[Nyctalope sur le Vieux-Port] Le taulier de l’alimentation de nuit

Chronique
le 4 Mar 2023
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La vie nocturne, à Marseille, est rarement un feu d'artifices mais plutôt un hasard de rencontres. Marsactu a confié au journaliste Iliès Hagoug le soin de l'arpenter et de la raconter. Cette fois-ci, il squatte chez Mehdi, qui tient une petite alim perdue dans la nuit marseillaise.

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L'une des nombreuses autres alimentations ouverte la nuit

L'une des nombreuses autres alimentations ouverte la nuit

Les néons clignotent particulièrement fort devant l’une des nombreuses alimentations de nuit de Marseille. La navigation entre le bar et l’after constituant une traversée parfois rude et ponctuée d’événements, elles sont souvent le phare de la nuit marseillaise, tranchant le manque d’éclairage public dans une rue du centre-ville. Une chaise dehors, une devanture à la décoration baroque faite de graffs et de marques d’alcool : les mêmes marqueurs s’y retrouvent souvent.

Mehdi est le taulier de l’une d’elles. Il fait l’ouverture vers 17h, parfois vers 19h. “Ça dépend”. Grand bonhomme apprêté à sa façon, barbe taillée en dégradé au millimètre, cheveux cirés et baskets édition limitée, il a l’habitude de tenir son affaire en détente, dans le détachement commun à beaucoup de ceux qui travaillent la nuit. Plus grand-chose ne le surprend : “Si tu savais ce que je vois des fois, tu deviendrais comme moi”.

Les exemples nourrissent son indifférence. Pas longtemps après l’ouverture, une cliente plutôt jeune arrive à l’heure de l’apéro, dont le regard porté sur le frigo trahit qu’elle est en pleine résolution d’une équation classique. Comment concilier budget limité, alcool potable et quantité raisonnable pour passer la porte de la soirée ? Première tentative sur une grande bouteille de bière en verre : “C’est combien ça ?”. Derrière le comptoir, le regard se lève à peine du téléphone : “7 euros”. La bouteille est immédiatement reposée comme si elle était porteuse d’un nouveau variant de la Covid. Le choix se fixera au final sur un pack de 33 Export, encaissé en carte bleue de mauvais cœur après avoir demandé si, vraiment, la cliente n’avait pas d’espèces.

Histoires à dormir debout

Mehdi a des histoires à la pelle, parfois à dormir debout, au final pas très drôles. Il appelle le 18 assez souvent, pour des gens qui ont trop croqué leur soirée. Il a régulièrement la visite de femmes qui font semblant de faire un stop chez lui pour laisser passer le mec étrange qu’elles ont remarqué dans leur dos depuis quelques rues. Et puis il sait se défendre, la posture avant tout. “C’est rare que ça finisse en bagarre, parce que je parle pas beaucoup quand je vois quelqu’un qui la cherche. Et souvent, on est plusieurs”.

J’ai jamais voulu être employé à vie, je voulais travailler pour moi. J’ai pas ouvert une alim parce que j’aimais ça, j’ai voulu me créer une opportunité et rester qui j’étais.

Mehdi

Comment devient-on gérant d’alimentation la nuit ? Mehdi ne peut parler que de son parcours, cartésien s’il en est : “À l’école j’étais plus connu pour bien jouer au foot que pour mes notes en maths. Après ça, j’ai jamais voulu être employé à vie, je voulais travailler pour moi. J’ai pas ouvert une alim parce que j’aimais ça, j’ai voulu me créer une opportunité et rester qui j’étais”. Il n’est pas pour autant seul propriétaire, mais reste assez flou, et c’est la notion sur laquelle il est le plus évasif. “Tu connais, j’ai des gens qui m’ont aidé à ouvrir”. De l’alimentation à la start-up, la love money est reine.

Il préfère parler de ses enfants, dire hamdoullah pour remercier le bon Dieu d’en avoir deux qu’il arrive à nourrir sans être dans un métier plus compliqué. Même si leur rythme n’est pas le même, lui qui va souvent se coucher quand ils se réveillent.  La passion de servir des clients souvent ivres, quand ce n’est pas pire, n’anime donc pas Mehdi. Il évacue : “Je suis pas un passionné de Heineken ou de Granola”.

Bonbons en gros et date de péremption courte

Il a tout de même acquis une certaine expertise dans son métier. Il se réveille un peu quand il en parle, de sa savante cartographie des grandes surfaces les moins chères. L’astuce du soir est là : les meilleurs biscuits salés sont à Saint-Loup, les bonbons en sachets à Bonneveine et en gros à Métro ou en reprenant des stocks à d’autres. Il y a aussi des grossistes spécialisés en date de péremptions courtes, avec qui il garde un contact proche. Et l’alcool ? “Par-ci, par là…”

S’il reste vague, c’est que l’alcool est au centre de toutes ses problématiques, au cœur de ses contradictions, mais surtout le moteur économique de son activité. Musulman, Mehdi ne boit pas. Il le dit lui-même : “Je suis pas censé en vendre non plus, mais bon, tu veux faire quoi ?”  Sa sélection de vins est donc plus basée sur la rentabilité que sur les cépages : “J’y connais rien, je sais juste qu’il faut pas que ce soit trop cher mais pas que ça ressemble à du vinaigre.”

PS5 et paris en ligne

Deux amis sont arrivés pour tenir compagnie pendant un bout de la nuit. L’arrière salle contient tous les marqueurs d’un rêve d’adolescent : un grand écran, une PS5 avec FIFA, un accès quasi illimité à des boissons et des sucreries. Les discussions tournent autour du football, se dirigent naturellement sur les paris sportifs et “on se fait des fous rires en partageant des vidéos ou des histoires”, poursuit encore le taulier.

Le sujet de l’alcool a quand même jeté un froid. Au point que le silence s’installe en mettant l’accent sur la musique en fond et les effluves – prégnantes – de fumée. À contre-courant de son apparence de prime abord taciturne, c’est Mehdi qui casse le silence. “J’ai arrêté de fumer du shit il y a quelques mois. Avant, je jouais aux jeux d’argent aussi. J’ai envie de me mettre à la prière, d’avoir une vie plus saine. Je veux pas être comme tous les mecs qui font un travail qui doit durer trois mois pendant toute leur vie”.

Cinq ans qu’il tient son alim, et un passage de la trentaine au milieu, Mehdi se pose des questions. Il a de l’ambition : “Je vois des gars qui ouvrent des steakhouses, des trucs de formation, des affaires où ils rentrent pas chez eux à 6h du matin”.

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Commentaires

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  1. Pussaloreille Pussaloreille

    Guère de commentaires sur les clients, ni sur le goût du service… on ne saura pas jusqu’à quel point ça fait partie des moteurs du protagoniste. Et pourtant, l’épicerie de nuit en ville nous dépanne souvent précieusement, y compris, comme c’est indiqué, comme refuge d’urgence. Ça méritait bien un petit hommage.

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