Entre poker et OM, la nuit marseillaise version prohibition
On la dit endormie et sans surprise. La vie nocturne, à Marseille, est rarement un feu d'artifices mais plutôt un hasard de rencontres, de rendez-vous d'initiés et parfois de fêtes sauvages improvisées. Marsactu a confié au journaliste Iliès Hagoug le soin de l'arpenter et de la raconter. Pour ce premier épisode, contexte sanitaire oblige, il s'est aventuré dans les soirées clandestines sous couvre-feu.
Partie de poker clandestin dans le Sud de la ville. (Photo IH)
Comme dans le reste de la France, la vie doit presque s’arrêter après 18h à Marseille. Si l’extrême majorité des établissements de la ville respecte ces mesures, pour quelques autres, la clandestinité et la discrétion sont de mise. Autour d’une partie de poker clandestine, ou un soir de match, pour certains, il ne s’agit pas de braver un interdit mais de passer des moments entre amis.
Il y a encore quelques années, lorsque elle n’était pas accusée d’être inexistante, la vie nocturne et festive de Marseille traînait une image de moments sulfureux, dangereux voire un peu mafieux. Pourtant, dans l’élan d’une année capitale européenne de la culture, de changements profonds de la ville observés ces dix dernières années, la donne a changé, et on se croirait presque dans un endroit normal. Presque, car Marseille restera ce qu’elle est : singulière par sa folie, parfois désespérante mais souvent magnétique. Comme beaucoup d’autres choses, tout cela s’accentue une fois le soleil couché.
Et comme Marseille fait encore partie de la France, le couvre-feu à 18h est de mise, et porte avec lui un axiome simple : chassez le naturel, il revient au galop. Une ambiance de prohibition dans une ville qui adore braver les interdits, c’est un peu comme un alcoolique qui ouvre un bar. On sait que ça va probablement mal finir, mais on a un peu envie d’aller voir ce que ça donne.
“Marseille, c’est une ville bizarre quand même. Heureusement qu’on y habite”. Le genre de phrases qui prennent tout leur sens au milieu de la nuit, sous couvre-feu, lorsque on est dans une voiture en direction de l’arrière-salle d’un commerce pour “jouer aux cartes”, comme pour grappiller une liberté mise sur pause par la crise pandémique.
Face à la voiture, une avenue du Prado complètement déserte, sauf les quelques scooters qui ont le laissez-passer ultime : un sac de livraison UberEats. Pas que les contrôles soient une préoccupation majeure pour E. qui conduit, habituellement barman, mais ce soir joueur de poker. “La dernière fois que je suis allé là-bas, il y avait un camion de CRS garé pas loin. Ils nous ont vus faire des allers-retours, mais je pense qu’ils s’en foutaient un peu”.
Une table, des bières, une chicha
Là-bas, à 20 minutes de voiture : un local de stockage. Rien de très sexy, mais on peut se garer pas loin, il y a une table, des chaises, un frigo, des bières, une télé. D’un côté, on prépare une chicha, de l’autre, un rituel de mise en place de la table de jeu a démarré.
À bien y réfléchir, on a tous les ingrédients de la plupart des sorties de tous les jours de Marseille d’avant le Covid. Lorsque les terrasses sont envahies par des bandes d’amis, souvent, il n’y a pas plus que des boissons et des télés les soirs de match.
Tout le monde se connaît, exclusivement des hommes et beaucoup bossent dans la restauration. “Autant te dire que je bosse pas beaucoup”, glisse V., serveur dans un restaurant du coin. Les générations et les origines sont diverses, et tout le monde est accueilli tant qu’on connaît quelqu’un et qu’on sait se taire.
P., cinquantenaire au verbe haut, est à l’aise. Il a les habitudes et les attitudes d’un habitué : “La dernière fois, il y avait un nouveau, on s’est rendus compte que je connaissais son père ! J’ai pris un coup de vieux, mais ça m’a pas empêché de lui prendre son argent”. Nous sommes bien à Marseille, grande ville et petit village.
Pas de masques en vue, ni de gel hydroalcoolique, mais on suit l’actualité à la télé. Pendant que le débat fait rage sur le plateau de CNews sur l’efficacité du couvre-feu, la partie commence. Même lorsqu’il y a quelques centaines d’euros au milieu de la table, on ne se prend pas au sérieux. G., le taulier, n’est pas en veine ce soir, mais ça ne le dérange pas plus que ça. “On est entre copains, on se revoit dans quelques jours et je leur reprendrai sûrement ce que j’ai perdu.”
La seule interruption viendra une heure plus tard, lorsqu’on tapera à la porte. À l’entrée, deux uniformes se dessinent, mais pas d’inquiétude. Deux agents de sécurité qui travaillent dans les parages sont venus prendre une pause et discuter. On attaque la météo, fatalement on dérive sur le foot et rapidement, comme un point Godwin de la beaufitude sous-jacente, on parle “gonzesses”. Une bière est proposée, mais pas ce soir : “J’ai rencard après, et en ce moment ça se fait rare !”. Parce que Covid ou pas, couvre-feu ou pas, il y a des choses qui ne changent pas, particulièrement entre hommes. “Faut que tu ailles sur Badoo, c’est gratuit et il y a que des folles, en ce moment moi j’arrête pas, j’en ai 5 en même temps !”. Comme dans le jeu qui sert d’excuse à cette soirée, la chance n’est pas la même pour tout le monde et on bluffe pas mal. Et comme dans n’importe quelle soirée, quelques heures plus tard, seuls les plus motivés sont encore là. Le point final est marqué par le propriétaire : “Déconnez pas, j’ai rendez-vous demain matin sur les coups de 10h 30″.
Soir de match
Autre quartier, autre décor : ici aussi on joue aussi aux cartes, mais c’est la belote qui est reine. Pas d’argent sur le comptoir, on fait juste passer le temps avant le coup de sifflet. Dans ce bar du grand centre-ville, on ouvre exclusivement les soirs où il y a du foot, et il faut être dans les bonnes boucles WhatsApp pour pouvoir entrer. “Ou alors, tu tapes discrètement sur le rideau, je vois si je te connais, et je te laisse rentrer”, glisse le barman.
L’OM a beau être en ce moment en plein naufrage, à Marseille on regarde le match. S’agirait-il d’une excuse pour aller boire un coup ? Pas du tout et Frank, ouvrier de 30 ans qui apprécie l’apéro, a l’argumentaire parfait : “Je le disais à ma femme, il faut 10 abonnements différents maintenant pour suivre le foot. Je préfère venir ici, ça me revient moins cher”.
Il est 19 h, et si le rideau n’était pas tiré et que les masques n’était pas (rarement) portés, on pourrait croire au retour d’une vie normale. Certains portent les affaires de boulot trahissant une envie d’afterwork, et d’autres ont une écharpe ou un maillot bleu et blanc. On soupçonnerait même le couple assis à l’écart de ne pas encore en être un, et d’être venu conclure l’affaire.
On peut commander des cocktails, payer par carte, en espèces ou même en Lydia [une application pour effectuer des virements rapides, ndlr], et la musique de fond est la playlist habituelle du bar, selon Frank. “On fait de mal à personne, non ? Moi je me fais tester régulièrement, je suis en contact avec aucune personne à risque. Je vais pas arrêter de vivre non plus.” Et puis, comment ferait-on pour discuter des rumeurs de rachat du club (“Attends, on va pas devenir le PSG bis quand même !”) ou même analyser l’actualité politique (“Payan il m’inspire pas confiance, dégun a voté pour lui !”) ?
Comme souvent ces derniers temps, le match ne se passe pas très bien pour l’OM. Même ceux qui sont marqués du logo de l’Olympique de la tête aux pieds ont un peu décroché, prêtant plus attention à leur verre qu’à la télévision. Notre ami Frank en fait partie. “Quitte à être sorti, autant passer un bon moment non ? Ça va peut-être me coûter 135 € alors je vais pas me priver”, lance-t-il. Comme pour agréer, on coupe le son du match avant la fin de la rencontre pour augmenter la musique. Le couple du fond se lève et en profite pour danser un peu et se dévorer des yeux. Ils repartiront ensemble pas bien longtemps après, sous les “Olé” moqueurs.
En sortant du bar, on dirait que le couvre-feu est parfaitement respecté. Personne dans les rues, ou presque. Quelques voitures fusent bien au-delà des 50 km/h, et bien sûr il y a toujours les livreurs. Et si quelques fenêtres ouvertes laissent échapper les basses d’un système sonore, les discussions et les fumées de cigarette caractéristiques d’une soirée, qui peut prétendre vu d’en bas qu’il ne s’agit pas des habitants de l’appartement qui ont décidé de se détendre ? Pas la police, en tout cas.
Commentaires
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On comprend la lassitude des gens, mais objectivement on multiplie cette situation par X et on se retrouve avec un taux d’incidence de 400!
Décidément Marseille est bien la ville des records….
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On a vraiment besoin d’un moyen de détection visuelle du coronavirus, par exemple une sorte de nuée rouge ou violette autour des personnes infectées même asymptomatiques. On les imagine entrer dans la soirée clandestine et tous les présents filer comme des rats vers la sortie. Ca sera probablement le seul moyen de contenir un peu cette pandémie avec tous ces gens prêts à mourir et à tuer par ennui. Lire cet article fait un peu comme regarder des gens se shooter à l’héroïne dans les veines.
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Sentiment partagé !
A la lecture je pense forcément aux miens qui croiseront peut-être ces personnes. J’espère seulement que ces “rebelles” appliquent le jour, tous les gestes barrières.
Sans quoi les efforts des uns pourraient être anéantis par l’inconscience des autres. La règle n’est-elle pas pourtant : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Alors la liberté de vivre comme avant, dans le contexte sanitaire actuel, devrait s’arrêter devant la liberté de tenter d’échapper à la maladie et quelques fois à la mort.
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Les tripots clandestins “chicha” étaient bien là avant le Covid, donc aucune raison de changer …. ca alimente bien les circuits parallèles d’argent sale !
Tout le monde n’est pas aussi discret : Hier 20 H 30, nous avons eu un ième spectacle public dans le 3° arrondissement : Un feu d’artifice complet !
qui peut bien financer là où la pauvreté est la plus connue ?
Aussi discret qu’une bombe et décorant le ciel comme au 14 juillet, le bureau de police municipal – pas loin – n’avait rien entendu. Et le temps qu’ils se déplacent ….
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