Michea Jacobi vous présente
Massilia Amorosa

[Massilia amorosa] Amour limite

Chronique
le 7 Mai 2022
1

Avec Massilia amorosa, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville. L'amour est son moteur : au fil des mois, il nous raconte 16 histoires d'amour, une par arrondissement.

[Massilia amorosa] Amour limite
[Massilia amorosa] Amour limite

[Massilia amorosa] Amour limite

“Le sexe n’est pas l’amour, ce n’est qu’un territoire que l’amour s’approprie”.

Milan Kundera

ELLE

C’est le mois d’avril. Il fait un temps affreux : ciel gris, vent d’est irrégulier, pluie intermittente, juste bonne à gifler les passants. C’est un temps louche, un temps d’apocalypse incertaine. C’est le mois d’avril, une femme fait les cent pas devant l’église Notre-Dame-Limite.

Notre-Dame-Limite n’est pas la plus belle église de Marseille. Ni la plus prétentieuse. Ce n’est pas Notre-Dame-de-la-Garde, cette sorte de phare byzantin. Ce n’est pas la Cathédrale, cette “gare de triage du catholicisme”, ainsi que l’appelait Walter Benjamin. Non. C’est une simple nef de béton munie d’un clocher aussi mince qu’une cheminée. Elle a été construite après la guerre, en un temps où le Bon Dieu ne la ramenait pas, un temps où Il était prêt à loger dans une HLM. D’ailleurs elle s’accorde parfaitement aux HLM Perrin qui sont tout proches. Quant à la comparer aux barres de Kalliste et aux tours de La Solidarité qui dominent le paysage, il n’en est pas question. Comparée à ces monuments de pauvreté, elle a l’air d’une merde.

La dame qui piétine devant son porche n’est pas plus flambante. Elle est livide, son chignon se défait, ses yeux sont aux abois.

Pourquoi fait-il un temps pareil ? Qui attend-elle ? Pourquoi a-t-elle choisi de venir à pied jusqu’ici ?

Tout à l’heure, elle longeait l’ancienne usine à gaz. C’était l’aube. Le bâtiment du journal La Provence émergeait lugubre par-dessus les taudis du quartier des Crottes, les premiers vendeurs du marché aux puces (le marché off, le misérable) accrochaient leurs nippes aux grillages du carrefour de la rue de Lyon et du chemin de la Madrague, le bar O Café Sucré accueillait les derniers ouvriers des sucres Saint-Louis.

Elle avait laissé le long rempart de Campagne Lévêque (le plus long rempart locatif de Marseille) sur sa droite, elle avait traversé le village de Saint-Louis, elle était montée vers la Viste : l’ancienne Visto d’où l’on apercevait autrefois tout Marseille, et par laquelle Stendhal, étant arrivé de nuit, avait choisi de repasser le lendemain, pour le simple plaisir du panorama. Elle était descendue vers Saint-Antoine qui commence avec la tour vert pâle des meubles DURA frères (une sorte de symbole de la présence italienne dans la ville), passe, entre les furieuses parties de domino des bars kurdes, sous le pont gris du chemin de fer, puis, égrainant les entrées et les sorties d’autoroutes, file vers les villas vieillissantes qui annoncent Septèmes.

Maintenant, elle est là, sur cette placette, devant cet arrêt d’autobus où elle descend presque tous les jours.

Quand sa vie et son humeur sont ordinaires, quand elle se rend en bus au laboratoire d’analyses qu’elle dirige, quand, entre deux électrophorèses, elle retrouve ici son amant.

Quand la rage et l’humiliation qu’elle ressent aujourd’hui à l’égard de ce type ne l’ont pas mise hors d’elle et poussé à faire à pied le long chemin de son domicile à Notre-Dame-Limite.

LUI

Il est à pied lui aussi. Il a enfilé sa gabardine directement sur sa blouse, il vient de l’hôpital Nord. Sûr de sa destination, il commence à descendre vers Saint-Antoine mais, arrivé devant le stade de la Martine (le stade de l’Atletico de Marseille, le club qui rêve de concurrencer l’OM), il change brusquement d’avis, et part vers le collège du Vallon-des-Pins. Il repasse au pied de son hôpital, cette seigneurie médicale au-dessus des quartiers Nord, rejoint le viaduc du chemin de fer près de la ferme délabrée en contrebas de l’autoroute, monte vers les immeubles de la Savine. Le mauvais temps l’assaille comme s’il lui en voulait personnellement. Il se réfugie près du bouddha géant de la pagode Phaphoa, il contemple le tunnel de l’A7 qui, indifférent à la tempête, avale et recrache ses autos. Tout à l’heure, il était du nombre. Et combien de fois n’a-t-il pas roulé sous ce boyau pour rejoindre son poste ? Il repart vers la Savine, suit un moment le canal, redescend vers les pavillons du vallon des Tuves, là où prospèrent les derniers jujubiers de Marseille. Il marche, lui qui ne marche jamais. Il presse le pas sous le ciel gris allongeant à l’envi son itinéraire, comme s’il ne voulait jamais parvenir à l’endroit d’où elle l’a appelé.

– Ça ne peut plus durer, il faut qu’on se voie tout de suite

– Je suis encore à l’hosto

– Moi je vais au boulot ; où tu veux.

– Notre Dame limite, comme d’hab.

Ce pourrait être un de ces beaux mecs des romans à l’eau de rose, un chirurgien droit et généreux, prêt à rendre heureuse celle que le destin, cette instance volontiers mélodramatique, est allé chercher pour lui dans les coulisses de l’hosto : une infirmière, une aide-soignante, une femme de ménage, pourquoi pas. Mais non. Celle qui l’a appelé est docteure en biologie et lui, s’il est médecin en effet (médecin anesthésiste-réanimateur exactement), est plutôt enrobé, a le cheveu rare et les joues envahies d’une acné qui persiste depuis l’adolescence et qui a eu le temps de se figer en une sorte de lave brune. C’est en outre un menteur de première catégorie, un infidèle total, un homme à femmes, c’est-à-dire un homme qui les collectionne pour mieux les rabaisser. Il se vante de pouvoir séduire n’importe laquelle, du moment qu’elle a consenti à s’installer dans son éternel véhicule de séducteur : une Alpine A110, bleue, naturellement.

Mais voilà, aujourd’hui, il n’a pas pris sa belle bagnole. L’appel de son amante l’a surpris et l’a ému. Il est descendu sur le parking. Il ventait, il pleuvait, il est parti à pied.

Il marche, il pense à elle, il se rend compte que leur histoire est déjà longue, bien plus longue que les autres. Le temps de chien redouble son émotion et son inquiétude. Il songe pour la première fois à ses turpitudes avec amertume. Il est mouillé, il sent sa verge flasque battre entre ses cuisses. Il se dit qu’il n’a jamais été fidèle qu’à ça, qu’à sa bite. Il revoit la plage du Jonquet où elle lui a sucé la queue pour la première fois. De tous les plaisirs qu’il a connus avec elle, de tous ses souvenirs érotiques même, il ne parvient à extraire que celui-là : cette pipe discrète et pleine de tendresse. Dieu sait (enfin, il s’agirait plutôt d’Éros dans son cas) tout ce qu’ils ont depuis fabriqué ensemble. Toutes les variétés de la fornication y sont passées. Tous les jeux, tous les déguisements. Et c’était toujours bon. Et ils avaient toujours envie d’aller plus loin. Et, bien qu’ils se quittassent assez maussades quelquefois, ils reprenaient immanquablement rendez-vous, à Notre-Dame-Limite.

ELLE

Elle était au labo, il était à l’hôpital. Ils se donnaient rendez-vous devant l’église. Il descendait la chercher et l’embarquait dans sa belle auto, devant les yeux ébahis des familles qui attendaient le 97. Ils filaient vers des hôtels de luxe ou des hôtels borgnes, c’était au début, et plus tard, vers des lieux de plus en plus insolites : appartements témoins, musées sans visiteurs, rayons de supermarchés, magasins de jardinage. C’était si excitant de faire ça entre des eaux minérales ou sur des sacs de terreau. Il la bousculait et ça lui plaisait, non seulement parce que ça la changeait de la routine de son mariage, mais parce qu’il la bousculait bien. Et qu’elle reprenait très vite le dessus.

Elle lui faisait croire à la victoire, sa victoire, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il n’obtiendrait rien qu’elle n’ait obtenu avant lui.

Elle se souvient ainsi, à toute vitesse, de leur histoire. Sans s’attarder aux coucheries et à leurs détails, sans y revenir ni leur accorder plus d’importance que celle que le moment présent leur avait donnée.

Elle est sûre qu’il va arriver d’un moment à l’autre, elle se demande ce qui peut bien le retarder. Sa rancœur enfle avec son impatience. Elle se sent humiliée.

LUI

Il est à la hauteur de l’hôpital psychiatrique Édouard-Toulouse. Il presse le pas, comme si la nature même de cet établissement était susceptible de le mettre en danger, de le faire basculer. Il se souvient qu’il a longtemps hésité entre l’internat d’anesthésiste et celui de psychiatrie. Il se rappelle avoir lu l’Enquête Médico-Psychologique sur la Supériorité Intellectuelle consacrée par le docteur Toulouse à Émile Zola. Et cette phrase d’apparence anodine mais qui est restée gravée dans sa mémoire : “L’instinct de la reproduction est, chez M. Zola, un peu anormal dans son activité.” Il se dit : je suis allé trop loin, elle va me mettre face à mes dérèglements, elle ne sait pas combien je tiens à elle, en dehors de tout ça.

ENSEMBLE

Il n’a pas été question de sexe. Pas du tout. Elle lui a reproché bien d’autres choses. Des choses tout à fait minces à son idée, des choses plus graves, des choses qu’il n’avait jamais imaginées aussi blessantes.

Elle a parlé du livre qu’il lui avait pris des mains en disant : “Ah, tu lis ça toi !”. Elle lui a rappelé cet ordre donné dans un hôtel de luxe à Bordighera : “Mon fiston et sa petite famille viennent me rendre visite, tu ferais mieux de filer.” Et la question faussement détachée avec laquelle il avait l’habitude de prendre des nouvelles de son travail : “Alors ça va ton petit commerce ?”

Elle a fait le compte de ses humiliations. Elle a vidé son sac. Ça n’en finissait pas.

Il a senti du coup comme un amas de sentiments inconnus en lui. Comme un sac à vider lui aussi.

Il est resté muet. Elle s’est tue. Ils se sont séparés.

Est-ce pour toujours ?

C’est peut-être à l’auteur de décider. Ou au lecteur.

Manquerait plus que ça. Ils connaissent si peu nos personnages, ces deux-là. L’un encore moins que l’autre.

Non. C’est encore à elle et à lui, les amants de Notre-Dame-Limite, de choisir.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Patafanari Patafanari

    post atque ante coitum omne animal triste est.

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