Dans les hôpitaux de Marseille, “l’espoir malgré l’incertitude”

Interview
le 1 Avr 2020
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La vague de malades liée à l'épidémie de coronavirus ne devrait plus tarder dans la région. Depuis des semaines, les hôpitaux de Marseille s'y préparent. Le professeur Jean-Luc Jouve, référent régional du collectif inter hospitalier et chef de pôle à l'AP-HM décrit l'état d'esprit des soignants locaux. Déterminés mais inquiets.

Photo : Emilio Guzman.
Photo : Emilio Guzman.

Photo : Emilio Guzman.

Depuis des semaines, les hôpitaux de Marseille, au premier rang desquels ceux de l’assistance publique (AP-HM) se préparent à recevoir la “vague” de malades touchés par l’épidémie de coronavirus. Certains spécialistes prévoient un pic ce mercredi 1er avril, d’autres attendent avec inquiétude le semaine prochaine. Si la date varie, et si tous s’accordent à dire que la crise va s’installer dans la durée,il est impossible d’obtenir des projections précises.

Jean-Luc Jouve, chef de service à la Timone et référent région collectif inter hospitalier

Référent en région du collectif inter-hôpitaux en pointe lors du mouvement social, le professeur Jean-Luc Jouve revient pour Marsactu sur la façon dont le milieu hospitalier du territoire appréhende l’avenir. Né du rassemblement des soignants des hôpitaux publics, ce collectif n’a eu de cesse depuis plusieurs mois de dénoncer la situation d’urgence dans laquelle se trouve le système de santé public aujourd’hui sur le front. Par ailleurs chirurgien pédiatrique et chef du pôle de pédiatrie à l’AP-HM qui a vu certains de ses services réorganisés pour accueillir les malades du Covid-19, Jean-Luc Jouve fait également partie de la cellule de crise mise en place par l’AP-HM. Il n’écarte pas l’hypothèse d’une submersion des services dans les jours à venir, tout en conservant ses espoirs dans la capacité d’adaptation du personnel soignant.

Dans quel état d’esprit est le personnel des hôpitaux locaux face à la crise ?

Il y a deux choses : d’une part, une volonté de participer qui est très marquée à tous les niveaux du personnel. Et en même temps, une peur légitime pour soi mais surtout pour ses proches. Les effets collatéraux bénéfiques sont que les professions non-soignantes se soudent aux soignants et que les petites dissensions s’effacent. Nous avons complètement changé la configuration de l’AP-HM, c’est énorme et il y a une réelle volonté de faire au mieux. Ça en devient émouvant…

Dernièrement, un appel à participer à une cagnotte pour acheter du matériel médical a été lancée par le service de réanimation de la Timone, parfois accompagné de messages inquiets pour le relayer. N’y a-t-il pas aussi un sentiment de détresse ?

Il y a différents niveaux dans cette situation. Le personnel en réanimation voit la mort. C’est de là que vient la détresse, de la réalité des faits. Quand ce n’est pas la mort, ils voient des gens de 40, 50 ou 60 ans dans leur lit après une semaine de mise sous ventilation, je peux vous dire que ces patients sont méconnaissables. C’est pour les soignants une épreuve psychique.

Pour ceux qui travaillent hors service de réanimation, cette détresse existe aussi, même si elle est moins aiguë et surtout moins traumatisante. Cette détresse se réfère plutôt à de la colère. Ce matin, on a entendu sur France Inter la lecture d’une lettre au président de l’écrivaine Annie Ernaux, elle avait les mots justes. Certains sont en colère contre le gouvernement.

Vous dénonciez effectivement depuis des mois, avant la pandémie, le manque de moyens attribués par l’État à l’hôpital public. Quelles sont les répercussions dans la gestion de la crise ?

L’État n’y est pour rien s’il y a une épidémie, mais beaucoup de nos soucis viennent du fait que nous travaillions déjà en flux tendu. Quand on regarde l’Allemagne, où les hôpitaux sont mieux dotés en lits de réanimation, et qu’on voit comment ça se passe là-bas, on comprend cette colère. Ce que le collectif inter-hospitalier avait annoncé arrive. Et ce n’est pas du triomphalisme, car ceux qui le dénonçaient sont aujourd’hui au travail. Mais on y est, ce qui avait été dépeint sur du moyen ou long terme arrive là en quelques semaines. Il y aura un après Covid qui va être très difficile.

Quelle est aujourd’hui la priorité de l’AP-HM ?

Nous avons d’abord opéré une réorganisation complète de l’AP-HM. Nous disposons désormais de 170 lits de réanimation prêts à ventiler. Des services entiers ont été transformés (lire notre article sur la préparation des hôpitaux de Marseille). C’est très complexe de changer, par exemple, un service de chirurgie cardiaque pour l’adapter aux pathologies respiratoires. Ce travail a été fait sur les différents sites de l’AP-HM et nous a mis le nez dans le guidon. On commence maintenant à être prêts et on attend la vague.

La deuxième préoccupation est de savoir quand et comment le pic va arriver. Ce pic est devant nous et ce n’est pas impossible que l’on se fasse submerger car nous devons nous occuper de Marseille mais aussi de toute sa région. Nous risquons d’être sous-dotés. Des chirurgiens sont actuellement en formation pour apprendre à aider les infirmiers de réanimation. Des recrutements et appels à volontariat sont lancés. Il y a un très grand mouvement de solidarité. Mais les messages des banderoles que nous déplions lors des manifestations disant “l’État compte ses sous, nous comptons nos morts” risquent de se réaliser.

Quelles sont les projections dont vous disposez ?

En fait, il y a en a eu plusieurs. Mais ce sont les plus alarmistes qui s’avèrent les plus justes. L’une d’entre elles prévoit en PACA le triplement des cas avérés entre le 30 mars et le 5 avril. On va être dans ces eaux là. Il y a une courbe ascendante très importante. C’est le souci principal de la cellule de crise actuellement.

D’où vient cette motivation ?

La vocation. À mon avis, personne ne veut se confiner chez lui alors qu’il y a le feu là où nous avons choisi de travailler. Et croyez-moi, il faut le vouloir pour travailler à l’AP-HM. C’est ce sentiment qui domine, et qui est le plus intéressant.

Que va-t-il se passer dans les jours à venir ?

Nous avons des tas de possibilités. Si cette épidémie s’installe dans la durée, nous disposons de 170 lits mais nous pouvons aussi utiliser les respirateurs des salles d’opération. Les épidémiologistes à qui l’on fait confiance nous disent qu’ils ne peuvent pas aller au déjà de la mi-avril pour nous donner des informations fiables. On ne fait une projection que par rapport aux autres pays. L’angoisse est liée à cette inconnue.

Quand vous avez une situation de catastrophe naturelle ou d’accident majeur, il y la catastrophe qui est ponctuelle est ensuite vous vous organisez pour gérer ses conséquences. Là, cela arrive petit à petit et on ignore quand le pic surviendra exactement, et comment cela va se passer au sommet de la vague. Pour autant, je n’ai aucune inquiétude sur la capacité des soignants à se battre, et je constate une détermination froide chez les infirmières, les internes… Il n’y aura aucun désertion, sauf celle liée à la maladie.

Dans le pire des scénarios, celui où vous faites submerger, que se passe-t-il concrètement ?

Se faire dépasser voudrait dire ne plus arriver à ventiler, un problème essentiellement de réanimation donc. Je ne pense pas que cela arrive car nous pouvons compter sur la formidable capacité de réorganisation des services de réanimation, et ce n’est pas de la flagornerie. Mais si cela arrive, se poseront alors des problèmes éthiques, autrement dit de choix : qui on ventile et qui on ne ventile pas ? Mais dans la mesure où tout le monde n’est pas atteint au même moment sur le territoire français, cette temporalité pourra jouer en notre faveur.

Plusieurs choses jouent en notre faveur en fait. Localement, il s’agit de l’arrivée tardive de la vague qui a permis une organisation importante eu égard à ce qui s’est passé dans l’Est et de ce qu’il se passe dans la région parisienne. Le deuxième élément positif c’est ce décalage qui fait que si ça dure en longueur, des Marseillais pourront être transférés dans le Grand Est.

Comment tout un chacun peut vous aider ?

Sur le site de l’AP-HM il y a des prérequis pour pouvoir aider de manière active. Il risque d’y avoir besoin de gens ne serait-ce que pour donner des informations téléphoniques. Nous allons faire partir des gens de l’hôpital pour libérer des places, il faudra leur téléphoner plusieurs fois par jour pour prendre des nouvelles. La deuxième chose c’est de rester chez soi, de rester confiné. Il est certain qu’actuellement c’est un élément capital dans le traitement.

Selon vous, quelles leçons devrions-nous pouvoir tirer de cette crise sanitaire ?

Il faut impérativement se rendre compte que les trois derniers gouvernements ont terriblement fragilisé l’hôpital. L’hôpital public, qui était une citadelle, est devenu un colosse aux pieds d’argile. On va résister à l’épidémie mais elle met en exergue cette fragilité qui s’est créée lorsqu’on a fermé des lits, lorsque les infirmières et les médecins se sont rendu compte qu’ils avaient des carrières peu attractives dans le public. Il faudra y réfléchir très rapidement après. Sans pour autant que cela tourne au débat public-privé.

Marseille est une ville très riche en cliniques privées, en activités libérales et elles sont sont complètement avec nous dans la gestion de la crise. Ceux qui ont des lits de réanimation travaillent main dans la main avec le coordinateur des lits de réanimation dans la région, qui est le professeur Laurent Papazian. Mais la fragilité apportée à l’hôpital public depuis Sarkozy est ici complètement révélée. Il va falloir en tirer les conclusions nécessaires, et pas uniquement les discours émus de nos politiques.

 

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Commentaires

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  1. Catherine Rathelot Catherine Rathelot

    Excellent Violette ! Merci pour ton article et bravo à tout l’équipe. En effet l’hôpital public les conditions de travail des soignants doivent être une priorité et cela n’a pas de prix !

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  2. PromeneurIndigné PromeneurIndigné

    Tout est dit ” la fragilité apportée à l’hôpital public depuis Sarkozy est ici complètement révélée. Il va falloir en tirer les conclusions nécessaires, et pas uniquement les discours émus de nos politiques ” Bravo

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