[Voyage en Alcazarie] Enfin seul !
[Voyage en Alcazarie] Enfin seul !
José Rose est sociologue et écrivain*. C’est aussi un usager de l’Alcazar. Des mois durant, il s’est rendu dans la grande bibliothèque de Belsunce comme on se rend dans un pays lointain soudain si familier. Cette exploration est devenue un livre qui vient de paraître. Après une série de publication sur l’Agora de Marsactu, il conclut son voyage par ce beau texte inédit.
Enfin seul ! Seul et enfermé dans la médiathèque close. Passer une nuit dans la seule compagnie des livres était mon rêve et voici qu’il se réalise. Une bonne connaissance des lieux, une porte entrouverte, une cachette possible derrière une montagne de cartons, une tenue de camouflage – imprimé représentant une bibliothèque chargée de livres – et le tour était joué.
Certes, j’avais déjà exploré les dessous de l’Alcazarie en m’incrustant dans une visite organisée des sous-sols. J’avais aussi fait mine de dormir au moment de la fermeture dans l’espoir vain d’être oublié par les vigilants vigiles. J’avais envisagé des passages secrets entre les livres, des ouvrages en trompe-l’œil dans lesquels on pouvait entrer pour rejoindre un monde mystérieux. J’avais même imaginé une rencontre coquine dans les arrières salles de la médiathèque, corps collés aux étagères, étreinte-éternité, acmé de la volupté dans une cataracte de livres décrochés par les soubresauts de la jouissance. Mais rien de vraiment tangible jusqu’à ce soir. Rien au regard de ces trois nuits qui s’offraient à moi, trois nuits dans les bras, dans l’intimité même, de ma tendre Alcazarie.
Il est 19 heures et le silence des lieux me recouvre aussitôt. Je distingue encore la lumière de la ville et les points lumineux des appareils en veille mais les humains sont partis et j’ai envie de clamer ma joie. J’avance à tâtons parmi les rayons, glissant mes doigts sur les couvertures de livres. Ils sont des milliers et j’ai l’impression qu’ils pourraient avancer ensemble vers moi et me parler.
Des ombres mystérieuses apparaissent bientôt. Dans la salle des fonds précieux, je crois apercevoir des fantômes de lecteurs studieux. Au rayon jeunesse, je devine un spectre d’enfant fasciné par un livre de monstres. Je croise aussi des revenants du côté des romans, des ombres de mélomanes dans le coin musique. Elles s’estompent dès que je me frotte les yeux mais d’autres resurgissent instantanément. Mon impécunieux romantique avance ainsi au bras de Pétula, des malvoyants dévorent des livres parlants, une mendiante tend son cabas pour quémander sa pitance de livres, des agents de surveillance contrôlent seulement les sourires des entrants, des disquaires dansent parmi les travées et une animatrice brandit en hurlant Le livre des silences devant des enfants grimaçants.
Et partout des gisants. Lycéens médusés, amoureux transis, enfants modèles, grincheux figés, collégiens collés aux mangas, homme assoupi sur un dictionnaire, jeune fille paralysée devant un monceau de documents, lectrice immobilisée dans sa position dite de mise en confiance de l’enfant, enseignant tétanisé devant une pile de copies, homme casqué et inanimé devant ses écrans, couple pétrifié tels des amoureux de Pompéi. Et des cavalcades de farfadets dans les escaliers, des elfes dans les oriflammes, des esprits dans les airs, des chimères dans le Lacydon. Je ne sais plus où je suis.
Puis le calme revient dans mon esprit dérangé. Je décide de lire – oui, j’ai apporté une lampe frontale – en oubliant la faim et le temps. Je commence par La boutique obscure de Pérec, poursuit en comparant les interprétations des rêves de Freud, Nathan et Lahire, et enchaîne avec Le rêve de l’escalier de Buzatti.
Tout à mon enlivrement, je finis pourtant par m’endormir dans l’un de ces fauteuils bleus ovoïdes qui peuplent le lieu. Bientôt surgissent et s’enchainent des rencontres improbables. Je reconnais un vigile dans la silhouette patibulaire d’un videur de boîte de nuit qui éconduit un bibliothécaire hirsute qui n’a visiblement pas la cote. Je croise une volée de moineaux pépiant à tout va sous le regard hagard d’une maîtresse débordée. Je tente de calmer une jeune mère secouant sa fille qui voudrait seulement prolonger le temps de la lecture. Et je me fait apostropher par un répétiteur lassé des bâillements de son élève avachie sur ses annales. Je retrouve aussi la bonne sœur au sourire habité et à la robe de drap bleu du côté des BD alternatives au moment où elle s’éloigne bras dessus bras dessous avec un lecteur portant bracelets de coquillages et casquette Droit au but.
Je croise la furie blouson de cuir rouge lunettes de soleil qui hurlait contre le vigile et est finalement tombée sous le charme de ses profonds yeux noirs et de son torse puissant ce qui ne l’empêche pas de lâcher encore son souffle tempétueux entre deux étreintes sauvages du côté des issues de secours. Je revois même la passante qui m’avait demandé si j’étais chercheur, journaliste ou retraité et qui m’avait intrigué par ses “à plus tard”. Je n’avais rien osé mais cette nuit, on est parfois plus hardi la nuit, j’engage la conversation avec elle, je lui dis, elle me dit, on se dit, on se redit et quand son copain la rejoint, elle l’éconduit et me…
Je me réveille en sursaut essayant aussitôt de me rendormir pour rejoindre ma passante. En fait, je me rêve en metteur en scène d’une histoire de couple de lecteurs à la tendresse contagieuse. Le premier plan fixe leurs regards perdus dans la profondeur intrigante de leurs yeux, mains entrecroisées, fine caresse glissée sur la joue, baisers dans la nuque dénudée. Leur longue conversation muette donne le sentiment d’être sans fin. Dans le plan suivant, les alcazariens quittent au ralenti leur poste de lecture, se réunissent et entonnent un chœur vibrant. Les solitaires se regardent en souriant, les plus emportés montent sur les tables, entament des danses, descendent les escaliers en faisant des claquettes, jaillissent des ascenseurs tandis qu’un même chant puissant et doux monte vers les hauteurs et rejoint les chants d’oiseaux.
Je me réveille, reprend mes lectures, déambule parmi les étagères, somnole un peu et me rendort à nouveau. Une longue dame blonde m’apparait, chemise blanche flottant sur les hanches, mains dans les poches. Elle me sourit et s’approche de moi pour me susurrer à l’oreille des phrases apaisantes où il est question de troisième priorité, de bibliothèque « première porte culturelle », de « lieux de grande humanité » où l’on « ne doit justifier de rien pour y entrer ». Elle m’annonce que 8 millions d’euros vont être affectés au financement de l’extension des horaires des bibliothèques. Dans mon rêve, je ne pense pas à rapporter cela au nombre de bibliothèques, 16 000 tout de même, et à calculer combien cela représente de postes, d’heures ou de minutes supplémentaires. Mais c’est sûrement une bonne nouvelle car les livres battent des pages avec enthousiasme tandis que des notables signent des chèques à tire-larigot à de nouvelles recrues médusées.
Mardi à 11 h, 64 heures exactement après mon enfermement, les portes s’ouvrent sur le flot habituel des impatients. Je sors comme si de rien n’était. Prêt pour un nouveau voyage…
“Tout portrait se situe au confluent d’un rêve et d’une réalité”, écrit Georges Pérec dans La vie mode d’emploi.
*Ce dernier épisode du Voyage en Alcazarie est inédit. Il prolonge l’ouvrage Scènes de vie en bibliothèque – Voyage en Alcazarie, paru aux éditions de l’Harmattan et disponible en librairie et sur le site des éditions. Par ailleurs, et c’est une heureuse coïncidence, José Rose a été élu ce jeudi représentant des lecteurs actionnaires au sein du comité stratégique des actionnaires de Marsactu.
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Bravo ! Un très joli texte.
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