[26 siècles d’engatse] Le Pas de l’Angoisse
Dans cette série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, il est question de poudre qui mène au drame.
(Illustration : Michéa Jacobi)
À l’origine, il y a l’angoisse. Anxiety, angoscia, angustia, angst, toutes les langues d’Europe occidentale se réfèrent au latin angustium et le disent de la même façon. Le provençal n’échappe pas à la règle, mais il est plus expéditif : il utilise le mot anxié. Anxié, c’est pas mal : c’est bref, c’est mordant et le x donne au mot une nuance de complexité et de saut dans l’inconnu qui lui va bien. Anxié, c’est pas mal. Mais le vieil oc de Marseille, cette langue dont il ne semble presque rien rester, ni personne, est allé encore plus loin, et plus vite. L’anxié, c’était une oppression, une maladie : le provençal a expressément invité ses locuteurs à se guérir, à se reprendre en main. D’angustium, il est directement passé à engatse : le conflit pour que l’angoisse se dissolve, pour qu’elle explose en paroles, en injures, en coups de poing ou en coups de feu.
À l’origine de l’addiction de Cyril, il y a une angoisse diffuse, une angoisse banale. Il a du mal à se détendre, il a du mal à s’endormir. Quoi de plus ordinaire ? Il fume des pétards. Quoi de plus commun ? Il est dans le cinéma à Paris. Pas dans le cinéma comme il rêvait de l’être. Il n’écrit pas des scénarios à chier, il ne réalise pas des films intimistes ou des pseudo-chroniques sociales comme tous ces petits cons de la Fémis, il n’interprète pas avec réalisme et émotion des rôles de paumés ou de rebelles. Non, lui, il travaille dans les soutes. Il prépare les caméras, des trucs de plus en plus complexes, de plus en plus sophistiqués, pour des cadreurs qui se font un plaisir de leur faire tourner des films lambda, des nullités et des chefs-d’œuvre quelquefois. C’est une grande boîte, une boîte américaine qui l’emploie. Une boîte qui a fourni jadis des appareils aux plus grands réalisateurs, qui stockait dans ses hangars des grues géantes, qui avait des kilomètres de rails de travelling. Mais les temps ont changé. On en est arrivé au numérique et au “mieux-disant” (des moins chers en fait), et l’entreprise de Cyril a dû en rabattre. Et qui a morflé le premier ? Les prolos, les soutiers du septième art, les même pas intermittents qui, loin des plateaux, s’occupent 35 heures par semaine de cette saleté : la technique, les optiques, les mémoires. Et qui le reste du temps tâchent de trouver une place dans le métro qui les ramène de la boîte à leur studio de la Courneuve ou de Puteaux. Paris centre, n’en parlons pas, c’est hors de prix.
Cyril a supporté ça quelques années. Les augmentations promises et qui ne viennent jamais, les dirigeants toujours plus crasses, Paris qui, quoiqu’en disent les chansons, n’est pas toujours Paris. Alors, il s’est dit que “la misère (n’exagérons rien) serait moins pénible au soleil”. Alors, il a rêvé, en tirant sur son joint, de soleil, de bonnes vibrations et de loyers modérés. Et il est venu s’installer à Marseille.
Il n’a pas trouvé de boulot dans sa branche. Mais Marseille, vraiment, ça l’a branché. Il a tout aimé. Le rap roboratif, les supporters se mettant à 60 000 pour aider leur équipe à perdre à domicile, le shit à bas prix, le parler marseillais, ce putain de langage qui trouve chaque mois un nouveau laudateur, un imbattable spécialiste. Il a marché aux moulons, se ruiner et filades. Il a répété comme un âne le désastreux “C’est Marseille bébé“. Il s’est mis à appeler sa petite amie “ma gâtée”, ignorant que c’était une expression de mamie plutôt que d’amoureux, à dire dégun pour un oui et pour un non, sans savoir que c’était un mot de pur provençal.
Que c’est triste, une langue qui ne laisse qu’un seul mot. Que c’est triste quand ce mot ne désigne justement personne.
La tchatche et le folklore n’ont pas servi à grand-chose. Ils n’ont pas aidé en tout cas Cyril à trouver du boulot. Il a quitté le cinéma pour la limonade et, comme le métier de serveur exige beaucoup d’énergie, il a ajouté à sa consommation de haschisch celle de la cocaïne. C’était plus cher, c’était plus prenant. Qu’importe, Cyril s’est débrouillé. C’était un garçon ultra-sympathique et il avait l’art de se lier d’amitié avec tous ceux qui, comme lui, venaient d’arriver à Marseille et cherchaient les bons lieux, les bons plans, les bonnes relations. Il s’est fait une spécialité de déniaiser les néo-Marseillais. Or, certains de ceux-là avaient, comme lui, l’habitude de consommer des produits illicites. Alors, il a pris l’habitude de leur éviter le labeur d’aller se fournir dans les dangereuses banlieues où l’on fait commerce de ces substances. Il a servi d’intermédiaire, il a constitué de modestes réserves. C’était un garçon qui n’avait pas froid aux yeux. Les cités ne lui faisaient pas pleur et, tout parigot qu’il était, il savait trouver la bonne fréquence pour négocier avec les fournisseurs. Tandis que sa dépendance s’accroissait, il est devenu le dealer régulier d’un tas de pékins qui fréquentaient les paradis artificiels bien plus raisonnablement que lui. Ce n’était pas une activité de tout repos. Plus d’une fois, les négociations qu’il multipliait avaient menacé de tourner au vinaigre. On l’avait pris par le col, on l’avait menacé ; un jour, on lui avait collé au ventre le canon d’une arme automatique. Mais il s’en était toujours sorti, et la coco aidant, il avait fini par trouver sa putain de vie de revendeur plutôt excitante. Jusqu’au jour…
Ces jours-ci, Cyril est au fond du trou. Il n’a plus rien à consommer, et plus rien à vendre. Un flic marron l’a pincé. Il lui a dit “Tu me donnes ton stock, je te laisse tranquille. Et tu la fermes.” Il n’a plus rien et ne peut plus rien acquérir. Il a fait des dettes auprès de certains de ses marchands habituels. De modestes sommes, assez importantes cependant pour qu’il évite un moment de les fréquenter. Il cherche de nouvelles sources d’approvisionnement. Au volant de sa vieille Volvo (240 Classic, commerciale), il tourne dans une cité qu’il n’a jamais fréquentée : les banlieues de Marseille ne manquent pas de points de vente. Il roule doucement, il regarde d’un côté et de l’autre les barres qui défilent. Il est d’autant plus attentif qu’il ne sait pas ce qu’il cherche exactement. Mais la route, il n’y fait pas attention. Et voici que surgit devant son capot un jeune en trottinette électrique. Un gosse, à peine un adolescent. Cyril freine, le petit chute quand même, Cyril stoppe et sort de sa bagnole.
— T’as rien ?
— Non
— J’aurais dû faire gaffe
— Pas grave.
— Tu sais pas où je peux acheter ?
— Je peux en avoir tant que tu veux.
— Voilà mon numéro, tu m’appelles.
Les excuses n’ont pas pris beaucoup de temps. Et le négoce est fissa revenu sur le tapis. On n’est pas dans Plus belle la vie. Le gosse se tire, Cyril redémarre, en doutant que le minot (il a naturellement appris ce mot-là) ne puisse jamais rien lui trouver. Mais le lendemain, le petit appelle recta : “J’en ai. Rendez-vous à la gare de Pas-des-Lanciers, à 14 h 54.”
Merde, se dit Cyril, à son âge, c’est déjà un vrai pro. Il ramasse le peu d’argent qui lui reste (il n’aura pas grand-chose à me vendre, pense-t-il), demande à Google Maps où se trouve cette gare au nom bizarre et prend le volant.
Il arrive en avance. Les lieux sont déserts comme s’ils l’avaient toujours été, comme s’ils étaient destinés à le rester éternellement. À 15 h, le petit sort de la gare, trottinette à la main. Cyril lui ouvre le coffre, le gosse y fourre son engin (y a la place, c’est une Volvo commerciale) et ils filent vers un endroit tranquille pour conclure leur affaire. Pas la petite affaire à laquelle s’attend l’acheteur. Non. Au contraire, c’est un gros paquet que lui propose le petit. Cyril n’en revient pas. Il n’a sûrement pas de quoi acquérir une telle quantité de poudre. Il regarde, estomaqué, son vendeur et juge en un instant que c’est un freluquet. Il s’empare alors avec violence de la marchandise, ouvre en même temps la portière et jette le petit sur le talus. Puis, il démarre à toute pompe. Un peu plus loin, il se débarrasse de la trottinette.
Le lendemain, il apprend qu’un enfant de quatorze ans à peine a été assassiné près de la gare de Pas-des-Lanciers. La police suppose qu’il s’agit d’un nouveau règlement de comptes lié au trafic de stupéfiants. Que l’enfant avait peut-être voulu commercialiser pour son compte les produits des malfrats auquel il servait habituellement de vendeur.
Il jette la poudre dans les chiottes. Il se promet de ne plus en vendre, de ne plus y toucher peut-être. Il tire la chasse, il regarde la cuvette aspirer cette énorme dose. Il pense au gamin, il se demande pourquoi la gare s’appelle Pas-des-Lanciers.
Il ne sait pas que c’est une déformation du nom d’origine, un nom en langue provençale. Pas de l’Anxié, Pas de l’Angoisse ; parce que, suppose-t-on, les diligences étaient autrefois, il y a bien longtemps, régulièrement attaquées en ces lieux.
Commentaires
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Permettez à un vieux (90 a.) lecteur de nouvelles de féliciter chaudement votre auteur. C’est du très grand art.
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le temps d une lecture …5mn de bonheur et de compassion melangés…
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Moralités de l’histoire :
Cyril Le Parisien est un noc.
La trottinette c’est dangereux. Tu tombes une fois ça va. Une deuxième fois, tu ne te relèves pas.
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c’est une engatse contemporaine !
ça fait un peu froid dans le dos quand même.
merci, michéa jacobi, de nous embarquer de la sorte.
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Fatchidenti ! Il faut le faire, écrire sur un coin du bled le plus paumé du département, hors du centre ville de Saint Victoret, sous les avions, pire que la banlieue de Port de Bouc !
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Toujours bienvenues, les nouvelles de Michea Jacobi ! Merci le Gabian de nous les proposer …
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Merci, Michéa Jacobi, pour cette chronique percutante et profondément ancrée dans le réel.
Toutefois, Cyril demeure un voyou impuni, ce qui laisse un goût amer…
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Je me confesse : je lis peu Michea Jacobi, et j’ai tort. A peine levé, mon café fumant en main, c’est peu dire que j’ai dévoré son article, avec plus d’appétit que la brioche chaude à mes côtés… Bravo pour cette régalade, et merci ☺
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toujours aussi bien écrit, merci !
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