De Longchamp à Saint-Mauront, la diversité du boulevard National en une expo

Échappée
le 16 Sep 2023
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Une exposition photo consacrée aux habitants du boulevard National (3e) s'ouvre ce samedi 16 septembre. Elle s'inscrit dans un projet de recherche beaucoup plus vaste sur les mutations du quartier, où des populations hétéroclites se croisent et se côtoient parfois.

Un passant au croisement du boulevard National. (Photo : Abed Abidat)
Un passant au croisement du boulevard National. (Photo : Abed Abidat)

Un passant au croisement du boulevard National. (Photo : Abed Abidat)

Le cliché serait de dire que le boulevard National est, à l’image de Marseille, un espace fracturé où les gens qui ne se ressemblent pas se regardent de travers. Et s’ignorent. Si on a bien saisi, c’est exactement l’image que la sociologue Claire Bullen, le photographe Abed Abidat et l’architecte Amel Zerourou veulent tenter de déconstruire. Ou du moins, de décrypter. Qu’est-ce qu’un quartier populaire ? Quelles sont les dynamiques de migrations ? Plus explosif : où commence la gentrification de ce boulevard qui, de Longchamp à Saint-Mauront, traverse la Belle-de-Mai ?

“L’idée, c’est de se détacher de tous ces termes très chargés et de revenir à hauteur des gens, comprendre les dynamiques individuelles”, explique Claire Bullen. La sociologue britannique est à l’origine de ce travail de recherche sur les habitants et travailleurs du boulevard National, où elle vit depuis plusieurs années. Des certitudes sur le quartier, elle en a peu, tant “tout est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait.” Et conclut : “ce projet, ce boulevard, c’est une pieuvre tentaculaire.” Alors, pas simple de savoir par où commencer.

L’actualité, c’est l’exposition photographique de Abed Abidat intitulée “Boulevard National, au-delà des clichés”, visible à partir de ce samedi et jusqu’au 15 octobre dans trois lieux du quartier : la Marmite joyeuse, la Maison pour la danse (Klap) et le club de tennis du boulevard. À travers elle, on découvre 90 portraits de passants sur l’un “des plus longs boulevards de Marseille”. La démarche est volontairement documentaire, “scientifique”, avance même le photographe. Et ce qui compte au-delà des visages, c’est le décor. Une seule rue, mais des variations infinies dans l’architecture des immeubles, l’esthétique des commerces, les modes de vie, tout simplement.

Faire le portrait du boulevard

L’artiste Abed Abidat a été sollicité directement par la sociologue Claire Bullen, soucieuse de donner un caractère pluridisciplinaire à son travail de recherche. La démarche colle avec sa pratique habituelle du portrait photographique, souvent imaginé en série, toujours ancré dans un lieu, un quartier, une époque. En 2017, il avait monté une exposition dans son quartier natal, les Aygalades, à partir des photos de famille des habitants. Le projet est toujours visible en ligne. En 2018, il a publié des clichés pris en Algérie avec un vieux Polaroïd dont il n’a gardé que les négatifs (Algéroid, éd. Images Plurielles). C’est à cette occasion que Claire Bullen le remarque.

En 2021, la sociologue a déjà commencé à enchainer les entretiens sur le boulevard National. Au départ, Abed Abidat est recruté pour réaliser les portraits de 15 personnes amenées par Claire Bullen. Dans un second temps, elle lui confie une deuxième mission : “faire le portrait de la rue”. En tant que “Marseillais autochtone”, il n’y voyait d’abord pas un grand intérêt : “j’avais une image presque lugubre du quartier, avec beaucoup d’habitants historiques qui disent que c’était mieux avant, déroule-t-il. Donc j’ai simplement commencé à traverser le boulevard à pied du début à la fin, côté pair et impair.”

L’homme à la valise, une série qui retrace la trajectoire d’un passant sur le boulevard. (Photo : Abed Abidat)

Les sujets sont souvent souriants, jamais trop serrés pour laisser voir le décor derrière eux : la devanture d’un snack, une terrasse de PMU, un garage, un modeste appartement. Ils se déclinent parfois en série comme avec “Marianne”, une passante photographiée à divers points du boulevard pour laisser voir la diversité des commerces. “Ces photos remontent à 2021. Si vous revenez aujourd’hui, vous verrez que plein de devantures ont changé. Le boulevard bouge tout le temps. Il a une vie sociale et économique très dense, surtout au nord”, note le photographe.

Artère économique

C’est aussi l’un des constats qui a marqué la sociologue Claire Bullen : “dans l’imaginaire des gens, il y a cette idée très ancrée d’habiter dans le quartier le plus pauvre de France, voire d’Europe. Il y a effectivement beaucoup de précarité, mais aussi beaucoup d’entrepreneurs, d’investisseurs et d’initiatives qui viennent d’en bas. Ce qui fait du boulevard une artère économique et ce, depuis sa création au XIXe siècle. C’est quelque chose qu’on a vérifié dans les archives.”

Le Comité du vieux Marseille, historique association dédiée au patrimoine local, a été associé aux recherches. La vice-présidente Chantal Champet est remontée à la genèse de la création de la voie, dans les années 1840. “La demande émanait directement des commerçants. L’objectif était de désencombrer par le nord la rue d’Aix, qui était saturée par le transport de marchandises”, détaille cette dernière.

Dans un second temps, la création de la gare Saint-Charles décuple l’intérêt du boulevard. En 1944, le tunnel des voies ferroviaires est bombardé. Pendant ce temps, le nord du boulevard conserve une dimension plus industrielle, liée à sa proximité avec le port. “Au XIXe siècle déjà, on voit des affrontements entre les petits commerçants, les investisseurs marseillais de la chambre du commerce et les Parisiens des docks libres”, détaille Chantal Champet. Nul doute que l’arrivée du tram, prévue pour la décennie prochaine, créera de nouveaux appétits.

Migration, gentrification

Aujourd’hui, cette concurrence économique semble perdurer au travers de nouveaux acteurs. “On entend souvent que Marseille se transforme, ou qu’elle est transformée. Mais par qui ?” s’interroge la sociologue Claire Bullen. C’est toute la question. À l’extrémité nord du boulevard, on pense au projet Euroméditerranée, dont les tours blanches aseptisées contrastent avec l’habitat ancien du 3e arrondissement. Côté sud, où l’architecture des immeubles se montre un peu plus bourgeoise à mesure qu’on approche de Longchamp, le responsable est tout trouvé : la gentrification. “La planification : la Plaine qui descend”, s’aventure la sociologue.

Le cœur, ou le “ventre” du boulevard. (Photo : Abed Abidat)

Des fractures qui, elles aussi, ne datent pas d’hier. “Dès le départ, le boulevard est divisé entre deux arrondissements et géré par plusieurs commissariats. Côté Longchamp, sa population est d’abord bourgeoise. Côté port, elle est plus ouvrière. Puis entre les deux, c’est le cœur, ou plutôt, le ventre : toutes sortes de commerces indépendants s’y sont succédé. Ils ont toujours été d’une grande diversité, grâce à la succession des différentes vagues de migration”, détaille Chantal Champet.

En schématisant, on se retrouve avec un boulevard coupé en trois : la partie embourgeoisée, la partie populaire et animée, et la partie modélisée par la proximité d’Euroméditerranée. “Je commence à comprendre vos contraintes de journalistes, il faut avoir un angle, il faut synthétiser… Le boulevard coupé en trois, j’en ai parlé lors d’une interview télé. Mais ça m’embête parce que je n’aime pas faire de conclusion simplistes !”, veut tout de même nuancer Claire Bullen.

Dresser des ponts

La sociologue passe le boulevard au peigne fin et assume être partie prenante de ces transformations : “j’habite plus ou moins au milieu du boulevard, au niveau de la Belle-de-Mai. Pour moi, c’était important de commencer ma recherche ici. J’ai fait des entretiens avec mes voisins, j’ai étudié les achats immobiliers…” Conclusion : dans les copropriétés du coin, à commencer par la sienne, les noms à consonances arabes ont laissé place aux patronymes européens et aux sociétés immobilières.

Portrait à l’extrémité nord du boulevard National, où démarre le périmètre Euroméditerranée. (Photo : Abed Abidat)

Mais l’obsession des chercheurs ici, c’est de dresser des ponts, sûrement parfois un peu superficiels, entre toutes les entités qui composent le boulevard. On entend parler d’un garagiste historique qui s’est lié d’amitié avec le gérant d’une librairie islamique. On relativise les critiques dressées à l’encontre des “néos” : “les populations qu’on suppose plus aisées qui s’installent ici, avaient-elles d’autres choix au vu de leur capital économique ?” On essaye de faire taire ses propres biais : “travailler avec les militants du sud du boulevard, ça aurait été trop facile”. La sociologue se demande : “moi-même, comment je peux être utile au quartier ?”

Première tentative : réunir des gens qui ne se réunissent jamais. Parmi les partenaires du projet, on compte Logirem, dont le siège est sur le boulevard, la Marmite Joyeuse, un bar-tabac qui fait l’angle avec la rue Belle-de-Mai… Ce samedi, le Comité du vieux Marseille organise des balades urbaines à la rencontre des habitants. Et les quelque 90 passants photographiés par Abed Abidat ont tous été invités au vernissage. Quant aux recherches tentaculaires menées par Claire Bullen, elles feront l’objet de restitution dans le futur. “Je n’ai pas encore traité tous mes entretiens”, précise la sociologue, qui en a réalisé une cinquantaine. À travailler sur une matière aussi mouvante, le risque est de ne jamais voir le bout du boulevard.

Boulevard National, au-delà des clichés, une exposition en trois lieux à voir : à La Marmite Joyeuse, 33 Bd National ; au club de tennis UCSDP, 243 Bd National et au KLAP, Maison de la danse, 5 Av. Rostand.

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Commentaires

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  1. Zumbi Zumbi

    C’est pas mal, regarder la ville, vivre la ville, écouter, discuter, photographier, enregistrer, bouts de quartiers après bouts de quartiers, avant d’en tirer des conclusions provisoires. Mais à propos de Marseille, tout le monde a un avis simple et définitif.

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    • Forza Forza

      Je plussoie : c’est pénible ! Merci aux chercheurs, aux artistes, et à tous les professionnels qui prennent ce temps indispensable pour regarder plus loin que le bout de leur nez.

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  2. Forza Forza

    Merci @Clara pour ce bel article. Une petite précision : le périmètre Euromed stricto sensu ne démarre pas au métro National mais plus bas au croisement avec l’avenue Roger Salengro. Cela a probablement été une erreur, notamment pour les immeubles des “Docks Libres 1 et 2”, projet immobilier dont la livraison a démarré en 2016 et très mal pensé et géré par la Ville de Marseille de l’époque. Cependant la Métropole, Euromed et la Ville travaillent désormais tous les trois à la suite du réaménagement du périmètre.
    https://www.euromediterranee.fr/actualites/quest-ce-quune-zac

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  3. Fabienne Fabienne

    Intéressant. Le Bd National est tellement intriguant.

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