[26 siècles d’engatse] Le pape et le loup

Chronique
le 25 Mar 2023
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Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, les calanques sont le théâtre d'une étrange bénédiction.

(Illustration Michéa Jacobi)
(Illustration Michéa Jacobi)

(Illustration Michéa Jacobi)

L’histoire est un éternel recommencement. Le Pape François doit venir à Marseille en septembre prochain, on a localisé des loups dans les Calanques.

Des papes, on en connaît au moins un qui est passé par Marseille. C’est Grégoire XI, pontife avignonnais, qui vint jadis s’embarquer sur le Vieux-Port. Des loups, il devait y en avoir en ce temps-là, quand le massif était boisé.

Il ne nous reste plus qu’imaginer une rencontre.

Le 2 octobre 1376 le pape Grégoire XI s’embarquait à Marseille. Ce prélat de constitution fragile et de mœurs sans tache était un homme de grande culture et de grande ressource politique. Entouré de plusieurs cardinaux, originaires d’Auvergne comme lui, il ne songeait qu’à renforcer le pouvoir du Saint-Siège. C’est pourquoi il s’était décidé à quitter Avignon pour se rendre à Rome afin de dissuader cette ville d’élire son propre pape. Ce voyage lui coûtait beaucoup. Il circulait comme un chef entre les intrigues ecclésiastiques, mais ses intestins ne supportaient aucune autre espèce de navigation. Fallait-il se rendre en barque sur l’île de la Barthelasse qu’il avait des haut-le-cœur. Le promenait-on, comme c’était la tradition, sur la sedia gestatoria que les balancements de cette chaise à porteurs le mettaient au bord du vomissement. Mais bon, il fallait y aller et il se réjouissait déjà de mettre à l’œuvre ses talents diplomatiques. Et puis il emmenait avec lui Pierre Amiel de Brénac, évêque de Sinigaglia, qui était chargé d’écrire le compte rendu de son voyage en vers latins. La postérité n’avait qu’à bien se tenir.

La postérité est une chose, le mouvement désordonné d’une galère en est une autre. À peine l’embarcation eut-elle quitté son port que le malaise s’empara des tripes pontificales. J’écris le malaise, il faudrait dire comme le fait la langue provençale : le bòmi, une envie de dégueuler si forte qu’on en regrette d’être de ce monde. Voyant le pape si pâle et son regard si égaré, l’interrogeant et ne recevant de lui que des réponses en forme de borborygmes et de gémissements, les cardinaux qui entouraient le Saint-Père demandèrent au capitaine de trouver en urgence un port. On avait à peine quitté Marseille, le pilote fut prié de rallier Port-Miou.

La Calanque était alors prospère. Elle accueillit Grégoire avec tous les honneurs qui lui étaient dus, lui offrit un splendide souper et prépara pour lui la plus confortable des chambres. Mais la nausée, bien qu’affaiblie, était toujours présente. Le pape ne mangea presque rien puis rejoignit son lit à contrecœur : il savait qu’il dormait mal lorsqu’il se couchait le ventre vide. Cependant, le logement qu’on lui avait attribué était si bien situé (tout près des premières yeuses de la haute forêt qui surplombait alors la calanque), le feu qui le réchauffait si doux et si constant et les draps si fins qu’il trouva rapidement le sommeil. Et bientôt son âme s’abandonna au rêve.

Qui sait à quoi rêve un pape ? Est-ce le Saint-Esprit qui choisit la nuit pour le visiter ? Est-ce le diable qui profite de la noirceur pour venir lui chercher noise ? Personne ne peut dire. Mais dans le cas de Grégoire, onzième du nom, on a quand même une petite idée. Amiel De Brenac écrit en effet dans sa relation :

Cogitationes numquam destitit

Controversia noctes invasit

Jamais pensée ne le fuit

La contreverse envahit ses nuits

Grégoire s’endormit donc, et aussitôt qu’il eût fermé les yeux, différents personnages, aussi fallacieux qu’irréels, vinrent lui chercher querelle. Il y avait des flagellants qui lui reprochaient de n’avoir plus le droit de se flageller, des Turlupins (*) qui le turlupinaient, des Florentins qui lui faisaient des histoires florentines, le condottiere John Hawkwood qui pérorait en langue anglaise, une kyrielle d’antipapes qui lui reprochait de s’être installé en Avignon. Le pontife endormi répondait à chacun avec calme, de componction. Plus on le mettait en difficulté et mieux il semblait dormir. Mais après les humains vinrent des bêtes et des monstres. Des chiens, des lions, des serpents. Des ours à têtes de pie qui grognaient et jacassaient à la fois, des porcs à queue de paon qui braillaient et paonaient, des vaches à cornes de cerf qui beuglaient et bramaient. Allez y comprendre quelque chose. Bientôt vinrent les loups et la terreur s’empara du Pape. Il dormait encore quand ses lèvres, sans le vouloir, prononcèrent les mots que lui avait écrits Catherine de Sienne : “Dolcissimo babbo moi, mon très doux père, je vois bien que vous êtes comme l’agneau est au milieu des loups.” Alors, il se réveilla, rempli de terreur. Dehors, entre les troncs noirs de la vieille forêt, un loup, un vrai loup famélique et affamé, hurlait.

Que se passa-t-il dans la tête du pape ? Dormait-il à moitié ? Se sentait-il encore enfermé dans ses rêves ? Le fait est qu’il enfila sa blanche soutane, passa sa mosette bordée d’hermine par-dessus, installa tout de travers sa tiare sur son crâne et, armé de sa férule crucifère, sortit à la rencontre de la bête.

Imaginez la scène. Sous la clarté lunaire d’un surplomb calcaire laissé libre par la forêt, un loup face à un pape ! La pierre a gardé un peu de la chaleur du jour, sa blancheur se plaît à augmenter l’effet de silhouette que la lune donne à la rencontre. L’homme est à une dizaine pas de la bête. Ils sont tous deux immobiles. Que fait le pontife ? Il bénit le loup : “Que le Seigneur tout-puissant et miséricordieux vous accorde l’indulgence, l’absolution et le pardon de tous vos péchés…” Que répond le loup ? Il hurle : “Hou ! Hou !” ? Le prélat continue : “Que la bénédiction du Dieu tout-puissant, le Père, le Fils et le Saint-Esprit descende sur vous et y demeure à jamais.” Et le loup, peu inspiré, reprend : “Hou ! Hou !” Puis il se précipite sur Grégoire. On n’a pas un pape à dévorer tous les jours.

Qu’arriva-t-il ensuite ? Les récits du combat divergent. Une chose est certaine : un pêcheur de la calanque vint à la rescousse de l’Église et fit promptement passer l’anticlérical carnivore de vie à trépas. Brenac écrit :

Bestia odiova papam

Pescator ha ucciso bestiam

La bête haïssait le Saint-Père

Un pêcheur lui fit son affaire

Il se garda bien d’évoquer dans son élégiaque poème l’étrange compte rendu que le pape, tout déchiré, lui avait fait juste après la bataille.

Le seigneur m’a inspiré. J’ai compris la langue de la bête et j’ai su lui parler. Je l’ai bénie, je l’ai adoucie et elle est venue vers moi, docile comme le loup de Gubbio. Hélas, un homme est arrivé, béni soit-il aussi ce pauvre fidèle, qui a cru bon de tuer l’animal. Béni soit le loup, béni soit son imbécile assassin.

Le pêcheur dont parlait le pontife était encore présent. Il écoutait perplexe ses élucubrations. Comme le délire s’éternisait, il préféra sortir de la chambre. Le patron de sa confrérie venait justement aux nouvelles. Ils se rencontrèrent sur le seuil.

– Alors, demanda le prud’homme.

– Alors, répéta le pêcheur. Alors, je me demande si les papes disent toujours la vérité.

(*) Les Turlupins étaient les membres d’une secte adamite (préconisant de vivre nu, comme Adam) que le Pape avait excommuniés.

Commentaires

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  1. julijo julijo

    chouette imagination !
    de 1376 à nos jours aucun pape dans notre belle cité ?
    il faut prévenir les loups ….

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