Cours Estienne-d’Orves, le distributeur Rossi boissons prend la main sur les bistrots

Enquête
le 7 Sep 2022
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En quelques années, le distributeur de boissons marseillais a racheté quatre des enseignes les plus en vue de la place. Le groupe familial affirme vouloir défendre son ancrage local, mais dans le quartier, la démarche suscite quelques craintes.

Le Polikarpov, le Phonographe et le Pointu font partie des dernières acquisitions du groupe. (Photo : LC)
Le Polikarpov, le Phonographe et le Pointu font partie des dernières acquisitions du groupe. (Photo : LC)

Le Polikarpov, le Phonographe et le Pointu font partie des dernières acquisitions du groupe. (Photo : LC)

Depuis que l’eau du Vieux-Port n’y passe plus et que le parking géant qu’il accueillait a été détruit, le cours Estienne-d’Orves est l’une des plus grandes places piétonnes du centre-ville. Il est donc naturellement orné de restaurants et bars divers et variés, profitant de la proximité avec le port et du passage constant de clients en recherche de terrasses. À l’ombre des parasols géants, il y a là parmi les plus gros débits de boissons de Marseille : des noms comme le Polikarpov, l’Horloge, le Pointu, ou le Phonographe. Si leurs esprits sont parfois largement différents, ces affaires ont récemment acquis un point commun majeur : leur propriétaire.

Dans un contexte où de grands groupes parisiens affichent de plus en plus leur intention de surfer sur la nouvelle attractivité marseillaise – Noctis dans l’événementiel et Big Mama dans la restauration en étant les exemples les plus visibles – c’est un autre type de groupe qui a pris la main sur ces établissements du Vieux-Port, et pas forcément celui qu’on attend. Plus connu pour livrer les commerces que pour les exploiter, le groupe Rossi a racheté tous ces établissements depuis 2018.

Gros poisson et discrétion

Rossi boissons est un acteur local largement implanté dans la région Paca, et à Marseille en particulier. Depuis 1920, cinq générations de la famille Rossi stockent et distribuent des boissons depuis notamment un entrepôt dans le 14e arrondissement, et une implantation historique à Montredon. Une famille aux commandes, mais pas un petit poisson : des centaines d’établissements collaborent avec le groupe, de la frontière italienne à Marseille en passant par Avignon et Monaco, pour un chiffre d’affaires pré-Covid de plus de 35 millions d’euros. Au-delà de la distribution, le groupe ; comme beaucoup de “brasseurs” comme on les appelle souvent dans le milieu, aide, conseille et finance même parfois des ouvertures de commerces de cafés, bars et restaurants. Généralement moyennant contrat de fournisseur exclusif pour l’établissement.

On ne veut pas que ce soit mal perçu par les gens avec qui nous avons l’habitude de travailler.

Jean-Luc Rossi

Si beaucoup de choses ont changé depuis la fondation, le fonctionnement est toujours le même : le groupe Rossi est une affaire familiale, où on travaille avec son frère, son père, son fils. Et comme beaucoup de familles, on ne parle pas trop de ses affaires en public. Pas de service communication dédié, pas même de stratégie sur les réseaux sociaux, si ce n’est une page Facebook qui n’a pas été alimentée depuis la fin de l’année dernière. Jean-Luc Rossi, patriarche de la génération actuelle, résume : “On aime la discrétion”. Particulièrement lorsque l’on discute de cette nouvelle ambition de reprendre des établissements : “On ne veut pas que ce soit mal perçu par les gens avec qui nous avons l’habitude de travailler”.

Car le groupe marche sur une ligne assez fine en rachetant des activités qui sont habituellement celles des clients de sa plus grosse activité. Reste que ces établissements du Vieux-Port ont pour autre point commun d’être de gros débits, qui achètent en moyenne 250 000 euros chaque année en alcools et boissons.

Clause de non concurrence

L’un des anciens propriétaires d’un établissement vendu à Rossi y voit là un lien de cause à effet. “Ce sont des industriels, qui n’ont pas de sensibilité particulière pour un esprit plutôt qu’un autre. Je pense que l’intérêt pour eux est de faire grossir un capital d’actifs. Les marges du groupe Rossi seront par exemple supprimées, et elles représentent 5% du prix d’achat des boissons. Mais pour nous, au vu de leur capacité à reprendre à bon prix, c’était intéressant”. Comme quelques autres ex-propriétaires, il décrit des conditions de ventes très avantageuses pour le vendeur : “C’est plus simple que de vendre à un particulier, au vu de la frilosité des banques. Nous avons vendu sans clause suspensive, à un prix très correct, au-dessus de 100% du chiffre d’affaires. La seule chose que l’on nous a imposée est une clause de non-concurrence”. Qui consiste à une interdiction pour le vendeur d’être propriétaire d’une affaire similaire dans un périmètre de 500 mètres, durant 2 ans.

“Je pense que pour eux, c’est aussi une volonté de différenciation face à la concurrence”, analyse notre interlocuteur. Car si le groupe Rossi est bien en place, il reste le plus petit des trois grands acteurs de la distribution de boissons de la région. France Boissons, mastodonte national est indéboulonnable et le groupe Montaner Pietrini se décrit lui-même comme le “1er distributeur Sud-Est indépendant”.

De la Grotte au Pointu

Chez les Rossi, on se défend de toute volonté hégémonique, ou de stratégie visant à faire grossir la distribution de boissons. On préfère donc continuer à s’inscrire dans une histoire de famille, et Jean-Luc Rossi délègue bien volontiers la parole à son fils Rodolphe : “Reprendre des affaires, c’est son rêve depuis qu’il a 15 ans”. Rodolphe Rossi est à la tête de MR Group, la filiale du groupe visant à reprendre et gérer ces établissements : “La société est dissociée de l’activité de distribution, et le groupe Rossi n’intervient pas dans son fonctionnement exécutif. Les établissements que nous reprenons sont d’ailleurs pour la plupart des parts de marché déjà existantes”.

Ailleurs dans le centre, le groupe a déjà racheté Les Danaïdes et le Petit-Pernod.

Rodolphe Rossi préfère prendre du recul et défend une accroche locale : “Marseille monte en puissance, et on constate l’arrivée de grands groupes parisiens. On est marseillais depuis 5 générations, et on veut défendre ça”. Depuis 2017, en commençant par le restaurant la Grotte à Callelongue, de nombreux lieux emblématiques marseillais sont passés aux mains de MR Group : les Danaïdes, le Petit Pernod sur le Vieux-Port et bien sûr les quatre du cours Estiennes d’Orves, le “Poli”, l’Horloge, le Pointu et le Phonographe. Ce n’est pas fini : MR Group a une ambition de développement sur les prochaines années.

“Ce n’est pas leur métier, ce sont des commerciaux”

Si la famille Rossi n’est indéniablement pas un grand groupe parisien, les inquiétudes restent similaires. Un autre ancien patron est d’ailleurs assez sceptique : “Il n’y a pas à dire, ils ont repris de belles vitrines. Mais je vois aussi que ce n’est pas leur métier, ce sont des commerciaux. Ils confient d’ailleurs assez souvent la gestion à des mecs de la restauration, mais ils ne choisissent pas les meilleurs. Si c’est pour acheter vingt bars et restaurants pour distribuer les mêmes produits, je ne vois pas trop l’intérêt”. Une peur de l’uniformisation que rejette complètement Jean-Christophe Rossi, en charge de la distribution : “Les établissements ont accès à l’intégralité du catalogue de boissons de chez nous, et c’est assez large. Et au-delà de ça, il n’y a aucun problème à ce que qui que ce soit aille se fournir ailleurs pour trouver un produit particulier”.

L’initiative d’acquisition d’établissements du groupe Rossi est encore trop nouvelle pour en juger. Certains bars ont été repris il y a tout juste quelques mois. Mais les questions sont d’ores et déjà soulevées. Avec pour emblème Le Polikarpov, connu pour être précurseur de l’inclusivité dans une ville qui ne l’est pas toujours. Voir cette immense terrasse de jeunes fêtards devenir propriété d’un grand groupe, ça fait sourciller même le staff : “On voit des petits trucs qui changent par-ci par là. J’espère qu’on ne deviendra pas McDonald’s …”.

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Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Encore très documenté ! Bravo et merci !

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