De Frais-Vallon à l’opéra, Mohamed El Mejlissi a perdu sa voix

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le 2 Avr 2016
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Il y a 8 ans, Mohamed El Mejlissi entrait au conservatoire de Marseille en section théâtre. Un monde de possibles s'ouvrait pour cet enfant de Frais-Vallon, une cité des quartiers Nord. Mais les portes du théâtre comme du chant lyrique se sont refermées. Il a quitté son quartier natal et bosse aujourd'hui sur les chantiers.

De Frais-Vallon à l’opéra, Mohamed El Mejlissi a perdu sa voix
De Frais-Vallon à l’opéra, Mohamed El Mejlissi a perdu sa voix

De Frais-Vallon à l’opéra, Mohamed El Mejlissi a perdu sa voix

Parfois le passé surgit entre le rayon frais et celui des légumes. Ce soir-là, il emprunte les traits fins de Mohamed venu en voisin faire des courses de dernière minute dans cette supérette du 5e. Chaleureuses retrouvailles entre ce jeune homme issu de la cité Frais-Vallon (13e) et l’auteur de ces lignes qui animait en 2008 et 2009 la rédaction du Marseille Bondy Blog, antenne locale du média participatif né au moment des émeutes de banlieue en 2005. À l’époque, Mohamed El Mejlissi sort de l’adolescence. Il fait partie d’un groupe de huit jeunes baptisé Délire Motion dont l’activité principale consiste à faire des reportages radio sur leur quartier et ailleurs. Un prétexte pour pousser les portes et élargir leur monde. Celui de Mohamed El Mejlissi va plus loin, vers le théâtre, le chant lyrique. Il s’apprête à entrer au conservatoire de Marseille. Il soigne sa syntaxe. Il est l’artiste du groupe.

Huit ans plus tard, Mohamed a toujours cet accent neutre des comédiens. Mais une amertume dans les mots. Après plusieurs années de conservatoire, à Aix et Marseille, il a dû quitter hauts plafonds et lambris peints. “Un Arabe qui chante de l’opéra, visiblement, ça ne le fait pas, lâche-t-il sous le néon de la supérette. Du coup, j’ai fait une formation dans le bâtiment, dans le désamiantage, c’est dangereux et c’est donc mieux payé. J’ai financé moi-même la formation. Mais même là, y a du piston. Je ne trouve rien. Pourtant un Arabe dans le bâtiment, c’est comme un marteau, ça sert toujours.” Paf, pif, pof. Les mots entrent comme des clous.

La traverse de la jeunesse

Avant de reprendre la plume, la rédaction de Marsactu a phosphoré pendant l’été pour s’ouvrir des nouvelles pistes éditoriales. Parmi celles-ci, il y avait la volonté et l’envie d’explorer des thématiques transversales, explorées par touches successives sous forme de feuilleton. Ceux que d’autres appellent “obsessions”, nous les avons appelé “Traverses”, en complément nécessaire au suivi de l’actualité. Parmi ces thématiques, il y a la jeunesse. Le portrait de Mohamed El Mejlissi est une manière d’inaugurer cette traverse prioritaire.

Ils disent le ressentiment et, en ellipse, ces possibles ouverts qui peu à peu se ferment. Dans cet intervalle, il y a à creuser la matière d’un portrait. On loue souvent la réussite exemplaire de ceux qui s’arrachent à leur conditions sociales pour s’offrir un destin exemplaire. Mais combien d’eux retombent dans l’anonymat ? Mohamed El Mejlissi est là, saisi dans cet instant de doute.

Quelques semaines plus tard, au creux du canapé, entre une affiche de Mario Bros et le piano électrique où trône une partition d’Andrea Bocelli, il ne change pas les termes. Vêtu du pantalon crade qui lui sert sur les chantiers où il bosse comme manœuvre au noir, il assume : “Je préfère un truc qui me donne le cancer plutôt que m’en choper un à force de me prendre la tête”. Après plusieurs années en section théâtre au conservatoire de Marseille, notamment sous la direction de Jean-Pierre Rafaelli, il fait le choix du chant lyrique et rejoint Aix en 2011. “Tous les deux ans, on doit passer un examen de fin d’année qui nous autorise ou pas à poursuivre”, décrit-il. Arrivé en cours de cycle, il attend trois ans pour passer cet examen essentiel. Il y présente une pièce de baroque italien et une autre de Gabriel Fauré. “J’ai bien chanté mais j’ai été expulsé.” Il est victime, estime-t-il, d’une forme d’épuration du directeur qui sacque les élèves trop vieux et ceux de “couleur” pour marquer son arrivée.

De fait, il reconnaît être le seul élève “de couleur” dans ce cas. Délicat d’en faire une généralité. D’ailleurs, son prof de chant Tibère Rafalli lui propose de poursuivre à Marseille. Mais là encore il ne parvient pas atteindre le niveau pour passer en classe supérieure. “Je ne lui plaisais plus”, lâche-t-il avant d’insister sur l’inadéquation entre le type d’enseignement dispensé et sa propre voix. À titre d’exemple, il prend une voix de haute-contre, ténor, baryton et même basse qui rebondit entre les murs du petit appartement.

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Ouvrir des portes

” “Les ténors sont ceux qui sortent du rang. Les barytons et les basses ont des voix d’hommes ordinaires. Je n’ai pas trouvé la mienne”, constate-t-il en métaphore de cette croisée des chemins. Après la période du conservatoire, il a pris des cours particuliers de chant. À 40 euros l’heure, il ne peut les multiplier mais assure qu’il y a fait des progrès énormes “parce que la professeure sait s’adapter à [s]a voix”. Avec ce qu’il espère gagner dans le désamiantage, il envisage de s’offrir de nouveaux cours et ainsi percer. Sans expliquer comment. “C’est mon talent qui doit m’ouvrir des portes”, estime-t-il sans nier la portée magique d’une telle assertion.

Les ténors sont ceux qui sortent du rang. Les barytons et les basses ont des voix d’hommes ordinaires. Je n’ai pas trouvé la mienne.

Il dit aussi ne plus supporter de devoir se vendre, de faire sans cesse l’article de soi. Une nécessité de ce métier pourtant. “Je n’ai pas envie que l’on me dise que je chante bien pour un Arabe”, claque-t-il. J’ai vécu un conflit intérieur entre l’arabe et le blanc”. Sans cesse, reviennent ces clivages entre blancs, noirs et arabes. Comme un écho aux propos de Manuel Valls parlant d’apartheid. Mohamed parle avec les mots de son époque. Ces qualificatifs ne distinguent pas seulement des couleurs de peau mais des frontières invisibles où se croisent la bourgeoise et le prolétariat, les origines sociales et culturelles. “À Frais-Vallon, le noir civilisé se fera traiter de blanc. Si je pousse plus loin, au conservatoire, tous les noirs sont blancs à l’intérieur. Des Bounty comme on dit. Quand j’y suis arrivé, je me suis tout de suite senti rabaissé. Ils avaient tous une connaissance de ouf. Du coup, je restais en retrait, le plus discret possible. À la fin de la première année, les profs m’ont dit : “faire ce que tu fais ou rester allongé derrière le rideau sans bouger, c’est pareil”. J’en ai pleuré”.

Ce monde des “blancs” est celui dont il a voulu forcer la porte. Il se souvient très bien de la première fois où il est entré dans une “maison de blancs”. Une des petites villas qui jouxtent la cité de Frais-Vallon où un camarade de classe –“Benjamin”- l’avait invité avec son ami Mahfouz à prendre le goûter. “C’était la première fois que je prenais le goûter à 4 heures, que j’entrais dans une cuisine bien rangée, dans un chambre où le lit était fait, les draps lisses”, raconte-t-il. Adolescent, c’est ce même monde de réussite – et “dis le bien, c’est pas une question de couleur” – qui fait rêver la bande de copains. L’étage où ils veulent arrêter l’ascenseur social : “À l’époque, mes copains m’appelaient le prisonnier. Je leur parlais depuis la fenêtre parce que ma mère m’interdisait de sortir même pour jouer dehors. Elle nous a acheté des vélos mais j’en faisais jamais. Interdit”. Sa mère craint l’influence du quartier, veut que les cinq enfants filent droit après que l’aîné a quelque peu dérapé.

À 17 ans, premier pas sur le Vieux-Port

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Certains membres des Délire Motion en virée à la Friche.

“Résultat, j’avais dix-sept ans, la première fois que je suis allé en ville avec mes potes. Arrivés au Vieux-port, ils sont partis en courant et j’ai flippé tout seul”, rigole-t-il. De cette ville où il est né, il ne connaît rien ou presque. “La sortie la plus fréquente, c’était le snack Habibi en bas de l’escalier du métro. Quand le KFC a ouvert à La Rose, ça a été une révolution. À 18 ans, j’ai claqué les 500 euros de mon compte épargne en repas pris avec mes potes”. C’est dans ces années-là où ils croisent la route de Jérôme Aubrun, animateur au centre social du quartier. Parigot à l’accent bien trempé, il a la charge du repaire, le local “jeunes” du bâtiment K où Mohamed et ses potes viennent traîner. “Ils étaient le genre à jouer aux échecs, à lire des mangas et écouter du rock, se souvient-il. Surtout ils n’étaient en demande de rien. Et ça, pour un animateur d’éducation populaire, c’est le rêve”.

Ensemble, ils partent en voyage à Nantes, sortent du quartier, testent la radio avec un ancien journaliste de Radio Grenouille. “Dans la bande, Mohamed se distinguait. La distinction au sens de Bourdieu. Il était l’artiste, le littéraire”, se souvient Jérôme Aubrun. Tous incarnent les gars biens, droits, sans stigmates de délinquance ou d’échec scolaire trop prononcé. Ils fréquentent la mosquée, passent tous le bac ou presque. Lui se détache, surjoue la différence tout en se conformant au groupe. “Si on les regarde avec le filtre “quartier”, on va dire wouaw, ils ont le bac. Et alors ? Si tu élargis le spectre, ils sont tout à fait conformes à leur classe d’âge, reprend Jérôme. C’est aussi ce qu’on s’efforce de faire avec ces jeunes, ne pas sans cesse les renvoyer à leur milieu. Ils étaient en attente de ça : qu’on les regarde comme n’importe quel jeune. En face, on essayait de les mettre en position de faire des choix. Et si Mohamed avait une valeur républicaine à laquelle il croyait, c’était la liberté“.

Le choix de Mohamed est vite arrêté : il veut être acteur. En 2006, il a découvert le théâtre dans des ateliers au collège Prévert puis au lycée Diderot où il est en première S. Une comédienne, Marie Fouillet, y mène des ateliers pas comme les autres. “Je sortais d’un atelier aux Baumettes avec des jeunes toxicos, raconte-t-elle. Après un stage au théâtre du Merlan, je me suis dit qu’il y avait un travail à faire avec ces jeunes de quartier“. Avec sa compagnie Pachamma, la comédienne part de la réflexion des jeunes eux-mêmes pour construire un texte qui servira de trame à une pièce. “Parmi eux, Mohamed était un excellent acteur avec un vraie imagination et un grand talent d’improvisateur”, explique-t-elle. Le groupe se constitue en troupe, les Z’amba. “Pour les ambassadeurs des quartiers Nord”, détaille Marie Fouillet. “Nous avons fait deux pièces ensemble, jouées à l’Espace culturel Busserine et au théâtre du Lacydon, sur le Vieux-port, se rappelle Mohamed. Il y a même eu une seconde troupe les Z’amba 2 où j’étais le seul ancien. Nous étions une troupe semi-pro même si c’est nous qui l’avions décrété.”

La communauté de Longomaï

Dans cette vidéo postée au moment de la création du spectacle Paroles de jeunes, le rêve des anciens, Mohamed explique l’ouverture sur le monde que lui a permis la rencontre avec Marie Fouillet. Le spectacle met en perspective les dires des indiens Lakotas avec le point de vue de ces jeunes sur la société de consommateur. “Avec elle, on faisait des trucs de ouf, se souvient-il. On est allé à Saint-Martin-de-Crau et à Forcalquier, vivre dans la communauté du Longomaï. On découvrait la nature, le travail de la terre. J’ai vécu plein d’expériences qui m’ont fait grandir.”.

Mohamed El Mejlissi en 2011 au sujet de son expérience dans le théâtre
Le projet finit par s’arrêter après le suicide d’un des jeunes comédiens. “C’était un garçon charismatique, drôle. Jamais, jamais, nous n’aurions pensé qu’il puisse faire ça”, se désole Marie Fouillet. La disparition met fin à l’aventure collective. Mohamed envisage même de tout arrêter alors qu’il a rejoint le lycée Artaud pour approfondir son don. “Je voulais arrêter les études de théâtre pour devenir policier. J’avais même calculé quelle voie suivre si je n’avais pas le bac. Devenir policier, agent de sécurité”, se souvient-il. “Je l’ai convaincu de continuer au conservatoire, appuie Marie Fouillet. Mais je lui ai aussi dit que c’était un métier difficile pour tout le monde. Et peut-être encore plus quand on a comme lui un vrai manque de confiance en soi. Mais cela s’impose à tous, quel que soit le milieu. Cela demande de faire des choix de vie.”

“Manger du bitume”

Sans insister, Marie Fouillet pointe un autre choix de jeunesse de Mohamed. À 19 ans, il saute le pas et épouse Cécilia, une jeune femme qui partage toujours sa vie. Un mariage uniquement religieux mais qui installe le jeune homme dans une vie de couple, chez maman, pendant deux ans à Frais-Vallon. Une forme de sécurité, de conformité. “Franchement, vivre chez maman, c’était le top”, sourit-il aujourd’hui. Ce n’est pas “la blanche” dont il rêvait adolescent mais une jeune fille de Saint-Tronc, d’origine réunionnaise. “Un de mes potes -noir- m’a dit à l’époque : elle est mignonne mais elle est trop noire pour moi. Les blanches des beaux quartiers cela nous faisait rêver. On les trouvait plus féminines. En fait, elles étaient surtout plus souriantes parce que les filles du quartier, elles te souriaient pas, elles étaient d’entrée sur la défensive. Les relations garçons/filles, c’était hardcore.”

Cela fait partie des éléments qui lui font dire aujourd’hui qu’il n’a aucune nostalgie pour le quartier où il a grandi. “Quand tu es à l’intérieur, tu vis avec. Mais y a pas de raison de devoir supporter l’hostilité, les mecs qui traînent, les vendeurs de shit, les poubelles dans les allées, l’odeur de pisse dans les couloirs… énumère-t-il. Je suis content que ma mère en soit sortie”. Elle vit désormais à la Cité Fondacle, toujours dans le 13e mais sur un mode plus résidentiel. Son fils vit en ville, définitivement sorti du quartier même s’il continue à se battre avec les clivages qui barrent encore son rêve. “Au conservatoire, mes professeurs m’ont dit que j’étais le genre d’acteur à me bonifier avec l’âge. Je ne suis pas encore vieux”, sourit-il.

Jérôme Aubrun ne veut pas jouer au vieux con en rappelant ses bons conseils d’antan : “Tu vas nulle part dans ce métier sans te manger du bitume. La vie, c’est de la merde, de la sueur et du sang. Ça l’est encore plus dans les métiers artistiques.” Depuis son village de Forcalquier, Marie Fouillet est sur la même ligne : “Ce que je crois, c’est qu’il est comédien. Ce qu’il vit peut être aussi une épreuve, une galère dont il a besoin pour pousser du pied et aller ailleurs. Et même s’il ne réussit pas dans ce métier, les compétences qu’il aura acquises lui serviront toujours.” Il a la vie devant lui pour continuer à faire ses choix.

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Commentaires

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  1. Renardsauvage Renardsauvage

    Très bel article ! La jeunesse n’est pas épargnée, la peur de la différence a toujours existé et fait très mal.
    Ce portrait laisse un goût de tristesse et l’on a envie de protéger ce jeune homme qui on le voit, a une sensibilité d’artiste. J’ai envie de lui dire que la vie passe très vite et qu’il ne doit pas baisser les bras, l’art est exigeant et si le métier de chanteur lyrique ou d’acteur (ce qui est complémentaire) représente sa passion, il doit se donner les moyens de continuer. Je félicite Mohammed El Mejlissi pour son parcours !

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  2. catherine catherine

    Merci pour cet article. Il me renvoie aux derniers propos de notre premier ministre qui a dit qu’essayer de comprendre, c’est déjà excuser. Merci de nous aider à comprendre… Le parcours de ce jeune homme et de ses collègues est la preuve que l’action culturelle, l’action sociale et citoyenne ont un sens majeur. Ce qu’ils disent d’eux-mêmes dans la vidéo est magnifique. Hélas, les moyens publics alloués à ces actions est en chute vertigineuse (il n’est même pas sûr que Pachamama pourrait aujourd’hui mener l’action telle qu’elle est décrite). Hélas bis, la ségrégation a pour l’instant eu raison des premiers espoirs de Mohammed. Il est vrai aussi que les carrières artistiques sont particulièrement cruelles, d’où que l’on vienne (bon… Sauf si on est fils ou fille de… !). Mais au-delà de ce cas particulier, il est essentiel et vital pour notre société de revenir aux fondamentaux de l’Education Populaire, cette belle idée qui n’est plus portée, si ce n’est dans sa caricature. En tous les cas, bon vent à lui, car il lui reste du temps ( et des dons et un cerveau!) pour construire sa vie!

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  3. julijo julijo

    Belle tranche de vie. Il reste à poursuivre….Bon vent Mohamed !

    Exemple d’un désarroi fréquent propre à cette tranche d’âge. Evidemment l’origine de Mohamed est une circonstance aggravante, mais il a la chance d’avoir une “passion” ou du moins une envie, un projet. Tellement d’autres à sa place (et plus blancs que blanc) n’ont même pas le début d’une idée !

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