Malika Moine vous présente
Cuisine à croquer

Les kachkaricas d’Olivier Guéritaine

Chronique
le 14 Mar 2020
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Depuis plus de 20 ans, Malika Moine croque la vie en (dé)peignant l'actualité plus ou moins brûlante de Marseille et d'ailleurs. Au long cours, elle s'intéresse aussi aux lieux où l'on boit, mange et danse parfois. Pour Marsactu, elle va à la rencontre des gens dans leur cuisine. Elle en fait des histoires de goût tout en couleurs.

Les kachkaricas d’Olivier Guéritaine
Les kachkaricas d’Olivier Guéritaine

Les kachkaricas d’Olivier Guéritaine

Caroline, une amie prof d’histoire et gourmande, m’a mis l’eau à la bouche lorsqu’elle m’a raconté comment, il y a quelques années, ses repas à la cantine du lycée, étaient accompagnés de conversations gastronomes avec son collègue Olivier, prof de français. C’est pourquoi en me rendant dans le petit pavillon du quartier Beaumont, à Saint-Julien (12e), j’étais très curieuse de l’écouter et de goûter à la recette étonnante qu’il avait choisi de livrer : celle des kachkaricas de sa grand-mère, une entrée élaborée à partir de pelures de courgettes.

Olivier est Marseillais. Né dans la clinique Sainte-Cécile aujourd’hui disparue, il a grandi cours Lieutaud, avant de vivre aux Chutes-Lavie, puis boulevard Notre-Dame, en face du cinéma le Breteuil – fermé depuis une bonne vingtaine d’années. Il évoque le guignol de la Plaine, le zoo et les chevaux de bois du palais Longchamp : “À l’époque, c’était somptueux, il y avait des petits pavillons orientaux et je me souviens d’un spectacle de dauphins quand j’avais 8 ou 10 ans”.

Un groupe avec des grands

Son premier poste de professeur de français l’emmène à Vaulx-en-Velin, puis il exerce à Lille, avant de revenir à Marseille. Olivier est aussi musicien, et l’histoire de la formation de son premier groupe est bien jolie. Un de ses anciens élèves, Karim, le contacte un jour via sa petite sœur : “Mon frère monte un groupe avec des grands de votre âge, ils cherchent un batteur et c’est à vous qu’ils ont pensé…”

C’était en 1997, Raï Na Rap voyait le jour et existe encore, bien que renommé Raï Na Roots depuis la mort prématurée de Karim, et en hommage à Raï na Raï, un groupe algérien des années 80. Un nouveau chanteur, également violoniste, a intégré le groupe de pop, raï, reggae et festif. Sur le tableau noir de la cuisine sont inscrites les dates des prochaines répétitions d’Olivier avec cette formation et avec son groupe Bouzouk Quintet, d’inspiration jazz, qui réunit un pianiste, un violoncelliste électrique, un saxophoniste qui joue aussi du doudouk, un instrument à vent en bois d’abricotier venu d’Arménie, de la flûte ney et de la clarinette basse, avec un joueur de tabla et Olivier qui a pour l’occasion ajouté à sa batterie un cajon, une caisse claire, des bongos, un tambour sur cadre iranien et des petites percussions…

“Dans la cuisine, comme dans la musique, il y a un métissage permanent et c’est ça qui me plaît, c’est les mélanges ! C’est l’identité marseillaise qui s’exprime par la musique et la cuisine.”

Olivier

Pour Olivier, la cuisine est une histoire de famille, tant en amont qu’en aval : “Mes deux grand-mères, ma mère, mes tantes m’ont appris à cuisiner, pas les hommes, non pas par principe mais plutôt par ignorance, par habitude.” Toutefois, Olivier et son épouse Laurence ont donné le goût de cuisiner à leur fille et aussi à leur garçon. “Il a même été un temps tenté par la carrière…”

La grand-mère paternelle d’Olivier venait de Lyon, elle lui a transmis “les repas de familles interminables, les cochonnailles, les crêpes, une cuisine les deux pieds solidement ancrés au sol”. Lorsqu’il s’est installé à Vaulx-en-Velin, il a été collecter des recettes auprès d’elle pour en faire un carnet.

Ses grand-parents maternels sont venus dans les années 30, lui d’Edirne – anciennement Andrinople en Turquie, elle de Pazargic ou Pazardjik, en Bulgarie. Ils se sont rencontrés dans le quartier de l’Opéra à Marseille, où il y avait alors une communauté séfarade des Balkans.

Chassés d’Espagne en 1492

Les ancêtres d’Olivier ont été chassés d’Espagne en 1492 par Isabelle la Catholique. Alors que certains juifs se sont arrêtés en Afrique du Nord, d’autres ont continué jusqu’à Salonique et la Turquie. “Ma grand-mère parlait le judéo-espagnol, le djudyo, mélange d’espagnol du XVe siècle, de turc, mâtiné sans doute de bulgare et de quelques mots d’hébreu. Des expressions et des noms de plats sont venus jusqu’à nous. « Kachkaricas » sonne espagnol ; le « cacik », que j’ai vu écrit « djadjik », est le tzatziki des Grecs ; ce qu’on appelle börek en turk, nous l’appelons « borekitas ». La cuisine, comme la langue, vient de loin, « on a l’impression qu’il y a une histoire qui la précède, marquée par l’exil“.

J’apprends plus tard, au cours du repas, que le grand-père d’Olivier a été déporté, arrêté par la police au cours de la rafle du Vieux-Port en 1943. Olivier évoque sa grand-mère, qui gagnait sa vie avec des travaux de couture et élevait ses deux filles dans le quartier de l’Opéra. “À l’époque, me disait ma grand-mère, les bandits avaient le sens de l’honneur, et les deux petites filles se baladaient tranquillement dans ce quartier où il n’était pas rare que les mamans et les mamies descendent les chaises dans la rue…”

“Ma famille lyonnaise adore la cuisine orientale”

L’épouse d’Olivier est d’origine franco-italienne et ses parents se sont rencontrés en Algérie. La cuisine familiale, marquée par toutes ces cultures “participe de notre identité ouverte et ces plats, il ne faudrait pas qu’ils disparaissent. Ils ont habité notre enfance, les fêtes, les anniversaires… Chez nous, ils n’étaient pas trop croyants mais ils faisaient quand même Kippour. Et ma famille lyonnaise adorait la cuisine orientale et vice-versa”.

Olivier évoque son enfance d’enfant gourmand. “Il y avait deux légendes familiales : à table je faisais durer le plaisir de façon à en avoir encore quand tout le monde avait fini, et on mettait les enfants maigrichons à côté de moi pour me donner en exemple et les faire manger – ce qui était très désagréable. Mais ma grand-mère me disait avec son accent oriental : “mieux vaut faire envie que pitié !” J’étais un garçon gourmand et je suis devenu un monsieur gourmand, avec tous les inconvénients que ça peut entraîner…” Enfant unique, Olivier a cependant été élevé avec son cousin, qui est resté “un mélange du frère et du meilleur ami”. “Lui ne cuisine pas mais sa femme a pris quelques-unes de nos recettes familiales.”

La recette des kachkaricas

Contrairement à son fils, qui mesure tous les ingrédients, a de bons couteaux, et se préoccupe des saisons avant de se lancer dans un plat, Olivier prévient qu’il fait tout à l’envie et au feeling, comme sa grand-mère. “Tu as reçu les gestes, les équilibres, les goûts, les textures visuellement et gustativement, tu les gardes en mémoire, comment veux-tu transmettre ça par écrit ?” Il se souvient que pour la recette des filikas, sa grand-mère lui disait : “tu prends trois pommes de terre grosses comme le poing…” mais s’agissait-il du sien, de celui d’Olivier, du mien ou du vôtre ? “Il faut avoir vu colorer les oignons pour savoir quelle est la bonne teinte…”

“Il faut avoir vu colorer les oignons pour savoir quelle est la bonne teinte…”

Olivier

Olivier a choisi la recette des kachkarikas car c’est un plat de pauvre, même si c’est pas la saison et même si en Provence, on met la peau des courgettes dans la ratatouille. Et également parce qu’elle sert de base à deux autres recettes, si on remplace les épluchures de courgette par des cœurs d’artichaut ou par des gombos, « bamyas » en djudyo, ou même par du cèleri-rave, « apyo », en djudyo. Et comme ce plat est une entrée, Olivier va aussi faire « un almodrote de berenjena », un gratin d’aubergines…

Olivier pèle deux oignons, les coupe en quatre, en les gardant au creux de la main, et les émince grossièrement. “C’est là que mon fils se moque de moi, lui, il utilise une planche !”. Il fait chauffer un faitout avec un fond d’huile de tournesol. “On pourrait mettre de l’huile d’olive mais à part dans les mezzés, on ne l’utilise pas trop dans cette tradition culinaire, on prend plutôt des huiles neutres”. Il dégerme deux gousses d’ail (puis une troisième), et les coupe en lamelles épaisses qu’il ajoute aux oignons, avant de jeter le tout dans le faitout. “Je vais les faire papear, me dit-il en prononçant à la turque, en mouillant le R final, “et ils seront papeados, mijotés”.

“Là où ça se complique, c’est le traitement de la courgette.” Il en lave six ou sept belles en se réservant la possibilité d’en mettre moins ou davantage, au feeling. “Le geste technique”, c’est de prendre les peaux sans économe de façon à avoir de la chair avec. Il enlève les pédoncules et va savoir pourquoi, il garde les rondelles extérieures des courgettes avec les peaux. Quand il a posé la question à sa grand-mère, elle lui a répondu “je sais pas, c’est comme ça”.

Ainsi avait dû faire sa propre mère et sa grand-mère avant son arrière-grand-mère… Il pèle les courgettes par moitié, et projette de mettre le soir même les cœurs à griller au four avec de l’ail, des oignons et de la butternut, à moins qu’il ne fasse un gratin ou encore un wok avec des carottes et du canard… Pour lors, “les oignons commencent à être jolis, un peu transparents, pas trop dorés, c’est le moment de balancer une boîte de pulpe de tomate”.

Quatre petits cubes de sucre roux

Le chef écrase un peu deux citrons en les faisant rouler sous sa main pour faciliter la suite, et les presse donc. “Cette base peut aussi servir pour faire des feuilles de vigne farcies mais je les fais rarement, c’est très long”. Il verse le jus dans le faitout, ôte les pépins de la pulpe avant de l’ajouter à la préparation, et ça, c’était pas dans la recette de sa grand-mère. Il sale, poivre et jette quatre petits cubes de sucre roux, puis un cinquième. “C’est la base. Je peux maintenant mettre mes peaux de courgettes, mes gombos ou mes fonds d’artichaut coupés en quatre, auxquels j’adjoindrai un peu après – pour qu’ils restent al dente – des petits bâtonnets de carotte coupés uniformément en quatre, puis en six”.

Bien que les oignons soient un peu craquants, la sauce est déjà savoureuse. Il faut couvrir d’eau et laisser « papear » à couvert. Maintenant, il est temps de s’occuper du gratin d’aubergines.

La recette de l’almodrote de berenjena

La veille, Olivier a fait griller quatre aubergines coupées en deux, peau vers le haut, après avoir ôté les pédoncules, jusqu’à ce que la peau soit bien fripée. Il les a mis dans une passoire une demi-heure avec un poids au-dessus pour qu’elles perdent toute leur eau. C’est aussi la base de son caviar d’aubergine dont, comme il le rappelle “il y a 36 recettes, c’est la folie furieuse !”, des borekitas, et de “la tapada de berengenas” une tourte à base d’aubergine et de viande hachée. “Les Turcs la préparent avec de l’agneau mais dans la famille, on met du bœuf.”

Il sort du frigo une grand boîte colorée, c’est de la feta qui vient d’Ararat, un traiteur situé entre les Caillols et la Fourragère. “Mais sur le Plateau de Beaumont, à deux pas d’ici, il y a plusieurs épiciers arméniens. Venus au moment du génocide, beaucoup d’Arméniens se sont installés ici pour travailler dans les fermes et chez les maraîchers qui étaient là naguère”. Il émiette grossièrement la féta “pour qu’elle ne disparaisse pas à la cuisson”.

“La cervelle avec des œufs et du citron, je ne peux pas avaler”

Il donne un coup de mixeur aux aubergines, bien que sa grand-mère les écrasait à la fourchette. “J’ai vu ma mère le faire, ma tante, mais la meilleure de toute, c’était ma grand-tante. Elle cuisinait tous ces plats avec un génie, elle était monstrueuse… Moi je les fais tous, excepté le « méoyo con guevo y limon », la cervelle avec des œufs et du citron dont mon cousin raffole mais que je ne peux pas avaler.”

Il bat deux œufs dans la préparation et ajoute la feta – sa tante, elle, la remplaçait par des Petits Gervais.

Il graisse le moule à l’huile de tournesol, y verse la préparation, la saupoudre de fromage râpé – “mais on peut le remplacer par de l’edam demi-étuvé que ma mère et ma tante appelaient « le rouge », c’est fabuleux !”. Il enfourne…

Il se mange aussi bien chaud que froid. “C’est super pour les pique-niques à la mer ! On en emportait souvent dans un tupperware au Muget, au Bestouan ou aux Figuières.”

“Voyons nos courgettes !”. Olivier remet un sucre, un tour de moulin à poivre et un peu de sel dans les courgettes et arrête le feu pour les mettre à refroidir car c’est un plat qui se mange froid. Ça nous laisse le temps de boire l’apéro avant de goûter aux délicieuses kachkaricas acidulées et au savoureux almodrote de berenjena

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