[Marseille fait genre] Mariam Benbakkar, le féminisme décolonial comme guide
Dans cette chronique, Margaux Mazellier donne la parole aux féministes marseillaises. À travers des portraits intimes de militantes, activistes et citoyennes, elle explore la diversité des combats pour l’égalité à Marseille. Cette semaine, rencontre avec Mariam Benbakkar, dont le féminisme est irrigué par les enjeux anticoloniaux.
Photographe, vidéaste, autrice, performeuse et curatrice franco-marocaine, Mariam Benbakkar crée depuis plus de dix ans des espaces — militants, artistiques et intimes — pour “celles et ceux qui ne se sentent représentés nulle part”.
Un héritage familial
Mariam est née à Toulouse voilà 35 ans et a grandi en Auvergne. “J’ai eu de la chance d’avoir des parents militants”, précise-t-elle tout de suite. Sa mère a toujours fréquenté les milieux féministes, avant de se rapprocher des luttes syndicales lorsqu’elle devient professeure d’histoire-géographie. “Mon père, lui, est un émigré marocain qui s’en est sorti grâce à une bourse d’études, car il était très bon à l’école. Son ascension sociale d’un pays à l’autre et sa vie en soi sont des actes militants.”
Mais, très tôt, Mariam réalise qu’elle ne se retrouve pas dans l’héritage féministe de sa mère : “Je ne m’identifiais pas aux combats du féminisme blanc. Les luttes pour l’IVG, ça me parlait moins. On prenait la pilule depuis qu’on avait quatorze ans, donc pour nous, c’était acquis. Les luttes pour l’égalité dans le monde du travail, ça ne m’intéressait pas non plus, car j’étais encore jeune.” Elle ajoute, ironique : “Et puis, dans les années 2000, c’était un peu dépassé d’être féministe, non ?”
Quelques années plus tard, Mariam découvre la pensée afroféministe : “Chaque nouvelle découverte, comme Angela Davis par exemple, était une vraie claque !” Mais là encore, elle peine à trouver un espace dans lequel elle se sent vraiment comprise : “Je ne suis pas blanche, je ne suis pas noire, je suis maghrébine, mais je ne suis pas musulmane… À l’époque, cette identité-là n’avait pas l’air d’exister sur l’échiquier politique du féminisme.”
Un point de bascule
Après avoir arrêté ses études d’arts plastiques, elle part vivre à Montréal, au Canada. Là-bas, elle découvre l’histoire coloniale des peuples autochtones au Québec : “J’ai assisté à des conseils communautaires d’indigènes. Ils parlaient de l’accaparement de leurs terres par l’État canadien, de l’impossibilité pour les Métis de passer la frontière américaine, des discriminations subies par les Inuits…” Une histoire qui résonne par endroits avec la sienne et celle de son père : “C’est à partir de là, en étant très loin de chez moi, bizarrement, que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire coloniale de la France.”
Si, jusqu’alors, Mariam analysait le monde à travers un prisme anticapitaliste, elle commence désormais à s’ouvrir aux enjeux anticoloniaux : “Ça a été un vrai moment de bascule. Quand tu commences à te politiser, tu te demandes souvent ce qui est le plus important. Le féminisme, l’anticapitalisme, l’antiracisme ? À mon sens, le colonialisme est une grille de lecture qui prévaut parce qu’elle converge avec toutes les autres : c’est cette histoire qui a façonné tous nos rapports de genre, de classe et de race actuels. J’avais enfin une clef politique pour lire le monde.”
Un lieu
Lorsque Mariam arrive à Marseille en 2012, elle ne connaît personne ou presque. Après des premiers mois difficiles, elle commence à fréquenter un lieu en particulier : la Plaine. Nous sommes en 2015, avant les travaux de réaménagement de la place. “C’était un peu comme une agora politique. Il y avait des évènements tous les jours. On buvait des verres, mais, surtout, on rencontrait des personnes de tous horizons. C’était une période incroyable”, se souvient-elle. Avant d’ajouter : “Marseille, c’est une ville anti-productiviste. On traîne, mais ça nous laisse du temps pour discuter et confronter nos idées.”
Image issue du documentaire “Mixed Brained” réalisé et produit par Mariam en 2020 dans lequel elle évoque ses identités croisées : “Mon cerveau mélangé se perd entre le Maroc et le Mexique, entre son côté colon et son côté colonisé.”
Mariam découvre le monde des squats et le milieu queer marseillais. Si elle n’a jamais été “le pilier d’un mouvement particulier”, ces expériences l’ont nourrie. Mais de nouveau, elle se sent en décalage : “J’étais en désaccord avec les milieux féministes et queers de l’époque sur plein de sujets, notamment sur l’accueil des personnes réfugiées. Je ne me sentais plus à ma place non plus dans les milieux antifascistes, que je trouvais trop blancs et sexistes”, explique-t-elle. Avant d’ajouter : “C’était frustrant, ce à quoi j’aspirais commençait à se dessiner, mais je ne le trouvais encore nulle part.”
Mariam décide de partir au Maroc en 2017, en quête de ses origines. Pendant ce voyage, elle fait la rencontre virtuelle de l’artiste Alexia Fiasco, partie dans son pays d’origine, le Cap-Vert, dans le même but. “Cette rencontre a été le début du sens dans ma vie. Avec elle, j’ai réussi à rassembler toutes mes identités et les connecter dans un espace à la fois créatif et politique”, se remémore-t-elle. À leur retour en France, elles décident de créer le collectif Filles de Blédards et organisent des évènements mettant en avant des artistes émergents autour des imaginaires post-coloniaux en France.
Illustration : Filles de Blédards.
Une anecdote
Mariam est sensible à la géographie des villes. De tout ce que leurs rues, leurs façades et leur architecture nous racontent. Un jour, alors qu’elle se promène sur la Canebière, elle lève les yeux et observe la fresque du Palais de la Bourse en détail : “Je vois des dromadaires, des éléphants, des Chinois avec des chapeaux pointus…” Plus tard, elle apprend qu’il s’agit de navigateurs dont les expéditions ont ouvert la voie aux conquêtes coloniales. “C’est assez violent de croiser ce genre de représentations quand on se balade dans l’espace public”, affirme Mariam.
En 2020, ses observations sont rattrapées par l’actualité. Depuis la mort de George Floyd aux États-Unis, la question des statues de l’histoire coloniale et esclavagiste cristallise les tensions. En juillet 2020, les militants antiracistes déboulonnent la statue de Joséphine de Beauharnais, symbole de l’esclavage dans les Antilles. Elle suit l’évènement en live sur Instagram : “C’était fou, ça a été un vrai déclic.” Au même moment, elle fait la rencontre de Seumboy Vrainom, créateur de la chaîne YouTube Histoires crépues, avec qui elle coécrit encore aujourd’hui l’émission On Discute, autour des questions de racisme et de discriminations en France.
Portée par ces mouvements, Mariam décide d’agir au niveau local. Elle participe à une performance autour des statues coloniales de la gare Saint-Charles qui représentent une femme asiatique et une femme africaine, en partie dévêtues, avec pour mention “les colonies d’Afrique” et “les colonies d’Asie”. “On les a emballées dans du film plastique comme si on les préparait à les faire entrer au musée”, raconte-t-elle.
Implore Marseille
de ne pas te rejeter.
Vénère la femme là-haut portant
l’enfant, qu’importe le Nom
de celui que tu vénères en silence.
Vénère à travers elle la mer
et sa violence frontalière,
Apprends à lire
le rejet qu’elle porte,
en elle des lois humaines.Mariam Benbakkar, extrait de “Implore” dans “Nos Méditerranées, l’aube des mers et des brouillards” (Art Explora, 2024).
Mariam se plonge alors dans les archives de la ville à la recherche d’autres traces : “Je découvre qu’on peut lire l’histoire coloniale du XIXe siècle directement dans les rues de Marseille.” C’est ainsi que naît la page Instagram Marseille coloniale, où elle documente ses recherches et propose régulièrement des visites guidées dans la ville : “À l’époque où j’ai créé Filles de Blédards, le terme décolonial ne passait pas du tout. Bien qu’il soit désormais de plus en plus présent dans le discours public, avec la montée du fascisme et la violence qui se déchaîne contre le monde arabe aujourd’hui, il est encore plus important de transmettre cette histoire.”
Une référence à une personnalité marseillaise
Mariam dresse une longue liste de noms. Revient celui de Zohra Boukenouche, membre, entre autres, du collectif Mémoires en marche, du collectif du 5 novembre et du collectif à l’origine du Guide du Marseille colonial (Syllepse, 2022). Elle évoque aussi Françoise Ega, ouvrière, écrivaine et activiste sociale martiniquaise qui vivait dans le quartier de la Busserine. En 1978, dans Lettres à une Noire, cette dernière décrit la condition des femmes arrivées des Antilles à Marseille dans les années 1960. Mariam conclut : “Toutes ces militantes discrètes qui ont toujours existé à Marseille et qu’on ne met pas assez en avant.”
Commentaires
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Le décolonialisme sans colonialisme , c’est comme l’anti-fascisme sans fascites de LFI. On ne prend pas beaucoup de risque. On s’amuse bien, on déboulonne des statues, masque des plaques de rues, etc…
Le colonialisme, car il existe encore, on le trouvera dans l’accaparement des richesses de l’Afrique par les grosses entreprises occidentales et, de plus en plus, par les Russes, les Chinois.
On le retrouvera aussi en interne dans les gouvernements qui pillent leurs propres pays. La population algérienne devrait pouvoir vivre correctement vues les richesses du pays sans les voleurs du FLN installés au pouvoir depuis 60 ans.
Alors, je laisse cette personne à ses jeux…
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