[Marseille trop puissante] Lesbiennes et féministes, “on était invisibilisées partout”

Chronique
le 16 Jan 2024
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Dans Marseille trop puissante, à paraître aux éditions Hors d’atteinte, 33 femmes racontent à Margaux Mazellier comment elles ont tenté de rendre Marseille plus vivable. Pour Marsactu, l'autrice présente en avant-première les portraits de certaines d'entre elles. Dans ce deuxième épisode, Patricia Guillaume raconte son parcours militant lesbien démarré à la fin des années 70.

Patricia Guillaume (Photo : Margaux Mazellier)
Patricia Guillaume (Photo : Margaux Mazellier)

Patricia Guillaume (Photo : Margaux Mazellier)

Patricia Guillaume, 67 ans, me reçoit chez elle avec sa compagne, Anne Hourtoule, âgée de 45 ans. Tandis que nous parlons, elle m’apporte deux épais porte-revues, qui contiennent, soigneusement classées, des dizaines d’archives des années 80-90. Des flyers des Universités d’été homosexuelles, des affiches des soirées non-mixtes Les Bigoudie’s, des photos d’événements aux 3G…. 

C’est dans ce bar associatif lesbien, situé 3, rue Saint-Pierre, qu’elle a réalisé les entretiens qui ont nourri son site Mémoire lesbienne militante (MLM), regroupant plus de vingt portraits de militantes lesbiennes marseillaises et de la région de cette époque :  “C’est un hommage à toutes ces femmes dont la présence m’a sauvée. J’ai aussi voulu archiver notre mémoire, puisqu’on était invisibilisées partout”.  

Une invisibilité au sein des luttes lesbiennes

Patricia est née en 1956 dans le quartier d’Endoume, au sein d’une famille de communistes. Comme beaucoup de lesbiennes à l’époque, elle connaît une adolescence particulièrement douloureuse. Dès sa première histoire d’amour, elle est internée en hôpital psychiatrique sur ordre de ses parents : “C’est cette expérience qui m’a donné envie de militer. J’ai eu besoin de rencontrer des femmes qui avaient vécu la même chose que moi”. C’est ainsi qu’en 1977, âgée de 21 ans et inscrite aux Beaux-Arts, elle intègre le Groupe femmes de Luminy, un groupe de parole qui réunit chaque semaine plusieurs étudiantes des différentes facultés présentes sur le campus. “Elles se plaignaient de leur copain qui ne faisait pas la vaisselle, évoquaient leurs problèmes autour de la maternité et de la contraception…, raconte Patricia. 

La peur de l’anormalité était encore trop grande. Et personne ne parlait d’homosexualité, c’était caché.

À cette époque, Patricia est de toutes les luttes. Elle se souvient d’une marche de nuit aux flambeaux dans les rues d’Aix-en-Provence en 1977 avec pour mot d’ordre “Viol de nuit, terre des hommes”. “On devait être 400, se souvient-elle. J’en garde un souvenir incroyable ! Ces femmes qui redressaient la tête, disaient « non » à la soumission et à une vision dégradante de nos corps, c’était de l’oxygène pour nous”. Avant d’ajouter : “C’était vraiment une action forte à laquelle je participais en tant que féministe – aujourd’hui, je dirais plutôt que je suis lesbienne et féministe. Je ne veux pas que mon militantisme lesbien passe en second plan de mon engagement, ce que les lesbiennes ont longtemps fait au sein des luttes féministes. C’est moins le cas aujourd’hui”.

Pourtant, de nombreuses lesbiennes sont présentes en tête de cortège ce soir-là : “Elles ont souvent le courage de faire ce que les femmes hétérosexuelles, plus timorées, n’osent pas faire. À l’époque, il arrivait que les femmes hétéros, par peur de se faire traiter de gouines, préfèrent se ranger du côté de l’oppresseur. La peur de l’anormalité était encore trop grande. Et personne ne parlait d’homosexualité, c’était caché”. 

Après deux mois passés dans le Groupe femmes de Luminy, Patricia s’impatiente : “J’avais besoin de parler des questions qui me concernaient”. Elle décide alors de rejoindre le Groupe femmes de la Plaine, au 11, rue Pastoret. “Elles étaient plus conscientes et plus politisées”, explique-t-elle. Pourtant, lorsqu’elle amène le sujet de l’homosexualité, les membres du groupe rechignent : “Là encore, on était complètement invisibilisées”.

En 1978, avec d’autres militantes, Patricia décide donc de créer le premier Groupe femmes lesbiennes de Marseille. Leurs réunions ont lieu toutes les deux semaines au local de SOS femmes battues, 30, rue Nationale, où l’une d’elles tient une permanence. “On était une quinzaine. On défrichait tout le schéma pyramidal qu’induit le patriarcat : le sexisme, l’hétérosexualité, l’exclusivité au sein du couple…C’était vraiment pas simple tous les jours”, sourit-elle. En matière de visibilité, les femmes du groupe sont encore timides : “À l’époque, il y avait beaucoup d’agressions racistes groupées à Marseille. On avait toujours peur de se faire coincer par une bande de fachos, qui n’aimaient pas non plus les homos. La peur planait, tout indiquait qu’il valait mieux se cacher”

… et des luttes homosexuelles

Le groupe de parole se réunit pendant presque un an, avant de se dissoudre : “Il avait rempli sa fonction en nous offrant un espace dans lequel nous pouvions partager nos vécus invisibilisés”. Une partie des militantes rejoignent le mouvement féministe, d’autres se rapprochent du mouvement homosexuel, alors représenté par le Groupe de libération homosexuelle (GLH Marseille) et son Centre ouvert de recherche populaire sur l’homosexualité (CORPS) ainsi que le Groupe des lesbiennes féministes (GLF Marseille). Patricia se souvient de la première action publique du GLF, lors de la manifestation du 1ᵉʳ mai 1977 : “On avait décidé de participer à la manifestation malgré l’opposition de la CGT, qui ne voulait pas que les lesbiennes soient représentées. Certaines d’entre nous avaient décidé de porter des masques blancs pour ne pas être reconnues. Moi, j’avais fini par l’enlever, je n’avais plus peur”

Du 23 au 28 juillet 1979 a lieu la première Université d’été homosexuelle (UEH) à la faculté de Saint-Charles, initiée par le Groupe de libération homosexuelle de Marseille. De nombreuses militantes féministes et lesbiennes marseillaises y participent. Dans la foulée, le CORPS décide d’ouvrir un centre d’animation sociale et culturelle pour les homosexuels, qui prendra la forme de la “Boulangerie gay” au 48, rue de Bruys dès le 23 mai 1981.

Les hommes gays prenaient tout le temps la parole et ne nous écoutaient pas. On a donc réclamé des espaces non-mixtes.

Mais, même au sein de la communauté homosexuelle, les lesbiennes se sentent invisibilisées. “Comme avec les femmes hétéros, on ne parlait que de leurs problématiques à eux. Les hommes gays prenaient tout le temps la parole et ne nous écoutaient pas. On a donc réclamé des espaces non-mixtes. À la Boulangerie gay, ils nous ont proposé un seul créneau, le jeudi soir, en se gardant le week-end”, se souvient Patricia en riant jaune. 

Trouver un lieu à soi

De nouveau, certaines d’entre elles décident de faire scission et de créer leur propre lieu : La Douce-amère ouvre en mars 1983 au 95, rue Benoît-Malon. “C’était un lieu associatif et militant, explique Patricia. Il y avait des permanences d’écoute deux fois par semaine et des fêtes avec des thèmes politiques. Le reste du temps, c’était ouvert, un peu comme un bar”. Pour elle, ce lieu représente une libération : “On respirait un peu. On se disait : on peut exister, c’est possible. On peut avoir un mode de vie différent de celui qui nous a été imposé jusque-là”. La Douce-amère ferme ses portes en 1984.

Comme beaucoup d’autres militantes, Patricia lève alors le pied et se plonge dans sa carrière professionnelle. En 1994, avec d’autres camarades de lutte, elle cofonde l’association Les Bigoudie’s, qui organise des soirées non-mixtes le dimanche après-midi à Notre-Dame-du-Mont (dans l’actuel Molotov). Ces fêtes font partie, selon Patricia, de ses “meilleurs souvenirs de militance”. Sur leur tout premier tract, on peut lire le slogan suivant : “Les Bigoudie’s, celles qui aiment la fête et la tête (et la fesse, alouette !), qui ne se reproduisent pas mais sont de plus en plus nombreuses”.

Les coulisses de Marsactu
En amont de la parution de son livre Marseille trop puissante - 50 ans de féminisme dans la ville la plus rebelle de France, le 16 février aux éditions Hors d'atteinte, Margaux Mazellier a proposé à Marsactu, en exclusivité, le portrait de plusieurs femmes présentes dans cet ouvrage. Durant tout le mois de janvier, une fois par semaine, retrouvez ainsi la trajectoire d'une femme au militantisme remarquable dans la ville.
Margaux Mazellier

Commentaires

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  1. Patafanari Patafanari

    Belle comme l’antique.

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