Michea Jacobi vous présente
Massilia Amorosa

[Massilia amorosa] Un rap à la Rose

Chronique
le 12 Mar 2022
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Après Les nouvelles heures marseillaises, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville avec Massilia amorosa. L'amour sera son moteur : au fil des prochains mois, il racontera 16 histoires d'amour, une par arrondissement. Pour ce 13e épisode, la Rose inspire le poète et l'amour.

[Massilia amorosa] Un rap à la Rose
[Massilia amorosa] Un rap à la Rose

[Massilia amorosa] Un rap à la Rose

La Rose sans l’métro
Vraiment ça serait rien
Ici même c’est trop
L’métro est aérien

Ainsi scandait le jeune Jean-Baptiste (Jemba pour ses potes), en petit comité seulement. C’était un bon rappeur et il savait donner à ce genre, par essence véhément, une sorte de sérénité qui surprenait son public et le séduisait en même temps. Mais il était bien trop timide pour livrer ses couplets ailleurs que dans sa cage d’escalier, dans un coin de la cour de Don Bosco, son lycée technique, ou au pied d’un des piliers du métro aérien, justement. Qu’importe l’audience, Jemba avait un vrai talent (Le flow un jour m’a attrapé/Depuis j’ai l’art de rap-rapper, avait-il écrit dans un de ses quatrains) et il ne pouvait s’abstenir de faire part de ses dernières créations au cercle de ses amis les plus proches. Qui appréciaient hautement et sentaient, au rythme de ses scansions, se réduire la distance qui les séparait de lui. Les parents de Jemba n’étaient en effet originaire ni des Comores ni du Maghreb. Il n’avait qu’une maman, venue un jour de Dunkerque pour faire du tourisme et qu’un compagnon de quelques mois avait plantée là, au 4B de la cité Val plan, avec le gosse. Plus belle la vie, tu parles.

Du coup Jemba avait la peau très blanche et les cheveux roux. Il avait de plus reçu les premiers sacrements de la religion catholique dans l’église Sainte-Rose-de-Lima, cette drôle de nef de béton de l’avenue de la Rose, avec son grand mur qui tourne, ses hublots et ses deux palmiers dans le jardin. Pour le reste, le garçon, ainsi arrosé et promis au salut, était exactement comme ses camarades. Il portait en permanence capuchon ou casquette (en arrière de préférence), ses survêtements étaient ornés de logos de référence : reptile, bandes ou virgule, et ses chaussures pareillement estampillées. Il mettait le kebab de dinde surgelé et les frites Eken (accompagnés d’un Capri-Sun dans sa brillante poche d’aluminium) au sommet de la gastronomie et s’exprimait avec cet accent général des banlieues françaises qui a réussi l’exploit d’effacer l’accent du Midi. Ou presque.

Il n’avait ni scooter ni vélo. Pas même une trottinette. Il lui arrivait de s’en vanter.

Moi j’ai pas de Vespa
J’m déplace à pas lents
Mais méfie-toi papa
Ch’u un mec de Val plan

Inexpérience

En matière de sexe, Jemba était logé à la même enseigne que tous les adolescents de la cité. De furieuses scènes de pénétrations, sodomies et fellations filmées à la chaîne étaient censées l’avoir conduit, au-delà de la branlette, à une connaissance approfondie de la chose. Des conférences scolaires éparses auraient dû compléter sa formation. Mais les descriptions du système de reproduction humain, les encouragements à la contraception et les causeries mettant l’accent sur l’inimportance de la taille du pénis ne l’avaient pas fait avancer d’un pouce.

Comme il lorgnait assez souvent sur les feuilletons télévisés dont s’abreuvait sa mère, que l’école l’avait contraint à lire certains poèmes et certains extraits de romans, il se doutait simplement que la réalité était plus complexe que ce qu’on disait. Et il imaginait vaguement qu’à l’écart des chaudasses, des suceuses et des salopes dont il recevait les photos sur son téléphone, il pourrait exister “une gentille fille” (comme disait sa mère) avec laquelle il pourrait découvrir une entente absolue, mêlant avec harmonie les pulsions de la chair et les vibrations de l’âme. La bite et le cœur croisés comme le signifiait un des tags de la cité. En attendant, et pour se faire une raison de son inexpérience, il avait écrit quatre vers qu’il ne chantait que pour lui-même, presque intérieurement.

Je ne sais rien sur la baise
Je suis un niaï, je suis un sot
Je le proclame très à l’aise
J’y connais rien, je suis puceau

Au parc de Saint-Maur

Partagé entre le village même, depuis longtemps absorbé par la ville, et les immeubles d’habitat collectif édifiés dans les années soixante (les barres avaient alors la cote), le quartier de la Rose ne laisse guère de place à la nature. Il existe pourtant, au bord de l’avenue de la Rose même, un espace préservé. C’est le parc de Saint-Maur, une sorte de château autrefois occupé par une congrégation religieuse et aujourd’hui transformé en “pôle gérontologique”. Cèdres centenaires, ifs majestueux, pelouses parfaitement entretenues, l’endroit est magnifique.

Le lundi et le jeudi, les élèves de Don Bosco suivent leurs séances d’EPS (éducation physique et sportive) au parc Saint-Maur sous la houlette du sémillant professeur Laviolette, impeccable moustachu à la pédagogie sans faille. Quand celui-ci a fini de leur imposer toutes sortes de jeux et d’exercices bizarres qu’on ne pratique qu’à l’école, il autorise ses élèves, s’ils n’ont pas trop traîné les pieds, à faire un bon petit match de foot. Puis il les lâche là ; ces garçons sont bien assez grands pour retrouver tout seuls le chemin de leur domicile. Avant de rentrer, les jeunes gens s’attardent dans un coin discret du parc pour fumer du tabac ou du cannabis, pour discuter, pour écouter un nouveau couplet de Jemba.

Lafleur c’est le boss de Bosco
Pour tout c’qu’est nase et sports co
Si tu déconnes tu paies cash
Y a pas de foot, y a pas de match

Ibtissem, qui effectue un stage d’aide-soignante dans l’établissement aime, quand elle vient prendre sa pause sur le vaste perron du château, voir les élèves s’agiter à contrecœur sous les ordres de leur enseignant, jouer furieusement au ballon ou se retirer dans la partie du parc qui leur est la plus chère, une ancienne treille qui conduit à une fontaine en ruines. Elle n’a pas d’aversion pour le métier qu’elle pratique et elle a pris plusieurs de ses pensionnaires en affection. Mais enfin, on sait ce que c’est : la jeunesse attire la jeunesse. Un jour que la bande est un peu moins nombreuse et particulièrement enjouée, elle franchit le pas.

Ô la blouse !
Ô le chignon !

Les garçons l’accueillent en raillant, mais on sent bien qu’ils sont pleins de respect et d’admiration. Elle se tient si droite, son sourire est si tendre et son regard si fier. Jemba n’est pas le dernier à être sous le charme. Il a même le souffle coupé et lorsque ses copains le charrient : “Vas-y, fais-lui un couplet à cette jolie meuf”, il rougit et se tait naturellement. Et elle, c’est cette timidité, cette étrange pâleur et le flamboiement des cheveux échappés de sa casquette qui la séduisent.

Non, Jemba ne chante pas, mais dans sa tête naît une nouvelle romance :

Y a pas’d, y a pas’d
D’EHPAD
Qui compte
Y a Ibtissem
Déjà je l’aime
Sans honte

Ils se sont aimés le temps qu’a duré son stage. Ils se sont beaucoup parlés, ils se sont beaucoup étreints. Une fois, ils ont fait l’amour dans la lingerie de Saint-Maur, puis ils se sont endormis là, dans les bras l’un de l’autre. Lui en fredonnant intérieurement son refrain : Y a pas’d, y a pas’d…, elle en ne pensant qu’à leur bonheur présent. “La femme cède à l’amant parce qu’elle le sent souffrir de désir”, écrit Miguel Unamuno dans Le Sentiment tragique de la Vie. Mais l’histoire s’est arrêtée là. Jean-Baptiste n’a pas su lui proposer quoi que ce soit, Ibtissem n’a pas voulu lui demander plus que ce qu’il lui donnait. Elle disait : “La France n’aime pas ses vieux”. Elle disait : “J’aimerais autant m’occuper des miens”. Et elle est repartie dans son pays en effet, après avoir travaillé dans différents EHPAD, ces foutus mouroirs qui font la une le temps d’un scandale puis retournent sans que personne ne bronche à leur médiocrité. Quand ce n’est pas pire.

Lui a poursuivi ses études, a passé son bac pro, puis un BTS et s’est débrouillé pour se faire une excellente situation. Il est chargé de concevoir des automatismes spéciaux pour des entreprises qui en ont spécialement besoin. Et il s’étonne à chaque mission de trouver sa tâche si simple, si logique, si exacte quand ce qui concerne les rapports entre les femmes et les hommes est si complexe, si absurde, si brumeux. Il a laissé tomber le rap pour se consacrer à la poésie écrite ; la poésie poétique et muette que plus personne ne lit de nos jours. Et du quatrain, il est passé au tercet :

Au vers beauté te fait trimer
Pour mots à mémoire arrimer
Rame à la rime rame à rimer

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Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. AlabArque AlabArque

    Merci de cette tendresse ironique – ou de cette ironie si tendre ! ça fait du bien …

    Signaler

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