[Éducateur, à la limite] Le cul sur la chaise
[Éducateur, à la limite] Le cul sur la chaise
Laurent Rigaud est éducateur. Il travaille dans le secteur de la protection de l’enfance. À ce titre, il traverse la ville et passe les frontières, même celles de la vie intime des familles. Depuis longtemps, il pousse loin la réflexion sur son travail et ses limites. Marsactu lui a proposé de la décliner en chronique [Lire ici]. Il a accepté de raconter ces histoires de rencontres, de vies brisées qui font son quotidien. Avec cette série de sept textes, il parle aussi de Marseille et de ce qu’elle charrie de la violence du monde.
Ce jour-là j’ai demandé à Amélie* si elle voulait bien m’accompagner. Amélie, c’est une collègue. Petite bonne femme fragile et solide avec l’accent qui sonne comme à Narbonne… comme ma langue maternelle.
Je dois me rendre dans une cité pour une première visite afin de rencontrer une mère avec son fils. Ne connaissant pas l’endroit, et bien que n’appréciant que modérément sa manière de travailler, la présence d’Amélie me rassure. Même si j’éprouve une certaine griserie à l’idée de les arpenter, tel un aventurier des temps modernes, j’aime pas trop les cités et, de fait, la peur est toujours présente. “Ne va plus là-bas, avec ta tête de flic tu vas te faire tuer !”, m’a dit un jour une mère de famille suite à des règlements de compte qui avaient fait quelques victimes à Font-Vert dans le 14e.
Aujourd’hui, c’est dans un autre “Là-bas” que nous allons. Un autre tellement similaire. Une grande barre sur une petite colline : “Les Oliviers A”… le 13e. Ne cherchez pas, des oliviers il n’y en a pas.
Pour y accéder, nous empruntons une route en lacet. Sur notre gauche, une grande tour puis, en contre-bas, une barre d’immeuble… 12 halls d’entrée “A1 A2 A3… A12”. Nous allons au A8. Devant se trouve une chaise avec un enfant assis dessus. 14 ans tout au plus. Un commerçant. Il paraît qu’il se fait 200 euros par jour à dealer ou à guetter. C’est bien connu, les types qui l’embauchent sont des philanthropes.
Cinq étages. Pour ceux qui le veulent, ce qui n’est pas mon cas, l’ascenseur est disponible. Monter à pied c’est bon pour le cœur et les mollets et puis cela a surtout l’avantage d’offrir la garantie de ne pas se retrouver coincé. Tout semble tellement abîmé par ici que je ne vois aucune raison valable pour qu’il n’en soit pas de même au sujet de cet ascenseur.
Madame Hamouchi nous reçoit avec son fils Rayan, 12 ans. Dernièrement elle l’a renvoyé chez son père, mais il est revenu spécialement pour l’occasion afin de nous rencontrer. Madame Hamouchi raconte :
- la relation à son fils… il arrive qu’il la frappe
- la relation à son ex-mari… il la frappait
- la relation à son père… il la massacrait
J’en ai la nausée “C’est sûrement pas en frappant une femme que l’on devient un homme”, est tout ce que je trouve à dire à Rayan. La mère de famille nous fait également part de sa crainte de voir son fils mal tourner du fait de l’ambiance du quartier.
Amélie l’interpelle “…Et les jeunes en bas tu les connais ? Tu leur fais des courses des fois ?”. “Ouais des fois, comme ça, vite fait, une canette ou un sandwich à la boulangerie”.
Nous repartons après avoir pris rendez-vous pour une prochaine visite. En bas se trouve, en plus de celui à la chaise, un autre garçon sur un scooter : “Eh ! Vous êtes chelous tous les deux !”, nous apostrophe-t-il. Question de point de vue. Nous échangeons cependant un sourire et un au revoir. Peut-être aurait-il fallu entamer la conversation mais toute cette grisaille sur les murs comme sur les visages…
Dans la voiture je remarque que la barre est légèrement en pente. Le A9 est plus haut que le A8, lui-même plus haut que le A7… et ainsi de suite. Devant le A9, d’autres garçons. Plus âgés cependant. Ils semblent plus installés. Ils sont en haut. Encore quelques années et le garçon à la chaise pourra peut-être, lui aussi, accéder à cette place, d’autant plus qu’à partir du A10 la barre semble gagner en stabilité du fait de la disparition de la pente.
Nous montons dans la voiture, empruntons le lacet, et je jette à nouveau un regard sur la barre A1… A2… A3… A12…Mais !!!??? Merde !!!??? Il n’existe pas de A13 !!!???
Trois ans ont passé et Rayan est assis sur une chaise à l’entrée des “Oliviers A”. Dans sa famille on ne se parle pas. Il n’existe pas de place pour le langage. En guise de mots les cris et les coups prennent le dessus. “Chez ma mère je me lève et je me couche avec les cris… Mon père lui il n’en à rien à foutre de moi”, dit-il.
En attendant, il s’est trouvé un point d’ancrage. Il a posé son cul sur une chaise… Sur la chaise. Si jamais ils vous arrivent de temps en temps d’avoir recours à certaines substances, n’oubliez pas : Rayan travaille pour vous.
*Tous les noms et prénoms ont été modifiés.
Retrouvez les autres chroniques de Laurent Rigaud publiées sur Marsactu
La série de chroniques de Laurent Rigaud sur Marsactu se clôturera le vendredi 8 décembre par une conférence gesticulée présentée au Théâtre de l’œuvre, pour plus de renseignements, cliquer ici.
Commentaires
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Trés beau papier car il est à la fois informatif et sensible !
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Je souscris totalement ! Superbe style et il y a évidemment du fond . Faut écrire un livre mon gars !
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