[Les fantômes de l’hôpital] Le médium des couloirs
Après "Marseille secret", le photographe et journaliste Guillaume Origoni lance une nouvelle chronique dans les hôpitaux de la ville. Il y traque les histoires de revenants. Cette semaine, un patient a un message à transmettre à un autre, de la part de sa femme décédée.
Lorsque je vous conduis avec moi dans l’underworld des hôpitaux de la région, c’est presque toujours pour vous partager les visions des soignants ou des patients. Cependant, cette mise en commun des expériences permet également à vous et moi de ne pas se borner aux “visions”, mais aussi à la “vision” des protagonistes qui peuplent et hantent les chroniques des fantômes de l’hôpital. Si “les visions” sont soumises au prisme des croyances de chacun, “la vision” est quant à elle l’expression d’une subjectivité, d’un affect, voire d’une analyse qui appartient à celui qui l’exprime. C’est pourquoi je m’efforce toujours, en relatant mes investigations dans les établissements de santé, à veiller à garder un pied dans la rationalité alors que l’autre se pose sur des terrains plus mouvants, plus incertains, mais tout aussi fascinants (du moins, je l’espère ?).
Voilà plusieurs mois déjà que je gardais au frigo l’un des témoignages les plus énigmatiques qu’il m’a été donné de recueillir, dans une clinique entre Marseille et Arles. Plus que tout, il y est toujours question de “visions”. Mais voilà, dans ce cas, il est peut-être même question “d’hypervision”, voire de clairvoyance. Cet épisode m’a été raconté par une équipe restreinte d’infirmiers, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes. Je ne les ai pas rencontrés en même temps et la probabilité qu’ils se soient parlé entre eux est faible, mais pas totalement impossible.
Imaginez une chambre double. Dans le lit de fond, près de la fenêtre, un homme est en traitement avec la certitude qu’il sortira bientôt une fois sur pied. Il est séparé par un simple rideau de son compagnon de chambrée qui, lui, est plus mal en point. Le premier est galvanisé par l’espoir de sa guérison, alors que le second — que nous nommerons Philippe — est écrasé par l’avancée de sa maladie et le deuil. Il a perdu sa femme, Isabelle, dans ce même hôpital environ un an plus tôt. Isabelle est restée quelque temps en réanimation, puis un jour, la médecine et la technologie ont cessé de la maintenir en vie.
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Philippe, dont la santé déjà précaire catalyse la peine, est inconsolable. Pendant des mois, il pense déceler, dans les silhouettes furtives qui habitent les trottoirs de la ville, les traits et les manières d’Isabelle. Autour de lui, on explique ses impressions tenaces par le nécessaire processus du deuil. Mais pour Philippe, pas de doutes, Isabelle tente de lui dire quelque chose. Lorsqu’il est hospitalisé, il raconte son histoire aux soignants qui se relaient autour de son lit de douleur.
Une silhouette et une présence
Certains écoutent patiemment, d’autres moins. Un petit groupe s’interroge discrètement. Ils n’ont jamais rien dit aux collègues, mais eux ont vu plusieurs fois et séparément “la silhouette d’Isabelle dans les couloirs du service… Et pas qu’une fois !”, précise la plus âgée des quatre. Roger, la quarantaine entamée et bien portée, acquiesce d’un signe de tête en plissant les lèvres, comme pour dire : “Oui, elle a raison.”
L’affaire aurait pu en rester là. Nous voilà avec un fantôme de plus dans l’hôpital. Si vous suivez régulièrement ces chroniques, vous savez maintenant qu’ils sont bien plus nombreux que nous le pensions. C’est par l’intermédiaire de Bernard, nouveau patient dans le service, que revient sur le tapis la “présence” d’Isabelle. Il est arrivé environ trois mois après Philippe, pour de petits bobos qui, paradoxalement, nécessitent un temps d’observation de plusieurs jours. “Un peu plus d’une semaine”, explique Roger.
On le sait, l’hôpital agit souvent comme un accélérateur des particules élémentaires de la sympathie et de l’empathie. On crée des liens plus rapidement lorsqu’on est diminué. On se concentre sur l’essentiel et les intimités, que nous le désirions ou pas, se mêlent dans un sous-ensemble commun. Bref, un monde plus propice aux révélations.
Les divinations de Bernard
Bernard est affable, courtois, parle beaucoup, mais avec un débit qui ne donne pas le sentiment d’être envahi. “Ce n’était pas le style à te manger le cerveau, c’était surtout lui qui parlait lorsqu’on venait pour les soins, mais il était doux. À son deuxième jour dans le service, il connaissait déjà les prénoms de tout le monde”, insiste Célia, jeune aide-soignante qui, elle aussi, dit avoir “vu et senti deux fois la présence d’Isabelle”.
Assez naturellement, les échanges se font un peu plus longs et un peu plus riches avec Bernard. Il “devine” des détails sur la vie des uns et des autres dans le service. Des petites choses dont on pense qu’il a pu les entendre en laissant traîner ses oreilles dans les couloirs de la clinique, qui, souvent, se métamorphose en une commedia dell’arte joyeuse.
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Les divinations de Bernard se font de plus en plus précises jusqu’au “soir du cinquième jour de son hospitalisation, où il nous dit qu’une femme qui occupait son lit est morte en réanimation et qu’elle est toujours présente ici”, raconte Roger sous le regard approbateur de Célia. Un curieux dialogue s’instaure alors entre Bernard et le groupe des quatre. À tour de rôle, ils l’écoutent beaucoup et le questionnent un peu :
— Vous connaissez le prénom de cette femme ?
— Non, mais je la vois !
— Comment ça ?
— C’est simple, je suis médium !
— Vous l’avez vue ici même ?
— Oui, l’après-midi même de mon arrivée ici, au détour du couloir qui conduit à la salle de repos.
— Vous pouvez nous la décrire ?
— On me le demande souvent, mais c’est assez difficile. Ce que je vois n’est pas défini. Je ne la vois pas comme je vous vois, vous. C’est quelque chose de plus diffus, moins détaillé, mais physiquement visible. Une dame d’une soixantaine d’années, peut-être un peu plus âgée, de taille moyenne, cheveux bruns frisés, habillée d’une robe longue bleue.
Le message d’Isabelle à son mari
Cher lecteur, j’imagine qu’à ce moment du récit, tu te doutes bien que la description que Bernard fait d’Isabelle est plutôt fidèle au souvenir partagé par la bande des quatre qui, du propre aveu de Roger, “étaient estomaqués”. Mais Bernard n’en reste pas là et enfonce le clou :
— Cette dame, Isabelle, comme vous l’appelez, est restée dans ces murs pour transmettre un message à son mari.
— Mais son mari n’est plus ici depuis des mois.
— Oui, mais il va revenir et avant d’en repartir, Isabelle a un message à lui transmettre. Elle dit qu’il ne doit plus être triste, qu’elle se trouve bien où elle est et que quand son temps sera venu, ils se reverront à nouveau. Elle est aussi très contente d’être “débarrassée de sa carcasse“. Ce sont ses propres mots.
C’est Roger qui reprend l’initiative et affirme : “Eh bien, vous me croyez ou vous ne me croyez pas, de toute façon, je m’en fous, mais Philippe, le mari, il est revenu en soins et on lui a dit ce que le médium a vu et entendu. Ça lui a fait un bien fou.”
On peut convoquer toutes les explications : illusions collectives, hallucinose bénigne, fragilité du deuil… Mais ces termes, si nets sur une page de manuel, laissent échapper quelque chose de l’essentiel. Car dans le couloir, dans le lit ou dans la parole échappée d’un médium, ce n’est pas tant une “preuve” qui se cherche qu’une consolation. Et si la science cartographie l’intérieur du cerveau, le fantôme, lui, met en lumière ce qui se trame entre les êtres. Peut-être qu’au fond, vision et imagination ne sont pas deux mondes qui s’opposent, mais un même miroir qui nous rappelle que même les morts ont encore, parfois, un rôle à jouer dans les vivants.
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