[26 siècles d’engatse] Pugilat à Massalia : Dropalós raccroche les gants

Chronique
le 14 Jan 2023
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Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, l'ultime combat de Dropalós.

[26 siècles d’engatse] Pugilat à Massalia : Dropalós raccroche les gants
[26 siècles d’engatse] Pugilat à Massalia : Dropalós raccroche les gants

[26 siècles d’engatse] Pugilat à Massalia : Dropalós raccroche les gants

C’était au IVe siècle. Au IVe siècle après la fondation de Massalia, il s’entend. Personne, en ces temps lointains, n’avait entendu parler de Jésus de Nazareth, et pour cause. Les troisièmes guerres puniques venaient de s’achever : les Phocéens avaient une nouvelle fois prêté la main aux combats de Rome contre Carthage, et Rome, en retour, avait aidé les Massaliotes à se défaire de Ligures et des Salyens, ces intenables autochtones. La cité commençait du coup à hésiter entre ses sources helléniques et l’influence latine. Zeus prenait des airs de Jupiter, l’idée d’empire menaçait la liberté des cités et des comptoirs, les nouveaux penseurs, au lieu de traiter avec rigueur des idées abstraites, jouaient les pragmatiques et prétendaient enseigner par l’exemple. Le leur, bien entendu. Massalia restait cependant une place forte de la culture grecque. Dans le domaine intellectuel : on venait encore de tous les coins du bassin méditerranéen s‘y perfectionner en philosophie et en rhétorique. Dans celui de la religion et des activités athlétiques (les deux étaient étroitement liés) : sous la protection d’Artémis d’Ephèse, les sports de combats connaissaient une vogue sans pareille. On pratiquait la lutte et le pancrace, on aimait surtout le pugilat, le plus pur et le plus violent des affrontements.

Les grands combats avaient lieu une fois l’an, sur le parvis du temple consacré à la déesse. La statue aux seins multiples (mais était-ce des seins, des œufs, des dattes ou des couilles, les historiens s’interrogent) était transportée au milieu de la place par deux grands bœufs. On la dressait sur un autel, on y attachait les deux bêtes, la prêtresse (c’était toujours une prêtresse depuis qu’Aristarché (1) avait conduit jusqu’à Massalia les premiers Phocéens) déclamait les formules usuelles. Les bœufs meuglaient, les musiciens soufflaient comme des déments dans leurs aulos (2). La maîtresse de cérémonie appelait alors les jeunes filles qui se mettaient à danser autour de l’autel, lascives et pudiques à la fois car Artémis était en même temps la déesse de la chasteté et celle des accouchements. La musique cessait alors et quelques-unes des danseuses s’asseyaient, pour attendre la visite des pugilistes. C’étaient elles en effet qui étaient chargées de leur mettre les gants. Elles passaient les manchons de laine, elles liaient avec science et soin les courroies, elles finissaient en y insérant le terrible tampon de cuir. C’est ce machin-là qui allait faire mal, c’est lui peut-être qui allait défigurer les combattants. Ne racontait-on pas que la femme d’un boxeur n’avait pas reconnu son mari à l’issue d’un combat ? Et qu’un autre avait été privé de son héritage à cause des coups qui l’avaient rendu méconnaissable.

D’ouvrier à combattant

On traçait un rond sur le sol. La foule se disposait tout autour. Les agonistes entraient dans le cercle en compagnie de l’agonothète (l’arbitre) qui battait trois fois la terre de son fouet. Le combat commençait. Les flûtistes s’étaient remis à jouer, ils ne cesseraient qu’à la fin des combats. C’étaient des musiciens au long souffle.

Il y avait d’abord des petits combats, des combats de débutants ou d’athlètes de second rang. Ça durait quand même des plombes car la règle était la même pour tous : « Celui qui gagne est celui qui n’abandonne pas ». Vers le milieu de l’après-midi arrivait l’heure du match de gala, celui qui opposait le champion de l’année précédente à celui qui prétendait lui succéder.

Dropalós était depuis plusieurs années le tenant du titre. Les habitants de la cité l’adoraient. Ils auraient aimé qu’il change de nom (pour s’appeler Milon (3) de Massalia par exemple) et qu’il aille disputer les jeux à Olympie. Mais leur champion était modeste et casanier et son art, au contraire du super athlète de Crotone, ne présentait aucune variété. Il frappait inlassablement, c’est tout. Et il encaissait avec la même patience.

C’était un type assez original pour se vanter, dans un temps où c’était mal vu, de devoir sa fortune à une activité artisanale.

C’était un grand garçon un peu ventru (il valait mieux être lourd dans une discipline sans catégorie de poids), au regard doux et à la timidité maladive. La scène pugilistique massaliote commençait alors à accepter les esclaves et les métèques, mais lui était un citoyen en bonne et due forme, même si sa famille n’était pas de la plus grande noblesse. Son père possédait en fait plusieurs ateliers de fabrication de tuiles. C’était un type assez original pour se vanter, dans un temps où c’était mal vu, de devoir sa fortune à une activité artisanale. Et un père assez sévère et assez avisé pour obliger son rejeton à travailler, comme simple ouvrier, dans les fabriques qui lui appartenaient. Tout en lui faisant dispenser une parfaite éducation : gymnastique, grammaire, musique, dessin et philosophie.

Dans chacun de ces domaines, le petit avait fait preuve de sérieux et d’application, surtout aux palestres. Il s’était acquitté de son travail manuel avec la même conscience, façonnant les tuiles au même rythme que les esclaves auxquels, quelle honte, papa l’obligeait à se mêler. Et c’est là, la peau rougie par la terre, qu’il avait acquis l’essentiel de sa force et de sa persévérance : en quittant régulièrement son poste, plein de rancœur contre son paternel et de mépris envers ses compagnons, pour se diriger vers les grands tas de pièces mises au rebut. Et casser ces machins invalides, et les recasser, avec son poing, son poing seulement, et non sa rage se disait-il. Comme il allait démolir tout à l’heure son rival, comme il allait le briser, à force de centaines de coups assénés sans haine et de centaines d’autres encaissés avec le plus grand stoïcisme.

Comme s’il préfigurait le grand Mélancomas de Carie, le boxeur philosophe mort à la fleur de l’âge.

Un géant de tuile

Mais l’heure n’était pas à la réflexion. Déjà le maître de cérémonie passait en revue les spectateurs et appelait les adversaires potentiels : “Si personne n’ose s’engager dans un combat, à quoi bon rester debout ?” Il hurlait pour la forme, on connaissait déjà l’opposant du jour : il émergea de la foule en levant les bras et se battant la poitrine comme si sa victoire ne faisait aucun doute. C’était une sorte de géant d’apparence pataude, un esclave affranchi qui, porté par la vague de romanisation qui gagnait Massalia, se faisait appeler Cassius. Pour montrer qu’il était fier de ses origines (il travaillait autrefois dans les tuiles lui aussi) il avait fait broder sur son perizôma (4) un motif qui rappelait son ancien métier : une tegula, une imbrex, une tegula, une imbrex… une tuile plate, une tuile ronde, une tuile plate. Bref, c’était aux yeux du champion en titre, un moins que rien, un gros lard bouffon qui méprisait les plus belles et les plus antiques traditions de son sport. Mais gare, Dropalós devait se montrer prudent. Et il désirait en outre offrir aux Massaliotes un spectacle digne de sa réputation.

Le match commence en effet sous les meilleurs auspices. C’est comme dans le chant V de l’Énéïde : “Les deux hommes, en vain, échangent de nombreux coups et les redoublent. Le creux de leurs flancs et de leur poitrine résonnent de bruits puissants, les mains frôlent sans relâche les oreilles et les tempes, les mâchoires craquent sous la dureté des coups.” Les spectateurs comprennent vite que les deux pugilistes ont chacun leur style. C’est encore comme dans le poème de Virgile : l’un “tel celui qui assaille une ville forte avec des engins de guerre, presse son adversaire d’assauts répétés”, l’autre “l’œil attentif, esquive les coups d’un simple mouvement du corps ou de la tête”. L’un, figé dans sa puissance, frappe sans arrêt et manque le plus souvent sa cible, l’autre, étonnamment mobile, se plaît à se rendre insaisissable et ne cogne que lorsqu’il est sûr que ses coups vont porter. Le jeu devient bientôt répétitif. Ne semblent se lasser ni l’assaillant ni l’assailli, ni celui qui pilonne, ni celui qui passe entre les gnons.

À quoi bon cette guerre totale ? En finirais-je jamais ?

Mais chacun s’épuise et se met à douter à sa manière. “À quoi bon cette guerre totale ?, se demande Dropalós. En finirais-je jamais ?”. “C’est un roc. Mes coups semblent inutiles et je ne me sens plus la force de me dérober plus longtemps aux siens”, pense Cassius. Et, pour résister aux doutes, chacun serre les dents et persiste dans sa stratégie. L’un bastonne dans le vide et veut croire qu’il est un monstre froid, une machine à donner des coups et qu’il triomphera comme on triomphe un système. Il n’envisage pas la défaite. L’autre refuse les controverses sans fin et ne réplique que lorsque l’occasion se présente de faire mouche. La victoire ne lui est promise en aucune façon, il le sait. La lutte devient morne, le public proteste. C’est alors qu’un sentiment inconnu s’empare du favori. Il ne sent d’abord qu’un frisson, un tremblement infime dans son poing fermé, mais bientôt tout son bras est secoué par un désir inextinguible de frapper plus méchamment, d’en finir tout de suite. Ça lui secoue les épaules, ça lui monte dans la gorge, ça jaillit par ses narines soudain pressées d’exhaler un souffle amer. La haine habite Dropalós pour la première fois. Une haine ancienne et longtemps refoulée mêlant celle pour son adversaire, pour son père, pour lui-même ne trouvant pour s’affirmer que le jeu de ses poings. Ses coups se font désordonnés, sa défense faiblit. Cassius a compris. Il en rajoute dans l’esquive et la mobilité, on dirait qu’il danse autour de son opposant. Son jeu augmente la rage de l’autre, ses coups portent de plus en plus souvent.

Mais le combat a déjà trop duré. L’arbitre décide qu’il est temps d’en venir au climax.

Nouvelle règle

C’est une échelle que l’on pose à plat, à même le sol. On demande au premier boxeur de se tenir entre deux barreaux, on l’invite à allonger le bras et l’allonge sert à déterminer la place de son adversaire. Voilà les deux assaillants assignés à l’espace contenu entre deux barreaux, ils n’auront désormais plus le droit d’en sortir. La bagarre reprend.

Cassius, privé d’une partie de sa mobilité, semble pâtir un moment de ce nouveau dispositif. Mais il finit par s’adapter et c’est à nouveau Dropalós que l’on voit sortir de ses gonds. Il frappe inconsidérément, il se garde mal. Il reçoit des coups comme jamais. Il a découvert la haine tout à l’heure, il fait à présent l’expérience de l’étourdissement. Un coup lui fait voir des tuiles, un grand tas de tuiles brisées ; un autre lui fait apparaître le visage de la vierge qui lui a passé les gants. Et entre deux commotions, la détestation s’empare de lui de plus belle et le pousse à faire n’importe quoi. Il veut bouger lui aussi, danser comme l’autre et voilà qu’il met le pied en dehors du carré qu’on lui a réservé. L’arbitre intervient aussitôt et lui décerne, comme il est d’usage, un grand coup de fouet. Dropalós est sanctionné pour la première fois de sa carrière et ce coup lui semble le plus dur de tous ceux qu’il a reçus. Une sorte de vide se fait en lui, il sent que ses poings sont devenus impuissants. Alors la fatale sentence s’échappe de ses lèvres : “J’abandonne !”. Il est étonné, il se demande qui a parlé à sa place. Mais le pas de l’abandon a été franchi et il ne peut à présent rien retenir. “J’abandonne !”, répète-t-il. “J’abandonne ! J’abandonne !”, gueule-t-il en sautillant et en agitant les bras comme un marin en détresse.

Le public est sidéré, le vainqueur aussi, le jury ne sait que faire. Il demande aux musiciens de jouer plus fort, il fait évacuer les deux combattants, il précipite la célébration des sacrifices qui suivent habituellement les grands combats. On abat en vitesse les deux bêtes qui ont transporté Artémis sur le champ de bataille, on bâcle les invocations usuelles, on rapatrie à la va-vite la statue sacrée dans le temple.

Dropalós a définitivement raccroché les gants. Son dernier combat est resté dans toutes les mémoires. Ce n’était pas le plus beau, ce n’était pas le plus vibrant, mais il a marqué un changement. Quelque chose s’est défait après la défaite du champion et sa grotesque démonstration d’impuissance. On s’est mis à négliger le culte d’Artémis, on a renoncé aux sacrifices. Le glorieux principe : “Celui qui gagne est celui qui n’abandonne pas” est passé de mode. Cassius et les athlètes qui ont pris sa relève ont introduit un nouvel usage : plus question de laisser les adversaires reconnaître leur infériorité, on les assomme, un point c’est tout. On les met au tapis.

Et on en liquide le plus possible avant d’être liquidé à son tour.

 

  1. Aristarché est d’après Strabon, la prêtresse embarquée par les Phocéens à Ephèse et qui les conduisit jusqu’à Massalia. Le texte de Strabon date de 20 av. J.C. et celui de Justin, qui narre la légende de Gyptis et Protis de 200 après J.C. Il n’y a donc pas photo, Marseille a été fondée par une femme !
  2. Sorte de flûte à deux tuyaux.
  3. Milon de Crotone est un athlète grec mythique qui aurait vécu au VIe av. J. C. Il était capable des exploits les plus divers. Il mourut, dit la légende, en tentant de fendre avec son poing la souche d’un vieil arbre. La main resta coincé, un lion en profita pour venir dévorer l’athlète immobilisé. C’est cette scène que représente la statue de Puget, sur le cours Estienne d’Orves.
  4. Une sorte de pagne
Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Félix WEYGAND Félix WEYGAND

    Top ! Vraiment sympa comme histoire !

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