque et partègue

Se sentir comme Robinson Crusoé et embrasser sa solitude autant que sa vie sauvage, c’est aussi ce qui fait vibrer Vincent Muñoz. Lui n’est pas venu au cabanon tout petit. Il a d’abord rencontré Nicole, sa future épouse, dont la famille possédait une de ces maisonnettes sur le they du Pégoulier. Les theys, dans l’emprise du delta, ce sont ces amas de sable que les eaux de la mer et du Rhône ont modelés. Pour se rendre au cabanon qu’il a acquis sur le they, il y a plusieurs années, Vincent prend sa nègo-chin, la barque à fond plat locale. La traversée jusqu’à son cabanon dure une quinze à vingt minutes, au moteur quand il y a suffisamment d’eau, ou “à la partègue”, long bâton qui aide à la propulsion, en cas de basses eaux.

Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

Les barques des cabanoniers du they du Pégoulier. (Photo : C.By.)

La mer donne et donne, mais ne demande rien.

Vincent Muñoz, cabanonnier

Face au Pégoulier, les hautes grues bleues rappellent la présence de ce que tous nomment encore ici “le port autonome”. Mais Vincent, lui, ne retient que cette “nature à l’état sauvage” dans laquelle il évolue durant les journées qu’il passe là. Du “lever à 6 heures quand il n’y a pas d’autre bruit que le chant des oiseaux” au coucher : “Ici, je me sens libre, un peu comme les mouettes. Je fais ce que je veux.”  Les journées de Vincent sont rythmées par ce lien presque charnel à son environnement et à la mer, en particulier. Bien sûr, Nicole lui “prépare quelques repas” à emporter, avant qu’il ne file au cabanon. Mais sur place, comme tout cabanonier qui se respecte, Vincent pèche dorades, mulets et loups. Mais aussi des crustacés. Les oursins, en hiver, “parce que sa femme les aime”, des bioux – ces escargots de mer pointus – qui “font comme une petite bosse dans le sable” et qu’il pêche à pieds, ou encore des palourdes : “En une demi-heure, j’en fais un petit kilo et je les cuisine avec des pâtes”. Chaque jour Vincent savoure cette évidence : “La mer donne et donne, mais ne demande rien.” 

Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

“Le cabanon c’est tout un art de vivre”. (Photo : C.By.)

Solidarité, poulpe et apéros

La vie au cabanon ne peut pas être dissociée d’un art de vivre très singulier. Grégory, Vincent, comme Sylvain le racontent chacun à sa manière. “Ce n’est pas le grand luxe, mais il faut savoir ce qu’on veut !”, poursuit Vicent Muñoz pour qui la mentalité des cabanoniers se fonde aussi sur “la camaraderie et la solidarité” : “Un apéro, c’est toujours meilleur au cabanon !”, rigole-t-il. Cette “amitié” et ce sens du partage reviennent aussi dans le témoignage des Chabassieu père et fils.

Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

A l’intérieur du cabanon de Sylvain Chabassieu. (Photo : C.By.)

Un gros réchaud à gaz est disposé sur le carrelage blanc du petit cabanon de Sylvain. Il y fait cuire un gros poulpe. “Dans une heure, ce sera du beurre”, se délecte d’avance le retraité. Après avoir raccoché son “ganchou”, le crochet du docker, il est devenu chef à domicile. Il cuisine aussi pour les amis qui veulent déguster ses spécialités, en pleine nature, dans l’air iodé. Bouillabaisse, bourride, poissons farcis. Sylvain a “tout le temps des copains” qui passent. “Ici, on reste tout le temps qu’on veut et après le repas, on joue aux boules. Pourquoi aller au resto ?”  Il est permis de se poser la question.

 

Les gens qui y vivent, ce sont des écolos qui s’ignorent.

Christophe Fontfreyde, directeur du parc naturel régional de Camargue

Entre art de vivre séculaire et nature restée intacte, les cabanons de Port-Saint-Louis “sont un vrai patrimoine”, pose encore Grégory Chabassieu. Christophe Fontfreyde, le directeur du parc naturel régional de Camargue qui veille à ce que “les usages locaux soient compatibles avec l’environnement”, ne dit pas autre chose. “Ces cabanons relèvent de la question du patrimoine culturel. Historiquement, ils sont d’abord le fait d’activité de loisirs, de gens du coin, de personnes qui n’avaient pas de gros moyens”, détaille-t-il. Surtout, commente le directeur du parc, ces cabanonniers préservent jalousement, dans leur très grande majorité, cet écosystème si particulier : “Les gens qui y vivent, ce sont des écolos qui s’ignorent. Ils ne vont pas jeter des déchets devant chez eux, ou s’amuser à tout pêcher une année, au risque qu’il n’y ait plus rien à pêcher l’année suivante…”

Risque de submersion

Bien sûr, aucune autre construction de ce genre ne sera autorisée dans les méandres de cette lagune qui se trouvent soit sur l’emprise du domaine public maritime, des terrains du Grand port maritime de Marseille ou du Conservatoire du littoral. “On a le droit de conserver l’existant tel quel : ce qui est en bois doit rester en bois, ce qui est en brique doit rester de la brique”, complète Grégory Chabassieu.

Port-Saint-Louis-du-Rhône, les cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

Un des cabanons qui bordent la route de la plage Napoléon. (Photo : C.By.)

Dans les années à venir, en revanche, des cabanons pourraient disparaitre. Victimes, du fait des changements climatiques, par la montée des eaux. “L’élévation du niveau de la mer est susceptible d’atteindre entre 63 et 102 cm sur le littoral camarguais d’ici 2100, avec une accélération de l’élévation après 2050. Le delta du Rhône est d’ores et déjà affecté par ses conséquences. (…) Le risque de submersion à marée haute lors des tempêtes concernera une grande partie du delta à la fin du siècle”, décrit un rapport interministériel de mai 2023.

“Les vagues tapent contre le mur”

Sylvain Chabassieu dégaine son téléphone et montre des photos du cabanon au printemps dernier : l’eau flirte avec le pas de sa porte. “La montée des eaux, on est les premiers à la voir.  Deux ou trois fois dans l’année, les vagues viennent taper contre le cabanon”, souligne-t-il. Pour autant, les empleins, ces inondations temporaires du littoral dues à une brutale montée de la mer, ont toujours existé, rappelle le retraité. Son fils, Grégory, abonde : “Oui, ça monte parfois haut, mais ça repart aussi vite que c’est arrivé. Mais sur l’année ça reste minime. On ne voit pas de différence par rapport au passé et je n’ai pas de craintes pour les années qui viennent.” Au parc naturel régional de Camargue, Christophe Fontfreyde observe que cette montée des eaux n’est pas uniforme. Concernant les cabanons, la stratégie du parc est claire : “Pour ceux qui sont en première ligne, il faudra accepter les choses telles qu’elles évoluent. Nous n’allons pas construire de digue pour les protéger.”

Au gré des années, la cabane de Sylvain, érigée il y a bientôt un siècle sur une dune, s’est peu à peu affaissée. Çà et là, il décèle l’œuvre du temps : le salpêtre qui remonte dans les murs ou le carrelage qui se fendille. Le retraité a fait des travaux de consolidation, creusé une tranchée et “enquillé des grilles” pour permettre à l’eau de s’évacuer. Il le sait : “A un moment, on ne sait pas quand, ça risque d’être dur de le préserver.” À long terme, le “petit paradis” que décrivent les cabanoniers pourrait ne plus n’exister. Entre mer et sable, Rhône et sansouïres, tous se disent prêts “à se battre” pour le garder. Le plaisir de posséder un repaire pour échapper au monde est à ce prix.

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Commentaires

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  1. printemps ete 2020 printemps ete 2020

    Merci beaucoup !
    Je suis nee a Port St Louis apres la guerre ,
    C’est ca , c’est exactement ca !
    “Etre ne quelque part , c’est toujours un repere , c’est jamais un hasard ”
    Soyez benie !

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  2. barbapapa barbapapa

    Est-ce que tous ces cabanons ont un tout à l’égoût ou une solution non polluante ? Des fosses septiques ?

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  3. Marc13016 Marc13016

    Le plus saisissant peut être, c’est cette proximité entre ces cabanons au milieu de terres sauvages et les installations du port autonome à quelques kilomètres ! Un contraste illustratif de notre siècle : l’industrie lourde à côté de la nature, et la vie humaine qui s’organise en jouant sur les deux.
    On pourrait ajouter le balai aérien des kitesurfs quand il y a du vent, pour ajouter encore une touche de modernité.
    Oui, décidément, il s’agit bien d’écologie, la vraie !

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  4. Marc13016 Marc13016

    Le plus saisissant peut être, c’est cette proximité entre ces cabanons au milieu de terres sauvages et les installations du port autonome à quelques kilomètres ! Un contraste illustratif de notre siècle : l’industrie lourde à côté de la nature, et la vie humaine qui s’organise en jouant sur les deux.
    On pourrait ajouter le balai aérien des kitesurfs quand il y a du vent, pour une touche de modernité supplémentaire.
    Oui, décidément, il s’agit bien d’écologie, la vraie !

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  5. Marc13016 Marc13016

    Oups … répétition, suite à pb de réseau. Désolé.

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  6. MarsKaa MarsKaa

    Très bel article, très bien écrit.

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