Michea Jacobi vous présente
Massilia Amorosa

[Massilia amorosa] Résidence définitive

Chronique
le 9 Avr 2022
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Après Les nouvelles heures marseillaises, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville avec Massilia amorosa. L'amour sera son moteur : au fil des prochains mois, il racontera 16 histoires d'amour, une par arrondissement. Episode 15.

[Massilia amorosa] Résidence définitive
[Massilia amorosa] Résidence définitive

[Massilia amorosa] Résidence définitive

– Allo, allô, les Cent Pas ? Je suis Clémence, la résidente. Je suis perdue. Je ne vous trouve pas.

– Ah, oui, Clémence. Où êtes-vous ?

– Sur une place, à la Belle de Mai. Il y a un monument, euh… aux Italiens morts pour la France.

– C’est la place Caffo. Nous ne sommes plus là du tout. Nous avons déménagé, nous sommes à l’usine Pillard. Je vais vous expliquer comment venir. Vous verrez, c’est facile, il y a une grande enseigne.

C’est par cette conversation que débuta le séjour à Marseille de Clémence Trouvé, poète, photographe, plasticienne et Parisienne. Elle s’était portée candidate, quelques semaines plus tôt, à une “résidence” auprès des Cent Pas, bouillante association tournée vers les arts insolites et la création populaire. Elle avait avec peine répondu à un volumineux questionnaire administratif, elle avait rédigé avec enthousiasme une belle lettre de motivation, elle avait joint un choix de ses meilleures productions et l’affaire avait été entendue. Elle viendrait passer quatre mois à Marseille, serait logée et modestement défrayée et devrait en contrepartie intervenir auprès de “différents publics”. Et produire éventuellement une œuvre en rapport avec son séjour.

C’était surtout son travail sur les “gants orphelins”, les gants uniques trouvés au hasard des rues qui avait séduit les Cent Pas. Elle les ramassait, rédigeait pour chacun d’eux une notice sur les lieux et les circonstances de leur découverte, les mettait sous verre et se laissait aller, pour certaines pièces, à imaginer sous forme de poème ceux ou celles qui les avaient perdus. Elle-même se sentait à présent assez éloignée de ce genre de créations. Depuis qu’elle avait entendu Scarlett Johansson avouer, dans le film Lost in translation : “J’ai fait comme tout le monde, j’ai commencé par filmer mes pieds“, elle sentait qu’il était peut-être temps de faire autre chose qu’un inventaire de mitaines paumées.

Mais qu’importait son état d’esprit du moment. Elle avait toujours su apprécier le travail de ses consœurs et confrères et elle aimait celui des Cent Pas. Elle adorait en outre les résidences, au contraire de certains de ses pairs qui ne considéraient ces trucs que comme des vaches à lait et des offenses faites à la pureté de leur inspiration. Elle aimait les questions : Combien gagnez-vous ? Mettez-vous longtemps à écrire vos poèmes ? Les apprenez-vous vos par cœur ?… posées d’une voix hésitante par des collégiens ébahis de rencontrer un poète non pourvu de barbe et encore en vie ; elle aimait les débats poussifs dans les bibliothèques, quand chacun des participants ne songeait qu’à parler de lui-même ; elle aimait les ateliers pratiques où des femmes réputées opprimées s’exprimaient avec une audace cent fois supérieure à la sienne. Elle aimait les autres, les résidences lui apportaient un peu d’argent, et beaucoup d’air.

Elle en avait bien besoin pour l’heure puisque, malgré les indications données au téléphone, elle s’était rapidement perdue. Ou avait fait en sorte de se perdre, refusant d’user de google map, demandant son chemin au premier venu et confondant en outre PILLARD (fours à haute température) et RUINART (champagne de renom). C’est ainsi qu’elle se retrouva successivement à la cité Maison Blanche, impressionnante barre où une cage d’escalier porte curieusement le nom de Woody Allen, à l’usine Haribo qui vous met en tête une odeur de réglisse jusqu’aux tréfonds de l’âme, à Sainte-Marthe, et même plus haut, à la bastide Ricard dont la cinémathèque conserve le film de l’entretien d’embauche de Charles Pasqua, au restaurant l’Adriatic, où dix personnes furent descendues du temps où l’établissement s’appelait Bar du Téléphone, aux Jardins de la Liberté où sont éparpillées les pièces d’un monument à Puget dont le centre-ville ne voulut pas, à la rue Bon-Secours qui semblait vouloir ne lui en apporter aucun mais qui eut quand même l’amabilité de la conduire au fameux PILLARD annoncé au téléphone.

Il faisait un mistral parfait. L’enseigne resplendissait sur l’azur. Corine, l’administratrice des Cent Pas vint à sa rencontre.

– C’est merveilleux, dit Clémence.

– Quoi, demanda Corine ?

– Cette enseigne. On dirait que ce sont les lettres mêmes qui ont pillé le ciel, qui l’ont pillé de toute sa noirceur, expliqua Clémence.

– C’est vous qui êtes merveilleuse, répliqua Corine. Et elle embrassa la visiteuse, la résidence commençait bien.

On installa Clémence dans un appartement d’une HLM qu’aurait refusé le moins snob des écrivaillons. On lui fit faire le tour du quartier et le troisième jour, on l’invita à se rendre dans une classe du collège Sinoncelli. L’enseignante voulait que l’artiste fît connaissance avec ses élèves à l’occasion d’un autre entretien. Elle invitait en effet chaque mois un artisan, un commerçant ou un ouvrier du quatorzième afin que ses ouailles se fassent une idée concrète du monde du travail. Louable initiative. Le jour où Clémence fut conviée, c’était Kévin Trin Dukh, le jeune homme qui tenait le petit snack en face du collège qui devait parler de son job.

– Quelle est votre profession, demanda le préposé à la première question ?

– SANDWICHEUR ! répondit avec une belle énergie Kévin.

– Hum, hum, reprit la prof, il veut dire qu’il s’occupe du snack.

– Non, non, coupa Kévin : SANDWICHEUR !

La réplique enchanta Clémence. L’enchantement se poursuivit le reste de l’entretien. Il continua quand Clémence prit l’habitude de fréquenter l’établissement de Kévin qui, pour lui plaire, lui préparait des plats délicieusement hybrides : nems aux poulpes, fougasses aux champignons noirs, pho au pistou. Elle en fit bientôt son amant, son premier amant du quatorzième.

Le second apparut lors d’un atelier qu’elle animait au centre social Saint-Gabriel. Ça s’appelait « Empreintes » et il s’agissait d’imprimer n’importe quoi sur n’importe quoi. Clémence repéra rapidement un des participants, un grand type au nez fin comme une équerre qui estampait des feuilles de figuier (un coup à l’endroit, côté velu, un coup à l’envers, côté lisse) sur de vieilles cartes Michelin. Elle s’approcha de son travail, il continua un moment en silence puis, se tournant vers elle, il déclara :

– Je m’appelle Maïeul Lovetère ;

D’emblée enchantée par ce nom, Clémence lui fit un grand sourire. Maïeul, qui était usuellement timide, enchaîna :

– Je suis cadre inférieur à la caisse d’allocation familiale du chemin de Gibbes. D’habitude je peins des nus. Voulez-vous poser pour moi ?

Elle accepta.

Clémence avait la quarantaine, elle était ronde et très belle. Un Rubens. Ou plutôt un Rembrandt : il y avait derrière son épanouissement une sorte de mystère ; une ombre. Les séances de pose duraient très longtemps. Ça se passait dans la petite villa de l’étrange Maïeul, un truc de bric et de broc coincé entre les Marines bleues et les HBM Paul Strauss. C’était le soir, la lumière était jaune, l’émotion montait à mesure que duraient les séances. Les premières étreintes survinrent après plusieurs semaines, l’artiste et le modèle les désiraient depuis longtemps.

Maïeul faisait l’amour avec lenteur et circonspection. Une fois, une longue fois, lui suffisait. Kévin le sandwicheur était au contraire fougueux et infatigable. Clémence se sentait heureuse d’aimer deux hommes si différents. Kévin lui confiait ses rêves d’agrandissement, Maïeul lui racontait comment il trichait (il était cadre quand même) pour arranger les familles au mieux. C’était un homme socialement engagé, c’est lui qui présenta à Clémence l’équipe de l’Après M.

Pendant le confinement, ce groupe de militants s’était approprié un Mac Donald en déshérence. Il en avait fait un lieu de lien social et de distribution de nourriture. Clémence trouva son action d’un courage, d’une justesse et d’une limpidité absolue. Du coup, son inspiration changea de cours. Elle abandonna la veine des gants orphelins et les impressions hétérodoxes pour se consacrer à la geste héroïque des bénévoles de l’Après M. Il en sortit un grand poème en 14 chants, en alexandrins, coupés à l’hémistiche. L’œuvre surprit d’abord ses proches, au premier rang desquels Georges-André, le maître à penser des Cent Pas et Corine, leur diligente administratrice, peu habitués aux solennités de la versification classique. Mais peu à peu, ils s’approprièrent le truc, et tout le quartier avec eux. Georges-André mit le poème en musique (à l’aide d’un surprenant accompagnement au téléphone portable), Corine le fit éditer et diffuser avec un franc succès. On en apprit des passages dans les écoles :

On avait liquidé l’Mac Do de Sainte Marthe

Le peuple a décidé il ne faut pas qu’il parte

Ce fast food est néfaste mais le lieu est vital

A la misère baste faisons un lieu social

Puis le soufflé retomba.

La résidence de Clémence se terminait. Les cent Pas attendaient d’autres invités.

Qu’importe, la jeune femme décida de rester à Marseille.

C’est bien plus tard que je fis sa connaissance.

Le ressac du COVID s’était poursuivi, une vague après l’autre. On s’était vacciné et revacciné ou on avait protesté contre l’obligation de le faire. Beaucoup avaient douté de l’utilité de porter un masque mais tout le monde avait fini par le mettre. Le professeur Raoult avait continué de ruer dans les brancards, déclarant qu’on avait le droit d’être intelligents mais ne donnant jamais l’occasion de l’être. Clémence s’était démenée avec l’Après M et, en se démenant, elle avait peu à peu perdu le goût de la vie artistique (et idéale, comme disait Vincent Van Gogh). Elle était allée vers la vraie vie, la vie boiteuse et pas ramenarde. Elle avait dégoté un nouvel appartement, un boulot ordinaire, payé encore moins que l’ordinaire. Elle avait fini par trouver que Kevin et Maïeul se plaisaient décidément trop à être semblables à eux-mêmes. Elles les avait laissé tomber, elle avait eu d’autres amants. Je fus du nombre, brièvement, le temps que je bousille un vélomoteur qu’elle avait eu l’obligeance de me prêter.

Je l’ai rencontrée il y a peu, au bain des Catalans.

– Il n’y a qu’ici qu’on peut rencontrer des connaissances en nageant, m’a-t-elle déclaré tout sourire.

Encouragé par sa belle humeur, j’ai commencé à l’entreprendre, tout en barbotant autour d’elle.

– On pourrait se retrouver sur le sable.

– Tu nages toujours aussi mal s’est-elle contenté de répondre.

Et elle est partie à grandes brassées vers le large.

Tant pis. Je la reverrai une autre fois. Elle réside définitivement à Marseille.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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