[Marseille secret] Le puits “Z” de Gardanne, la lueur du soir et la fin d’un monde

Chronique
le 6 Mai 2023
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Explorateur de l'urbain, Guillaume Origoni aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés voire oubliés, pour toujours plus en apprendre sur sa ville et ses alentours, plutôt que de simplement la "consommer". Dans Marseille secret, il partage ses excursions les plus marquantes.

Le puits "Z". Guillaume Origoni / Hans Lucas
Le puits "Z". Guillaume Origoni / Hans Lucas

Le puits "Z". Guillaume Origoni / Hans Lucas

Souvent – à vrai dire toujours – j’explore Marseille en deux roues et lorsque je ne trouve rien de nouveau ou bien que mes reconnaissances s’avèrent infructueuses, je m’éloigne de la ville et me dirige vers les organes périphériques de notre grand corps malade.

Ils sont nombreux à être d’une manière ou d’une autre raccordés à la diva méditerranéenne sans le savoir. Marseille a elle-même longtemps snobé ces petites villes ou villages. La relation que nous avons avec ces agglomérations relève parfois d’une schizophrénie qui s’ignore et s’accompagne du syndrome du corps morcelé.

La tête ne reconnaît pas le bras comme faisant partie du tout. Le corps est entier mais la perception que nous avons de ses différentes parties est altérée.

Terres rouge sang

Nous pourrions disserter des heures sur les raisons de cette incomplétude territoriale. Avec les interlocuteurs adéquats, nous finirons même par en comprendre les causes et surtout les conséquences.

Car Marseille, c’est aussi un peu Martigues et ses dispositifs industriels dignes de Blade Runner, Aubagne qui, comme chacun sait, est le lieu de naissance de Jésus-Christ, voire Gardanne et ses terres rouge sang qui, jadis sous forme de boue et aujourd’hui filtrées, serpentent au milieu des pins dans les pipe lines verts et avant d’achever leur course dans la Méditerranée.

Gardanne, autrefois ville minière, a longtemps été un fief du Parti communiste français. Elle fait aussi partie de ce corps morcelé. Lorsque les mines ont été fermées, nous avons eu à faire face à trois désastres majeurs. Le premier est économique car les démantèlements successifs ont provoqué un chômage de masse.
L’autre problème, toujours irrésolu, réside dans la pollution des sols et plus généralement les dégâts sur l’environnement, résultat d’une production séculaire intensive.

Il existe également une blessure invisible dont les vestiges sont pourtant pharaoniques.

Il existe également une blessure invisible dont les vestiges sont pourtant pharaoniques. Nous nous représentons souvent les bassins industriels comme des Léviathans qui avalent la terre, assèchent les cours d’eau et obscurcissent le ciel.

Or, l’appareil industriel est aussi la somme des savoirs humains. Ces territoires interdits aux impétrants sont le point de rencontre entre les ingénieurs et les ouvriers, les planificateurs et les techniciens. L’industrie est à la fois le créateur et le destructeur des mondes.

 

Je suis toujours étonné par les capacités d’émerveillement que nous avons devant les cathédrales ou les pyramides. Nous prêtons même quelques sagesses ancestrales à ces bâtisseurs d’antan, alors que nous passons indifférents aux abords des sites industriels de dimensions improbables.

La blessure invisible à laquelle je fais référence niche dans l’impossibilité de transmettre ce savoir et les sociabilités qui l’accompagnent.

Perte de revenus et perte de sens

Car, pour faire communauté, il nous faut justement des pratiques communes massifiées. Celles-ci, à Gardanne comme ailleurs, tendent à disparaître avec la désindustrialisation. À la perte de revenus, s’ajoute la perte de sens que l’on tente de reconquérir avec l’aide d’aventuriers politiques mi-bateleurs, mi-incendiaires mais pleinement xénophobes.

Gardanne est à ce titre le symbole des blessures ouvertes par le savoir perdu. Il suffit de se rendre au puits de mine « Z », aujourd’hui à l’abandon, pour se rendre compte de quoi nous étions capables, il y a peu.

Sous nos pieds, inaccessibles, existent toujours les galeries à 878 mètres de profondeur. Entre 1986 et 2003 on y a extrait du charbon à raison de 850 tonnes par heure. De cette activité, ce bruit et parfois cette fureur, il ne reste que les dinosaures de fer.

Le site a un temps été occupé par des familles roms. Marsactu avait raconté leur histoire en 2018 avant l’inévitable expulsion. Aujourd’hui, il est rendu au néant et à l’inutile.

Colosses de métal

La désindustrialisation agit un peu comme une punition que les sociétés dédiées aux entreprises de services et à la civilisation des loisirs s’infligent à elles-mêmes. La machinerie trop imposante pour être démantelée est toujours à poste. Les colosses de métal restent donc en place et se jouent de ces humains incapables de reproduire les forces motrices qui autrefois les rassemblaient.

Il est bien sûr indéniable que l’on mourait aussi dans les mines et les industries lourdes de Gardanne, comme l’on continue à mourir au travail aujourd’hui. Mais il serait pourtant malhonnête de ne pas reconnaître que l’on y vivait aussi et que par-dessus tout, on y vivait ensemble.

Regardez bien cette tour Eiffel prolétaire et cette machinerie titanesque forgée par la maîtrise des feux primordiaux.

Regardez bien cette tour Eiffel prolétaire et cette machinerie titanesque forgée par la maîtrise des feux primordiaux. Peut-être comprendrez-vous alors (et moi avec vous) que ce passé honore les bâtisseurs de Gardanne, de Martigues, de Marseille et d’ailleurs.

Je me souviens des grandes grèves anglaises durant l’ère thatchérienne. Elles touchaient précisément l’industrie lourde, les aciéries de la British Steel à Birmingham, les mines de Sheffield. Du Sud au Nord, le Royaume-uni s’enfonçait dans le marasme économique, la pauvreté, la répression violente du monde ouvrier, jusqu’à devenir incapable d’assurer la production de charbon nécessaire à sa propre subsistance.

Dame de fer

La dame de fer importait alors des matières premières pour sortir de cette passe difficile. Des mines de Gardanne partaient des convois ferroviaires d’un kilomètre de long vers la perfide Albion. Les mineurs, solidaires avec les grévistes britanniques, bloquaient alors ces monstrueux convois.

C’est aussi tout cela qui me vient à l’esprit sur le site du puits « Z » de Gardanne : ceux qui font sont aussi capables de défaire. Une fois défaits, ces dispositifs continuent à s’imposer dans nos paysages mais c’est leur essence qui s’altère en une ou deux générations. Les suivantes livrent des burgers en scooter.

Les mineurs de Gardanne ne le savent peut-être pas mais Roy Batty, le réplicant de Blade Runner, a déclamé son dernier monologue pour eux : “J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez imaginer. Des navires de guerre en feu, surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons C briller dans l’obscurité, près de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans le temps, comme les larmes dans la pluie.”

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Commentaires

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  1. tonton velo tonton velo

    Merci beaucoup pour ce texte!

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  2. Pussaloreille Pussaloreille

    Superbe et judicieux.

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  3. Kapucyn Kaldana Kapucyn Kaldana

    Merci beaucoup pour vos articles, qui sont de pures merveilles, tant de littérature que de photographie. Un grand bravo.

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  4. Chani Chani

    Merci d’avoir honoré ce passé qui tend à être oublié. Notre tour Eiffel prolétaire gardannaise fait partie du paysage, à tel point que l’on y fait même plus attention…

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  5. Richard Mouren Richard Mouren

    Merci. Merci à vous deux, Guillaume Origoni et Hans Lucas: vos mots et vos photos s’enrichissent mutuellement.

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