[Marseille trop puissante] Les luttes trans pour déconstruire les “normes de genre”

Chronique
le 23 Jan 2024
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Dans Marseille trop puissante, à paraître aux éditions Hors d’atteinte, 33 femmes racontent à Margaux Mazellier comment elles ont tenté de rendre Marseille plus vivable. Pour Marsactu, l'autrice présente en avant-première les portraits de certaines d'entre elles. Dans ce troisième épisode, rencontre avec Karine Espineira, co-fondatrice de l'association Sans contrefaçon.

[Marseille trop puissante] Les luttes trans pour déconstruire les “normes de genre”
[Marseille trop puissante] Les luttes trans pour déconstruire les “normes de genre”

[Marseille trop puissante] Les luttes trans pour déconstruire les “normes de genre”

Si dans les années 2000, plusieurs associations et collectifs sont passés à côté de la question du genre et plus particulièrement de la transidentité, l’association Sans-contrefaçon menait déjà un travail de sensibilisation considérable à Marseille. À son origine, la sociologue des médias Karine Espineira, qui vit aujourd’hui dans le Finistère avec son épouse.

Sans contrefaçon a permis de visibiliser la question de la transidentité au sein des mouvements féministes et LGBTQIA+ à Marseille. Dans le sillage de la revue 3 Keller du Centre gay et lesbien de Paris ou encore du collectif Le Zoo fondé par le sociologue et activiste transféministe Sam Bourcier qui diffusait dans les années 1990 les théories queer. Pour Karine Espineira, l’association a ouvert la réflexion, “non plus sous le prisme de simples témoignages autour de l’opération et de la prise d’hormones, mais comme une façon d’interroger les limites de notre société binaire”. Une démarche qui rejoint son parcours personnel.

“J’étais en mode survie. Il fallait que je fasse quelque chose”

Karine est née en 1967 à Santiago, au Chili, d’une mère française d’origine gréco-russe et d’un père chilien. Elle me raconte qu’elle a ressenti un malaise lié à son identité très tôt : “Dire que je savais exactement de quoi il s’agissait ne serait pas vrai, ça reviendrait à faire un anachronisme en posant des mots d’aujourd’hui sur ce qui était à l’époque un mal-être. Mais, ce que je peux dire, c’est que la socialisation en tant que petit garçon qu’on me proposait ne me convenait pas”. En mars 1974, elle fuit le Chili pour la France avec sa mère et sa petite sœur. Son père les rejoint au bout de quelques mois. Elles s’installent à Marseille avant de poser leurs bagages, quelque temps plus tard, dans la ville de Manosque où il a trouvé du travail. Karine passe son adolescence dans l’une des cités HLM de la ville : “Le malaise que je ressentais au Chili était toujours présent. Mais la société nous apprend à repousser ce genre de sentiments, à trouver des stratégies pour les étouffer”.

L’année de ses 20 ans, elle subit un grave accident de voiture dont elle met quatre ans à se remettre. Les médecins lui prescrivent alors des stéroïdes, ce qui bouleverse son corps et déclenche en quelque sorte sa puberté : “J’ai commencé à perdre mes cheveux, à développer une pilosité…”. À l’époque, Karine ne dispose d’aucune représentation de personnes trans : “La seule image que j’avais, c’était celle du bois de Boulogne, ce qu’on voit dans les séries noires : la prostitution, la drogue, la pègre… Où, soit tu meurs, soit tu t’autodétruis”. Karine se dit que pour pouvoir entamer un projet de transition, elle doit s’armer : “J’avais perdu tout mon capital physique, alors je me suis dit qu’il me fallait des diplômes. Plein de diplômes”. En 1988, elle part donc faire des études à la fac de Grenoble. Ce n’est qu’en 1995 que la question de sa transition se pose à nouveau : “Je n’y arrivais plus, j’étais en mode survie. Il fallait que je fasse quelque chose”.

J’ai fait un suivi court parce que j’ai quitté le suivi psychiatrique, que je trouvais inacceptable.

En 1996, elle s’installe à Paris et, avec l’aide de l’Association du syndrome de Benjamin (ASB) et de son épouse actuelle Maude Yeuse Thomas, elle fait une “transition express” :  “J’ai fait un suivi court parce que j’ai quitté le suivi psychiatrique, que je trouvais inacceptable. Pour ma vaginoplastie, j’ai négocié d’être hospitalisée moins longtemps avant et après l’opération car c’est ce qui coûte le plus cher”. Elle choisit d’aller en Belgique pour être “opérée de façon correcte” : “Je voulais un clitoris sensitif, ce qui n’était pas garanti en France où la question du plaisir et de la sexualité ne se posait pas pour les femmes trans, dont on considérait qu’on leur rendait déjà service en leur permettant d’avoir un vagin et de changer d’état civil”.

“La transphobie est une émanation du sexisme”

Au fur et à mesure de son engagement et de sa transition, Karine réalise que la société attend des personnes trans un certain type de comportement : “Les protocoles hospitaliers fabriquent de vrais hommes et de vraies femmes. Dans le cadre du suivi psychiatrique, il faut arriver en jupe et maquillée pour démontrer que ce qu’on dit est vrai, qu’on fait une transition parce que c’est dans l’autre genre qu’on s’épanouit. Il faut prendre tous les stéréotypes possibles et les porter. Si on ne le fait pas, on est foutu·e”. Selon elle, la société place les personnes trans face à une double injonction paradoxale : “Soit on n’adhère pas assez aux normes et on nous dit qu’on n’est pas de vrai·es trans, soit on le fait et on renforce les normes de genre”. Pour elle, cela révèle combien la société est sexiste : “La transphobie est une émanation de ce sexisme. Les gens dans l’espace public cherchent les hommes et les femmes et tout ce qui est au milieu est considéré comme anormal”.

Mais ce n’est qu’au début des années 2000 que les associations trans se politisent vraiment, explique Karine : “À l’époque, il y a le Support transgenre Strasbourg 67 (STS) et le Groupe activiste trans (GAT) à Paris. C’est notamment à partir de là que les hommes trans ont posé des questions féministes sur la table”. Karine et Maud vivent ce changement de paradigme depuis Marseille, où elles sont venues s’installer fin 1998. En 2005, elles décident de créer l’association Sans contrefaçon.

Elles organisent des rencontres en partenariat avec le fond documentaire Mémoires des sexualités, des cycles de débats aux 3G, bar associatif à la Plaine, ou encore des ateliers dans le cadre des Universités d’été homosexuelles (UEH) : On a par exemple imaginé une rencontre entre quatre femmes lesbiennes, deux trans et deux cis. On a parlé de sexualité, de politique, de musique… sans tabou”. Un atelier qui avait bouleversé certaines participantes, se souvient-elle : “L’une d’elles est venue me voir à la fin pour me dire que jusque-là, elle s’était opposée à la présence de femmes trans dans les milieux lesbiens mais que, depuis qu’elle nous avait écoutées, elle le regrettait”.

En 2009, le couple décide de mettre l’association en sommeil. Le fonds documentaire amassé est donné à l’association Genres de luttes, qui a pour objectif la création d’un fonds d’archives et d’un centre documentaire à Marseille sur les luttes trans, la transphobie et les transidentités. Le couple se met définitivement en retrait de la vie associative en 2013 et passe le relais au T-Time, une association féministe à direction des personnes trans et intersexes.

Les coulisses de Marsactu
En amont de la parution de son livre Marseille trop puissante - 50 ans de féminisme dans la ville la plus rebelle de France, le 16 février aux éditions Hors d'atteinte, Margaux Mazellier a proposé à Marsactu, en exclusivité, le portrait de plusieurs femmes présentes dans cet ouvrage. Durant tout le mois de janvier, une fois par semaine, retrouvez ainsi la trajectoire d'une femme au militantisme remarquable dans la ville.
Margaux Mazellier

Commentaires

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  1. Patafanari Patafanari

    A bas les normes de genre et vive la transidentité et le tuning auto !

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    • Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

      Sur un sujet aussi délicat, qui occasionne tant de souffrances à un certain nombre de personnes, on doit pouvoir s’abstenir d’humour douteux.

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  2. kukulkan kukulkan

    merci pour cet article très intéressant et nécessaire !

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  3. pbatteau pbatteau

    Très intéressant témoignage.

    L’inconfort de Margaux Mazellier dans son identité de petit garçon rejoint de nombreux récits de transgenres et en particulier celui, très médiatisé, de l’Américaine Deirdre McCloskey, et qui a donné lieu à des interviews, témoignages et films aux USA et dans plusieurs pays européens dont la France

    https://www.iedm.org/fr/71156-deirdre-mccloskey-comment-un-economiste-est-devenu-une-grande-economiste/

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/30/deirdre-mccloskey-economiste-libertarienne-d-un-autre-genre_6024369_3232.html

    Son site personnel : https://www.deirdremccloskey.com/

    Deirdre McCloskey a pu attirer l’attention sur son cas et le raconter en raison de son œuvre académique d’ampleur considérable. Cette somme l’aurait placée en bonne position pour un prix Nobel d’économie si elle ne s’était mise à dos tous les tenants du “courant dominant » (les économistes dits « néoclassiques »), alors pourtant qu’elle était l’un des leurs. Mr McCloskey eut Milton Friedman comme professeur et collègue à Chicago au temps où elle n’avait pas encore “transité ». Son style brillant mais mordant et souvent ironique et son engagement politique « gauchiste » au départ (contre la guerre du Vietnam et les discriminations raciales), avaient quelque peu déstabilisés ses colloques du département d’économie. Mais elle demeure inclassable, jugée infréquentable par les princes de ce courant (la moitié des prix Nobel au moins) mais tout autant suspecte aux yeux des contestataires de nos économies capitalistes, en raison de ses plaidoyers pour l’économie (libérale) de marché, la seule à ses yeux offrant l’assurance de maintenir les libertés individuelles et de conjurer les totalitarismes.
    Ayant invité Deirdre de nombreuses fois en France puis en Grèce dans des événements académiques que j’organise depuis 1990, je l’ai entendue souvent raconter à ses interlocuteurs que, petit garçon, elle faisait chaque soir le vœu ardent de se réveiller en petite fille le lendemain matin. Donald, son prénom d’alors, a dû attendre presque 50 ans pour exaucer ce vœu, après s’être marié et avoir eu des enfants.

    Dans l’article Karine Espineira dit “Soit on n’adhère pas assez aux normes et on nous dit qu’on n’est pas de vraies trans, soit on le fait et on renforce les normes de genre …La transphobie est une émanation de ce sexisme. Les gens dans l’espace public cherchent les hommes et les femmes et tout ce qui est au milieu est considéré comme anormal”.

    Elle a raison de s’insurger, mais c’est moins la possibilité d’un « troisième genre » qui est en cause que l’acception sociale de la transition, aussi difficile que la transition elle-même, tant la culture est infiniment plus déterminante que la nature en la matière. On sait en effet que de nombreuses espèces vivantes peuvent transiter d’un sexe à sans que cela ne les trouble (nos belles girelles au fond de la rade de Marseille) .Mais l’idée d’un troisième genre serait aussi une construction culturelle avec ses avantages et ses inconvénients. C’est la liberté de la transition qui devrait s’intégrer dans nos cadres culturels mais, de cette rencontre avec Deirdre, je retire que le chemin sera long, d’autant qu’en parallèle, se développe le goût contradictoire du « family balancing, ou simplement du « she is better than he » par lesquels le droit de l’enfant lui-même à choisir son sexe est quelque laissé de côté. Que de controverses en perspective pour la suite du 21ème siècle !

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