[Éducateur, à la limite] Assomption

Chronique
le 29 Nov 2017
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Dessin : Ben8
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Laurent Rigaud est éducateur. Il travaille dans le secteur de la protection de l’enfance. À ce titre, il traverse la ville et passe les frontières, même celles de la vie intime des familles. Depuis longtemps, il pousse loin la réflexion sur son travail et ses limites. Marsactu lui a proposé de la décliner en chronique [Lire ici]. Il a accepté de raconter ces histoires de rencontres, de vies brisées qui font son quotidien. Avec cette série de sept textes, il parle aussi de Marseille et de ce qu’elle charrie de la violence du monde. 

“T’as combien d’enfants toi ?” “Deux”. “À peine !!!???”. Mélina* est réellement surprise de ma réponse. Elle qui est la dernière d’une famille de six enfants semble ne pas comprendre qu’il soit possible d’en avoir seulement deux. Mélina est une enfant particulière. Elle est née pour sauver sa mère, cette femme qui a eu mille vies, et si aujourd’hui madame Alzamora habite Marseille son histoire commence à Alicante.

Je rencontre madame Alzamora au “Clos la Rose”. C’est dans cette cité, d’apparence tranquille, que se trouve son appartement, en face du métro au sein duquel des bagarres peuvent parfois éclater entre jeunes du quartier me dit-elle. La dernière en date s’est passée au pied de son immeuble. Un jeune aurait pris un coup de couteau. Tout cela, elle me le raconte et exprime par là son inquiétude à l’égard de ses enfants. Elle a peur pour eux et ce sentiment est peut-être à l’origine du fait que ses enfants éprouvent des difficultés à s’éloigner d’elle. À la maison se trouve Verana, majeure et sans activités, Amor, collégien sans collège depuis deux ans et Mélina l’enfant du miracle, écolière intermittente de 10 ans.

La déscolarisation de Mélina est à l’origine de ma rencontre avec madame Alzamora et ses enfants. Des absences répétées ont lancé la procédure habituelle : “Information préoccupante” de la part de l’établissement scolaire qui arrive sur le bureau du procureur de la République qui saisit le juge des enfants qui missionne un service, qui désigne un travailleur social, ici un éducateur spécialisé, votre serviteur. Lorsque j’ai débuté mon intervention, Amor et Verana venaient de faire leur retour au domicile maternel après huit années de placement en “foyer”. Depuis, ils sont à la maison et ne font rien mais je ne pourrais pas affirmer qu’ils en faisaient plus du temps de leur placement. Paco le frère aîné, 27 ans et sans emploi, est également présent. Il s’installe parfois avec sa femme et ses deux enfants pour plusieurs mois, ce qui oblige madame Alzamora à faire de la place dans cet appartement de type 3, sans oublier les deux chiens. Madame Alzamora est une Bonne Mère. Elle ne sait pas dire non et même si il lui arrive de se plaindre elle ne peut refuser d’ouvrir sa porte. Elle se prénomme Assomption et comme elle a gardé l’accent de son Espagne natale, prononcez “Assompssionne”. Elle est investie d’une mission. Elle incarne ce rôle et avec un prénom pareil on pourrait la croire bénie des Dieux.

Gitane, née à Alicante, à 17 ans elle fait la connaissance d’un homme qui l’amène chez lui, dans sa famille, en France. L’ambiance est pesante dans la belle-famille et très rapidement le couple repart en Espagne pour ouvrir un bar. L’affaire n’est pas florissante “trop de clients étaient des amis… la famille… on ne gagnait pas assez d’argent”. Le retour en France s’impose de lui-même. L’homme commence un trafic. Assomption a droit à son premier shoot et c’est la descente aux enfers. Ensemble, ils auront trois enfants. De ces trois là, je ne connais que Paco. Le train de vie que s’impose le père lui sera fatal. La mort vient le cueillir.

J’ai entendu que l’héroïne rendait accro dès le premier fix. Assomption est maintenant prise dans le cycle infernal de la spirale de la dépendance. Elle va rencontrer d’autres hommes, de ceux que l’on rencontre quand on se retrouve dans ce milieu. L’un d’eux la séquestre pendant près de deux années. Elle ne m’a jamais raconté ce qui s’est passé dans cette chambre et je n’ai jamais osé lui demander mais j’imagine ce qu’un homme peut imposer à une femme quand il a besoin de sa dose. Elle croise le chemin de celui qui deviendra le père de Verana, Amor et Mélina, le bébé parloir. La drogue est sans pitié. Il contracte le SIDA et quelques larcins le propulsent en prison. À cette époque, seul Verana et Amor sont nés. Assomption n’a plus d’endroits où habiter et l’héroïne l’empêche d’être mère. À quatre et sept ans, les deux enfants sont placés. Ils le seront pendant 8 ans. Assomption se retrouve seule.

Elle avait décidé qu’elle ne voulait plus le voir mais finalement elle se rend à la prison. Elle a une idée derrière la tête. Une idée qui va la sauver. Elle fait un enfant avec lui… une enfant. Avec Mélina, tout va s’arrêter, elle va trouver la force de décrocher. Elle le sait au plus profond d’elle-même. Elle le sent dans son cœur et dans ses tripes. Mélina, l’enfant béquille.

“Et vous madame Alzamora vous n’avez pas contracté le SIDA ?” “Non… Ni moi ni les enfants”. “Et oui c’est vrai, vous êtes Assomption”. “Oui, je suis Assomption”. Un léger sourire se dessine sur son visage.

Il lui a fallu du temps pour refaire surface, décrocher, et trouver un appartement. D’ailleurs, Amor et Verana ne comprennent pas bien pourquoi tant d’années ont été nécessaires avant qu’ils puissent revenir auprès de leur mère. Ils n’ont pas vu que Mélina et Assomption étaient liées par un pacte de vie, et que leur mère et leur sœur avaient tout d’abord un travail à accomplir, seules face au monde.

Assomption est aujourd’hui sous méthadone. Une hépatite C lui bouffe le foie, elle vient de subir une greffe du palais mais quatre de ses six enfants, même si cela est parfois difficile, vivent sous son toit. Collés à Assomption, la bonne mère, ils peinent à s’émanciper. Assomption a encore du travail. Elle doit apprendre à être un peu moins bonne pour permettre à ses enfants d’investir la société. Cette société qui a parfois de drôles de réponses. Effectivement, depuis son retour du foyer Amor ne va plus à l’école et la sentence ne s’est pas faite attendre : suppression d’une partie des allocations familiales. Il paraît que cela va lui apprendre à être mère.

Pendant de longues années Mélina n’est pas trop allée à l’école. Assomption s’est soignée, et se soigne encore, avec sa fille. Cette enfant porte un lourd fardeau sur les épaules mais la dernière fois que je l’ai vue, elle portait également de jolies lunettes bleues. Elle reprend doucement le chemin des écoliers, et j’aime à croire, parce que cela flatte mon ego, que les temps passés à écouter sa mère me raconter son histoire y sont peut-être un peu pour quelque chose. Je ne dis rien de tout cela aux enseignants. Cela appartient à Assomption, et s’ils désirent savoir ils n’ont qu’à tendre l’oreille.

Je regarde les barres d’immeubles – architecture rectangulaire de la cité “le Clos la Rose” –  qui se succèdent et reste un instant songeur devant le nombre incalculable de fenêtres qui se présentent à moi comme autant de reflets de vies d’une humanité multiple. Si parfois elle ne va pas à l’école, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle n’a rien à nous apprendre.

*Tous les noms et prénoms ont été modifiés.

 


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Commentaires

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  1. Alexandre GUYOT Alexandre GUYOT

    Merci c’est joli vos textes. J’aime pas trop l’idée qu’il faille être plus méchante pour que ses enfants soient plus heureux… Peut être y a t il un moteur dans la vie qui est plus intéressant que la menace, la gifle ou la punition ?

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  2. marseillais marseillais

    Bravo pour cette initiative. C’est tellement rare d’avoir des récits d’éducateurs, “hussards de la République” et au contact de la misère du monde et de belles rencontres.

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    • LN LN

      La vie du travailleur social intéresse peu.
      Sa parole est trop rare car trop dure… Elle pourrait renvoyer trop d’éléments qu’il vaut mieux ignorer. Et il n’a pas le temps.
      Dans l’imaginaire collectif, le travailleur social est dans le flou, souvent considéré comme un zombie, héritier des années 70, missionné par on ne sait qui et qui est tout dévouement pour la bonne cause. Or la réalité est tout autre. Diplômé, il a des objectifs, des comptes à rendre. Il n’a pas encore l’obligation de résultats – d’autant qu’il voit chaque année ses moyens diminuer – mais ca va venir.
      Il s’épuise à prendre en charge cette misère que personne ne veut voir (et dont tout le monde ou presque se fout) et que peu de politiques se soucie sauf peut-être aux élections.
      Il est le héros des temps difficiles tant qu’il reste silencieux : il “fait du social”.
      Alors on s’étonne sur ces histoires sordides, misérables, pathétiques “à la limite” du supportable. On le remercie d’exister, “Ah la la je sais pas comment tu fais”
      Le travailleur social a ses propres limites qu’il repousse à l’envi, puisque souvent son travail est sans solution…. Il séquence juste des moments de vie à extraire de la souffrance. Quand il y arrive, qu’un tout petit objectif est atteint, il redémarre sur les chapeaux de roue, il rebondit, il stimule, il repart…..vers une nouvelle galère.
      C’est pour ca qu’on l’aime le travailleur social, qu’on l’admire parfois, on le congratule toujours.
      On ne l’entend guère, il bosse beaucoup auprès des gens que peu côtoie, il bidouille, il trouve des solutions (bancales) il apaise, il arrondit, il pacifie, il étouffe des colères, il accepte, il négocie, il n’est avare d’aucune concession.
      Le travailleur social est précieux : jamais en grève : il ne peut pas, on a besoin de lui. On compte sur lui. Et il est là.
      Il est le dernier filet avant que tout ne s’effondre.
      Jusqu’à ce qu’il se désintéresse du social.

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    • VitroPhil VitroPhil

      Magnifique commentaire @LN.

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  3. JMD JMD

    Excellente chronique et un très beau style !

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