[Éducateur, à la limite] Je suis un homme normal
[Éducateur, à la limite] Je suis un homme normal
Laurent Rigaud est éducateur. Il travaille dans le secteur de la protection de l’enfance. À ce titre, il traverse la ville et passe les frontières, même celles de la vie intime des familles. Depuis longtemps, il pousse loin la réflexion sur son travail et ses limites. Marsactu lui a proposé de la décliner en chronique [Les épisodes précédents ici]. Il a accepté de raconter ces histoires de rencontres, de vies brisées qui font son quotidien. Avec cette série de sept textes, il parle aussi de Marseille et de ce qu’elle charrie de la violence du monde. Septième et dernière chronique, avant une conférence gesticulée au théâtre de l’œuvre ce vendredi soir.
“Au risque de ne pas être politiquement correct, je dirais que si ces enfants grandissaient dans une famille normale ils feraient une bien meilleure scolarité car ils en ont… je crois… les capacités”. Cette directrice d’école semble ne pas se rendre compte qu’il n’y a rien de plus politiquement correct que le discours qu’elle est en train de servir. Avec le sourire, elle est persuadée que le système dans lequel elle se trouve et dont elle fait la promotion en ce jour de réunion est le bon.
Ce jour-là, je me tais et laisse la directrice avec ces certitudes. Je ne sais pas à quoi tient le fait que je décide de parler ou de me taire mais je sais que parler est parfois épuisant et difficile face aux partenaires qui attendent la plupart du temps que vous vous rangiez à leurs points de vus et dans ce domaine, l’institution scolaire excelle.
Il y a quelques années lors d’un conseil de discipline une enseignante qui se plaignait du comportement d’un jeune que j’accompagnais disait qu’elle et ses collègues en ce milieu d’année scolaire avaient déjà rempli deux carnets de correspondance de mots et observations diverses et que rien n’avait changé dans le comportement de l’adolescent qui se montrait toujours aussi insupportable. Je l’avais alors questionné sur la pertinence de continuer à remplir les carnets dans la mesure où cela n’avait aucune incidence sur l’attitude de l’élève et invité à peut-être envisager une autre approche.
Ou encore ce professeur des écoles qui expliquait à une mère de famille qu’elle devait faire preuve d’autorité face à sa fille. Comme il déplorait également que l’enfant était intenable en classe et qu’elle ne l’écoutait pas, je lui avais conseillé de “juste faire preuve d’autorité face à l’élève”.
Résultat des courses. A chaque fois. Partenariat rompu.
Alors, un peu par épuisement, protection, lassitude, peur, en ce jour de réunion et face à cette directrice qui me parle de normalité et qui se croit politiquement incorrect je décide de me taire.
Les enfants dont elle parle se nomment Bélinda, Angelo et Tchavolo Rosenberg*. Ils appartiennent comme me le dit leur père à “la communauté des gens du voyage”. Comme d’habitude, des difficultés scolaires et un fort absentéisme ont amené l’école à faire un signalement, ce qui justifie mon intervention judiciarisée et éducative auprès de la famille. La première fois que j’ai rencontré cette famille l’inquiétude chez monsieur Rosenberg était des plus palpables. Il était persuadé que j’allais lui enlever ses enfants. Il faudra peut-être un jour que le travail social qui se présente comme aidant et bienveillant s’interroge sur le fait qu’il puisse faire peur à ce point.
Monsieur Rosenberg était accompagné de sa femme, madame Bardy et de ses trois enfants. Madame Bardy n’appartient pas à la communauté du voyage – “Non moi je suis civilisée”, dit-elle. Civilisée et évangéliste. Elle écoute des cantiques et porte en elle une foi qui donne l’impression que rien ne peut l’atteindre. En tant que travailleur social je me demande s’il est possible que je puisse lui apporter une protection plus grande que celle-là.
Les enfants, 9 ans pour Angelo et Tchavolo les jumeaux, 8 ans pour Bélinda, ne parlaient pas. Non pas qu’ils étaient intimidés mais ils semblaient ne pas avoir accédé au langage. Ils baragouinaient en borborygmes et ne comprenant rien à ce qu’ils disaient. Ils me laissaient l’impression d’enfants sauvages. La discussion s’est enclenchée avec monsieur Rosenberg qui ne cessait de mettre en avant son mode vie. Il me racontait son enfance. Le sentiment de liberté lorsqu’avec ses parents il faisait la route. L’Espagne, l’Italie, La Belgique, la France entière… l’école itinérante, intermittente… Un peu lointaine… Buissonnière. Ses yeux brillaient et tout au bout de ce voyage nous avons fini par évoquer la musique de Django Reinhardt.
Il se désolait de vivre aujourd’hui enfermé.
Madame Bardy dans son souci de civilisation, et probablement pour s’éloigner de ses beaux-parents et principalement de sa belle-mère, avait encouragé toute la famille à s’installer en appartement. Installation qui s’était faite au sein de la cité La Marie. Située au-dessus du quartier des Olives et à la lisière d’Allauch cette série d’immeubles blancs dressés comme sortis de nulle part au milieu d’habitations plus horizontales donne l’impression d’un désert rocailleux. Monsieur Rosenberg m’expliquait qu’il étouffait en appartement et qu’il n’allait sûrement pas y rester. “Nous allons retourner au camp… là-bas j’ai ma caravane… mon camping”.
Il m’a laissé l’adresse et notre rendez-vous a pris fin. Pendant quelques temps je ne les verrais plus. Ils ne répondaient pas à mes appels téléphoniques et ne les trouvant pas non plus à La Marie je décidais de me rendre « Au camp ».
D’une route qui se trouve derrière Les Olives et dont il n’est pas nécessaire que je donne ici l’adresse j’aperçois en contre bas, au bout d’un petite route goudronnée et descendante, caravanes et bungalows. Je n’ai pas osé descendre en voiture. Je ne voulais pas déranger et puis les gitans ont leur réputation. Laissant la voiture sur la route principale je suis descendu à pied pour arriver sur un espace où étaient entreposés une douzaine de caravane et véhicules… voitures et camions. Certains étaient désossés… Dans un coin se trouvait un amoncellement de ferraille. Une jeune femme est sortie de son bungalow “Vous cherchez quelque chose ?” “Oui… les enfants Rosenberg et leurs parents” “Suivez moi“. Nous avons emprunté un sentier de terre qui serpente entre les arbres pour découvrir, sur un deuxième plateau, une demi-douzaine de caravanes.
Madame Bardy m’a accueillie “Ah oui pardon… Le déménagement… Tout ça… Mon mari qui a perdu son téléphone… On n’a pas pu vous rappeler.” “Pas grave, le tout est qu’on arrive à se rencontrer”.
Depuis j’y retourne régulièrement. J’ai une place pour la voiture. “ça craint rien, y a pas de voleurs ici“, plaisante monsieur Rosenberg.
Cela fait 60 ans que la famille de monsieur Rosenberg et quelques autres investissent ce lieu mis à disposition par la municipalité. Les caravanes et les bungalows sont tournés de manière à avoir la vue sur le Garlaban. Les intérieurs sont petits mais l’extérieur est sans limites. Monsieur Rosenberg aménage son espace… Une deuxième caravane pour la cuisine… Un camion qui servira pour ses fils… Pour le travail… Ferraille… Elagage… Rempaillage… Maçonnerie. Intérimaire monsieur Rosenberg est dans le transport de marchandise. “On est comme ça nous… On voyage… On travaille… On prend le boulot là où il se présente.”
Il prend sa guitare et se met à chanter “la musique, je ne l’ai jamais apprise mais je l’ai là”… Il pose sa main sur son cœur.
Il m’explique ses impayés de loyers. “Attendez l’appartement était dégueulasse… Des problèmes de plomberies… Des cafards … Et la société des HLM ne faisait rien… Alors j’ai arrêté de payer… Vous voyez j’ai essayé de faire les choses comme il faut… De m’intégrer… Mais maintenant je n’ai que des soucis… Bon, nous les gens du voyage on essaye de s’intégrer mais on comprend pas bien les lois à la française et en plus aujourd’hui il y a la loi Macron… Et puis regardez ici c’est la liberté”. Il embrasse de ses bras ouverts tout l’espace qui lui est possible d’emmagasiner.
Au cours d’une de nos rencontres je me suis aperçu que les parents de monsieur Rosenberg parlaient manouche et j’y ai vu une des raisons possibles des difficultés de langage des enfants. Le cul entre deux chaises… Entre deux cultures. La directrice d’école n’y voit que anormalité et ne jure que par ce que le monde normal propose : orthophonie, psychomotricité, classes spécialisées… Elle a sous les yeux un symptôme qui lui raconte une histoire et dans son aveuglement et sa volonté, pourtant bienveillante, d’éradiquer ce symptôme, elle n’entend pas que le monde normal est en train de bouffer le monde tout court.
Dans ce camp où j’ai l’impression d’être en vacances monsieur Rosenberg m’offrira un jour une guitare et madame Bardy une bible porte-clé et ce, le jour où j’apprendrais en rentrant chez moi le décès de ma grand-mère. Comme la guitare ne rentrait pas dans le cercueil j’y ai déposé la petite bible qui, aussi étrange que cela puisse paraître, pesait plus lourd et prenait plus de place dans mon salon que l’instrument à 6 cordes.
La réunion à l’école se termine. Sur le pas de la porte je me permets d’apostropher la directrice “Vous savez vous devriez aller faire un tour là-haut dans le camp… Vous verrez, c’est sympa.”
Me voilà dans le métro en direction du bureau. Sur les escalators, nous sommes tous immobiles mais avançons pourtant à la même cadence en regardant dans le même sens.
Nul doute : je suis un homme normal.
*Tous les noms et prénoms ont été modifiés.
Retrouvez les autres chroniques de Laurent Rigaud publiées sur Marsactu
La série de chroniques de Laurent Rigaud sur Marsactu se terminera le vendredi 8 décembre par une conférence gesticulée présentée au Théâtre de l’œuvre, pour plus de renseignements, cliquer ici.
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Mouais… Se décentrer, renverser le regard, OK… L’homme normal est aliéné, l’homme libre c’est le gitan, Django Reinhardt dans sa caravane face au garlaban, pourquoi pas… Mais quand même, ces trois enfants de 8-9 ans qui ne parlent pas, j’aurais aimé mieux les connaître dans cette chronique. Pas pour se renfoncer dans le misérabilisme, mais parce que ce sont des personnes, comme moi, alors comment ils vivent hors du langage ? Et leur père, comment il vit avec eux ? Donc, oui, les représentants des institutions, de la normalité et du politiquement correct sont au mieux maladroits, sinon emplis de préjugés… Mais à part ça, à part les gens dits normaux et leurs travers…ces gosses, ils vivent comment ? Ils se disent comment ? Ils rêvent, ils rient comment ?
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