Le ragu alla calabrese de Patricia
Pour Marsactu, Malika Moine va à la rencontre des gens dans leur cuisine et en fait des histoires de goût tout en couleurs. Cette fois-ci, Patricia, une Marseillaise d'origine italienne qui a grandi à Nice prépare un ragu alla calabrese accompagné de pâtes maison.
Le ragu alla calabrese de Patricia
Comment ai-je connu Patricia ? J’ai beau chercher et chercher encore, je ne me souviens plus de notre rencontre. Par contre, je me rappelle le jour où elle m’a fait entrer dans son jardin. Depuis des années, les vieilles grilles en fer forgé de son énigmatique coursive me fascinaient, tandis que les branches du mûrier de Chine venaient saluer les passants par-dessus le mur à la jolie petite porte accueillante. Le jardin ne m’a pas déçue, et lorsque je l’ai dessiné, pendant le confinement, je me suis aperçue qu’une chronique avec Patricia m’enchanterait par sa cuisine et son histoire.
À mon arrivée le matin, Patricia est déjà aux fourneaux. Une cocotte est sur le feu et dans une poêle mijote une sauce tomate. Une grille est posée sur l’évier, et des tranches grillées d’aubergine y reposent. Quel bon présage ! Déjà, Patricia raconte :
“Je viens de Nice, d’une famille où ma mère était maraîchère et mon père pêcheur. Mes grands-parents maternels étaient Ombriens. Mon grand-père avait été embauché comme vermicelier dans une fabrique de pâtes à Nice avant de venir. Quand il a été bien installé, il est allé chercher une épouse en Italie et a ramené ma grand-mère. Elle, ça ne l’intéressait pas du tout la cuisine, contrairement à mon grand-père. Quand mes parents se sont mariés plus tard, ma grand-mère paternelle donnait des recettes à mon grand-père maternel…
Ma grand-mère maternelle aimait travailler. Elle s’est installée comme maraîchère sur le marché du cours Saleya. Elle partait à minuit avec son charreton pour aller chercher les fruits et les légumes au marché où les paysans s’installaient entre minuit et 2 h du matin. Elle y laissait son charreton, rentrait chez elle et revenait vers 5h30-6h du matin. Elle ne savait ni lire, ni écrire, c’est ma mère ou un autre de ses enfants qui venait lui faire ses étiquettes avant d’aller à l’école. Par contre, elle savait compter ! On l’appelait “la belle Italia”. Italia, c’était son prénom comme d’autres s’appellent France.
Ma mère a repris le métier quand ma grand-mère est décédée. Elle a commencé avec le charreton et quand ils ont installé un marché de gros dans les années 1965, ma mère a acheté une camionnette. Ça lui permettait d’y aller le soir trois fois par semaine, elle se levait moins tôt. Elle est morte à 92 ans après une vie difficile.”
Entre Piémont et Calabre
Tout de même, j’ai loupé la première partie de la recette des aubergines, mais je veux savoir : Patricia a coupé en tranches d’un demi-centimètre 3 aubergines dans la longueur, elle les a placées sur une grille au four à 200 degrés pendant 20 bonnes minutes, en les retournant de temps en temps pour les sécher. Elle les a mises sur du papier absorbant pour enlever encore de l’eau qui reste. Maintenant, elle fait chauffer de l’huile d’olive (sans lésiner) dans une poêle et quand elle est bien chaude, elle met les morceaux à frire. Ça va assez vite. Ensuite, elle les éponge dans du papier sopalin.
La sauce tomate mijote dans une autre poêle. Elle fait revenir un oignon et deux gousses d’ail émincées dans de l’huile d’olive et quand le mélange devient doré, elle met 500g de tomates. “Si tu as de l’origan, bien sûr, tu en mets !”, ajoute Patricia. Elle met dans la sauce tomate les lamelles d’aubergines. “Tout ça doit mijoter ensemble 1 heure, si c’est trop épais, tu mets de l’eau de temps en temps. À la fin, tu coupes grossièrement du persil et tu rajoutes ça au plat”, précise-t-elle. À la toute fin, elle verse un peu d’huile d’olive crue, ce sera la touche finale de l’entrée qui est toujours sur le feu. Les aubergines mitonnent et de délicieuses effluves me chatouillent les narines tandis que Patricia poursuit son récit familial, cette fois-ci côté paternel :
“La mère de mon père était Piémontaise et le père de mon père était Calabrais. Je dirais qu’ils ont eu moins de chance que la famille de ma mère. Ma grand-mère avait été placée très jeune chez des bourgeois, c’est là qu’elle a appris à faire la cuisine. C’était une cuisinière extraordinaire ! Quand ses parents sont morts, elle est partie avec sa sœur aînée à Nice. C’est là qu’elle a rencontré mon grand-père. Je l’ai peu connu, mais j’en ai beaucoup entendu parler. Il avait fui Mussolini parce qu’il était communiste. Mon grand-père voulait gagner les États-Unis, mais finalement, il est devenu maçon à Nice et a rencontré ma grand-mère. Elle faisait tout ce qu’il était possible de faire : des ménages, des lessives, la cuisine… Après, elle est devenue aide-soignante la nuit et elle continuait les ménages le jour. C’était pas les 35 heures à l’époque ! Et en plus de tout ça, elle faisait les repas de mariage, de baptême, de communion…
Du côté du Piémont, ils étaient gaullistes et du côté calabrais communistes, alors dans les repas de famille, il ne fallait pas trop parler politique… Ils s’engueulaient, mais s’adoraient et il y avait beaucoup d’entraide. Ma grand-mère paternelle a été renvoyée de l’hôpital quand les Allemands sont arrivés. Elle a alors bossé dans un hôtel où elle a planqué des juifs mais je ne l’ai su que plus tard, adulte. Personne ne s’en vantait. Il n’y a que la sœur de mon grand-père paternel qui en parlait. Elle avait été chef de réseau chez les FFI et elle faisait passer des juifs. Les femmes étaient fortes dans cette famille !”
Ragoût rouge orangée
Patricia met quelques tours de moulin à poivre sur les aubergines et soulève le couvercle de la cocotte : le ragoût a une belle couleur rouge orangée et une odeur terrible en émane – il mijote depuis au moins deux heures… et justement, c’est cette odeur mirifique et invitante qui guidait Patricia à table lorsqu’elle était petite : “Dans le Vieux Nice, quand tu sortais de l’école, il y avait beaucoup d’odeurs de cuisine dans les rues. J’allais manger là où ça m’intéressait. Une voisine calabraise faisait les pasta alla calabrese. C’est pas des pâtes de riches, il n’y a pas d’œuf et elles sont toujours accompagnées d’un ragoût avec de l’oignon, de l’ail et des tomates. C’était mon plat préféré et ma grand-mère se vexait quand j’allais le manger chez la voisine. Elle aussi le cuisinait parfois.”
Ragu alla Cabrese pour quatre personnes– 1 gros oignon doux des Cévennes
– 2 gousses d’ail
– 1 grosse boîte d’1 kg de tomates pelées ou 1kg de tomates fraîches
– 2 carottes
– 400g de saucisse italienne
– 300g de rôti de veau
– Sel et poivre
– Origan
– Peperoncino (des petits piments séchés, en option, mais vivement recommandés par la rédactrice…)
– Huile d’olive
Ça commence un peu comme la recette des aubergines : faire revenir l’oignon et l’ail dans
l’huile d’olive. Quand c’est doré, ajouter la saucisse coupée en morceaux et le rôti entier. Quand ils sont bien revenus, retirer la saucisse et le veau et mettre la tomate. Tourner 5 bonnes minutes en écrasant les tomates et remettre la viande. Laisser mijoter 1h30 à feu doux. Patricia goûte la sauce et glisse : “J’ai longtemps refusé de faire la cuisine, j’avais 18 ans en 68, j’étais féministe, j’ai rejeté tout ça. C’est revenu après. Quand j’étais petite, on n’achetait pas de boîtes de conserve. Mon père pêcheur revenait avec ce qu’il n’avait pas vendu. Si c’était des sardines, ma grand-mère faisait des sardines farcies. Les gens passaient à l’époque du temps en cuisine et ce n’était pas pour autant la galère. J’ai gardé l’habitude de faire avec ce que j’ai, de cuisiner les restes. S’il me reste de la viande, je fais des raviolis…”
Pasta alla semola rimacinata
Pendant que les aubergines de l’entrée et le ragoût mijotent encore un peu, Patricia s’attaque aux pâtes sur la table de la véranda. Elle fait parfois des pâtes aux œufs. Après avoir hésité, elle décide de faire les fameuses pâtes à la semola rimacinata (semoule de blé dur remoulue), un peu jaune, celles qu’elle mangeait enfant chez sa grand-mère et à l’occasion chez sa voisine…
Pasta alla semola rimacinata pour quatre personnes– 600g de semola rimacinata (semoule de blé dur remoulue) ou 400g de de semola rimacinata et 200g de farine normale.
– 400ml d’eau chaude
– Sel
– Du parmesan pour plus tard…
Dans un grand saladier, Patricia met la farine, puis incorpore peu à peu l’eau tiède, d’abord avec une fourchette, avant de pétrir avec les mains. La mixture a la consistance d’une pâte brisée, mais elle a mis un peu trop d’eau. Elle rajoute de la farine de blé qu’elle mélange dans un mouvement de rotation. Quand la consistance de la pâte semble convenir, elle l’abaisse sur le table farinée. “Tu vois, la pâte est encore un peu trop collante, il faut encore de la farine !”, explique-t-elle en la faisant rouler d’une main. Elle travaille encore la pâte une dizaine de minutes. “Il faut qu’elle soit un peu lisse au toucher, dure aussi, mais pas trop…”, dit-elle avant de la laisser reposer entre quinze et trente minutes. Le temps de raconter son enfance :
“Mon père a eu une vie difficile, il partait pêcher à minuit et revenait à 3h du matin, se reposait un peu, repartait à 5h, revenait à midi et se reposait jusqu’à 17h. Il avait été pompier, mais avait abandonné pour devenir pêcheur, car il aimait la mer. Il est mort à 62 ans sur son bateau en rangeant les poissons. Quand j’étais petite, jusqu’à 12 ou 13 ans, il m’emmenait l’été en mer avec lui. Je ne dormais pas de la nuit pour ne pas louper le départ, car s’il me voyait dormir, il partait seul. Il me faisait piloter le bateau. C’était extraordinaire et j’adorais voir frétiller les poissons dans les filets !”
En attendant la cuisson des pâtes
La pâte a maintenant la consistance escomptée. Patricia la divise en quatre. Elle forme des boudins qu’elle roule longuement pour les allonger. Au final, ils font à peu près 1 cm de diamètre. Elle coupe des bouts de 2 cm. Avec deux doigts, elle les roule vers elle en un geste sûr et assimilé pour leur donner une forme de gnocchis. À mesure qu’elle les façonne, elle les dispose sur un torchon et les saupoudre de farine. “Il faut les faire cuire environ 10 minutes, mais ça dépend un peu du temps qu’il fait : la pâte est très différente s’il fait sec ou humide…”, précise Patricia en sortant une grosse cocotte pour que les pâtes puissent cuire à gros bouillon.
On s’attable dans le beau jardin et pendant que les pâtes cuisent, on déguste les délicieuses aubergines à la sauce tomate. Les pâtes ont un peu de mal à cuire et c’est tant mieux, on peut se resservir de l’entrée… Patricia va goûter les pâtes. Elles sont prêtes, mais elle commente avec l’exigence des spécialistes : “c’est pas une merveille…”. Avec le ragoût, elles n’en demeurent pas moins délicieuses pour mon palet de néophyte. Peut-être Patricia aurait-elle pu mettre davantage de peperoncino dans le ragoût, mais elle a eu peur que ce soit trop fort pour moi. Le ragu alla calabrese a la saveur de ces plats pétris d’histoire comme les madeleines de Proust.
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