Michea Jacobi vous présente
Massilia amorosa

Massilia amorosa, épisode II : Le livre oublié

Chronique
le 27 Mar 2021
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Après Les nouvelles heures marseillaises, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville avec Massilia amorosa. L'amour sera son moteur : au fil des prochains mois, il racontera 16 histoires d'amour, une par arrondissement. Pour ce deuxième volet, direction la Joliette.

Illustration Michéa Jacobi
Illustration Michéa Jacobi

Illustration Michéa Jacobi

Le Rogliano semblait être le plus corse des bars corses de la Joliette. Non pour le nom de village qu’il portait et que peu de gens connaissaient, mais pour sa pléthorique décoration. Buste de Napoléon en marbre, en céramique ou en plâtre, têtes de Maures de tout acabit, panneaux d’agglomération troués de chevrotine, maillots du Sporting Club de Bastia et cagoules nationalistes montés en sous-verre, photos jaunies de Tino Rossi et de Claude Papi, profils de l’île de Beauté partout, de la grande carte en éclats de verre multicolores de la devanture en passant par les versions de bois, de chêne-liège ou de tissus accrochés sur tous les murs et celles en métal bosselé qui ornaient le flanc du zinc. Pour un peu, le patron aurait mis des glaçons en forme de Corse- ça existe ! – dans le pastis de ses clients, du Casanis évidemment.

Ce n’était pas le genre de Maurice, grand type lunaire, encore moins celui de son épouse, Toussainte, oiseau de proie aux yeux clairs et indéchiffrables. Lui était né à Saïgon et n’avait jamais mis les pieds sur l’île. Elle, originaire de Sartène, s’était empressée, tout juste majeure, de fuir son domicile et la tutelle des trois frères qui prétendaient lui dicter sa conduite. Non, si le bar était si corse c’est qu’il avait toujours appartenu à des Corses qui avaient chacun leur tour enrichi la décoration de l’établissement, avant de le céder à un de leur compatriote ; car c’était une assez mauvaise affaire.

Pour trouver un vrai lieu insulaire et entendre les clients s’acharner à taire la fin de chaque mot, il aurait fallu fréquenter, au cul de la cathédrale, le Bonaparte où se retrouvaient les marins de la Générale, Le Biguglia, boulevard des Dames, où les employés des douanes avaient leur deuxième bureau, le Kallisté, près du commissariat de l’Évêché, où les flics et les dockers possédaient à fond l’art d’ourdir, en langue vernaculaire, de vrais et de faux complots ; l’U Paese, sous le passage couvert imaginé par Pouillon, où avocats et médecins se régalaient de brocciu de supermarché et de figatelli fabriqué en Bretagne.

Ils faisaient leur métier là comme ils l’auraient fait ailleurs, comme ils auraient pu en faire un autre s’il avait fallu.

Au Rogliano, rien de tout cela. La clientèle était banale et hétérogène, les questions d’identité ne la préoccupaient guère et l’exagération du décor la laissait indifférente. C’était exactement ce qui convenait à Toussainte et Maurice, qui faisaient leur métier là comme ils l’auraient fait ailleurs, comme ils auraient pu en faire un autre s’il avait fallu. Du moment qu’ils n’étaient sous les ordres de personne, qu’ils gagnaient à peu près leur vie et qu’entre les habitués et le passage, il avait chaque jour accès à une part d’humanité, tout allait bien. Ils aimaient les buveurs de café du matin, joue fraîche ou mines défaites, les traînards de l’apéro et leurs laborieuses plaisanteries, le désert des après-midi, les amateurs de dernier verre, assurés dans un endroit pareil, de ne pas augmenter leur penchant pour la boisson. Car c’était écrit, à 19 heures pile, le bar fermait et les gérants montaient chez eux, à l’étage.

Il n’est pas tout à fait l’heure. Une poignée de clients occupent encore le comptoir. Un joufflu à moustaches qui tient sur ses cuisses un petit loulou blanc et raconte pour la énième fois comment il a lui même gratté à la porte de son appartement pour faire croire à sa compagne que le chien voulait pisser. Une blonde tragique, près de lui. Elle lampe son bock à petite vitesse en faisant semblant d’écouter son voisin. À l’autre bout, un type et une fille qu’on n’a jamais vus dans le coin.

Elle dansait le soir, dans l’American bar, au coin d’une rue de la Joliette…

Lui (coiffure en pétard, un certain âge) est en bleu de Chine. Elle (plus jeune, un crayon planté en guise de pince dans son chignon roux), en robe légère. Il tripote un bouquin posé devant lui, il cause littérature. Elle l’écoute, mi-sérieuse, mi-attendrie. Maurice et Toussainte n’ont pas tous les jours un bavard de cette eau à se mettre sous la dent. Ils s’approchent alternativement de lui, l’air de rien, et, tout en essuyant un verre ou replaçant une bouteille, attrapent un fragment de son discours. Il cause du quartier autrefois. Du temps des clandés et des matafs en goguette, des bars montants, de pêcheurs de Sperlonga régnant sur le Panier et de l’ancien quartier réservé. Il attaque un poème de Brauquier : Elle dansait le soir, dans l’American bar, au coin d’une rue de la Joliette… ” Pas le temps d’aller plus loin, le Rogliano ferme.

Maurice et Toussainte montent chez eux, ils dînent. Quand ils ont fini, ils regardent le livre que le baratineur a oublié sur le comptoir.

Nikos Kavadias, Le Quart, éditions Climats.

Ils l’emportent dans leur chambre. C’est Toussainte, qui commence à le lire, au premier assaut de ses insomnies. Le lendemain, Maurice, ce traîne-au-lit, s’y met à son tour. Ils poursuivent la lecture les jours suivants, chacun pourvu de son propre marque page. Lui retrouve l’ambiance des cargos sur lesquels il a navigué (des rafiots pas si pourris que dans le livre quand même), elle revient au temps où elle faisait le tapin, rue Beauregard, rue Caisserie. Il se rappelle combien les putes lui plaisaient, combien il les désirait, combien certaines semblaient aimantes quelquefois. Elle repasse froidement ses années de trottoir et croit se souvenir d’un ou deux matelots plus aimables que les autres. De là à leur garder du raisin au frais dans le bidet de la chambre, comme c’est écrit dans ce bouquin…. Ils se rappellent leur rencontre. Leurs rendez-vous à chaque escale dans ce rade qui leur appartient aujourd’hui. Lui plutôt gauche, elle soudain timide, chacun racontant vaguement sa vie et découvrant à l’autre ses secrets et ses raisonnables aspirations : j’ai des économies, moi aussi, j’aimerais me poser, et moi donc, trouver ici une petite affaire, il y en a, je ne me fais pas d’illusions, moi non plus.

Quelques jours après, ils ont fini le livre. Les marque-pages se sont rejoints, le volume est posé sur la table de nuit.

Dire que j’aurai pu écrire un bouquin comme ça.

Dire que j’aurais pu être dedans.

 

 

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Pussaloreille Pussaloreille

    Génial

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  2. Fraelnij Fraelnij

    magnifique rencontre: 2 marques page qui se rejoignent,
    j adore

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  3. jasmin jasmin

    Quelle belle écriture que je ne connaissais pas. Du coup, je viens d’acquérir Le Piéton chronique pour me régaler encore plus.

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