[26 siècles d’engatse] La tête de Maure
Dans cette série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, il est question de testa maura, d'art et de slogan infâme. Car, croyez-le, les trois ensemble ne font pas forcément bon ménage.
Une page d’un des carnets de l’artiste. (Illustration : Michéa Jacobi)
Le profil gauche d’un visage à la peau noire et au front ceint d’un bandeau blanc noué sur la nuque sert d’emblème à la Corse. Bars, restaurants, plaques d’immatriculation 2A ou 2B, drapeaux ici et là… personne ne peut ignorer à Marseille, ville la plus corse de France, que la tête de Maure est le blason de l’île.
Maurice Graziani le savait mieux que personne. Il était corse, il était artiste et la tête de Maure l’avait toujours séduit. Il se prénommait en outre Maurice et, après avoir longuement étudié la question, il pensait que la figure noire chère aux îliens avait pour origine celle de saint Maurice d’Agaune, chrétien noir martyrisé à Trèves au début du IVe siècle.
Il avait donc utilisé à plusieurs reprises le blason anthropomorphe dans ses productions artistiques. On le trouvait dans l’impeccable copie des Rois mages de Dürer où il avait avec grand soin remplacé la tête de Gaspard par celle de son fétiche (exposition : Héritages de la Renaissance, Louvre Lens), dans l’immense sérigraphie intitulée Hommage de l’île de Corse à Andy Warhol où les impressions du Maure en différentes couleurs alternaient avec les Marylin et les Mao du maître (Pop art etc., Mamac de Nice), dans la série Métamorphose d’une île (L’invention des îles, Musée National de la Marine, Brest).
On la retrouvait en milliers d’exemplaires dans l’accumulation géante intitulée Le Maure dans tous ses états, étalage hétéroclite d’objets : assiettes, bols, verres à vin, à bière et à liqueur, ballons de football, barnums, bâtons de marche, faux billets d’une imaginaire Banque Nationale Corse, bouchons de carafes, bikinis (une tête sur chaque bonnet), boucles d’oreilles, bouées, boules de pétanque et leur trousse, brassards et matelas pneumatiques, briquets, cabas, besaces, paniers, musettes et réticules, bustes en marbre ou en matière synthétique, cagoules (modèle clandestin), calendriers, cartes à jouer et cartes postales, casquettes, chapeaux et visières, claquettes, condoms, coques pour téléphones cellulaires, coquetiers, crosses de fusils, cruches, dés à coudre, décalcomanies, décapsuleurs, drapeaux et fanions, draps, taies d’oreillers et housses de couette, enjoliveurs, étuis à lunettes, flacons de porcelaine, gants de toilette, housses de protection pour motocyclettes, masques de carnaval, modèles de tatouages, mouchoirs, nappes, sets et ronds de serviette, papiers peints, papiers à cigarette, parapluies, parasols et ombrelles, pare-soleil pliants, pendentifs, planches à découper, poignées ou lames de couteau, de machette ou de sabre, porte-clefs, savates, serviettes de bains, projets de monuments, pyjamas et doudous, reproductions des œuvres de Maurice Graziani (y compris Le Maure dans tous ses états), rideaux de douche et tapis de bain, sièges pliables (modèle dealer), survêtements, sweat-shirts à capuche, T-shirts, tapis de souris, tongs, vapoteurs, vide-poches, etc. Sans compter les œuvres patiemment recueillies par l’artiste : Maures de bois, de pierre ou d’écorce créés par des habitants de l’île et relevant tous plus ou moins de cet art spontané qu’on nomme art brut.
Cet amoncellement avait été installé au Mucem à l’occasion de l’exposition Kallisté. Pour faire bonne mesure, Graziani avait mis à la disposition des visiteurs une énorme provision d’autocollants “Tête de Maure”. C’est pour cette raison que l’icône insulaire avait un moment remplacé les pastilles adhésives que le musée met au poitrail de ses visiteurs, et que ceux-ci collent sur les poteaux et les lampadaires environnants. Durant plusieurs semaines, la Corse avait battu le Mucem, elle avait tout recouvert.
Graziani pouvait être fier de son coup. Son obsession avait été en passe d’envahir la ville.
Mais non. Sa pléthorique installation lui donnait seulement le sentiment d’être enfermé dans le rôle d’artiste corse contemporain officiel. Il trouvait le costume trop étroit, mais il n’y pouvait rien, le Maure l’obsédait comme Monet ses nymphéas, Van Gogh ses tournesols et Viallat ses patatoïdes. Il y revenait sans cesse, tâchant d’exprimer, d’une façon toujours nouvelle l’ambiguïté qu’il nourrissait à l’endroit de son hypothétique identité. Il aurait voulu vivre en Corse, mais ne supportait pas d’y rester longtemps, il y allait peu souvent, il aimait l’île et il la détestait.
Il trouva l’occasion de mettre en œuvre son sentiment, un jour qu’il était revenu dans le berceau de sa famille, à Santa Reparata en Balagne. C’était la Toussaint, le ciel était bleu et ce jour aurait pu être idéal si Maurice n’avait découvert un mur de son village souillé d’une inscription peu amène à l’endroit des quelques milliers d’immigrés maghrébins que compte l’île. ARABI FORA, les Arabes dehors, disaient les lettres blanches peintes à la hâte sur la pierre ocre, la petra d’oru. Maurice fut révolté. Et il conçut aussitôt le projet qui lui causa tant de tracas : devenir lui-même le Maure qu’il avait si souvent représenté, être à la fois le Corse et celui qu’on voulait expulser. Se grimer pour renvoyer le racisme à ceux qui le proclamaient.
Il ne tarda pas à passer l’acte. On l’avait invité à participer à un salon de la cuisine et de la culture corses au Parc Chanot. Il accepta, indiqua qu’il exposerait quelques œuvres, mais qu’il désirait aussi réaliser “une performance”. On ne savait pas bien ce que c’était, on lui dit oui. Il dit parfait, j’ai juste besoin d’un petit coin pour me préparer. On lui réserva une sorte de loge. C’est là qu’il enduisit entièrement sa tête, cheveux compris, d’une épaisse pâte noire, passa un bandeau blanc sur son front et inscrivit à grand-peine sur son torse (inversion du miroir oblige) les deux mots ARABI FORA, surmontés d’une flèche qui pointait vers son visage.
C’est ainsi qu’il sortit de sa tanière et se mit à arpenter les allées du salon. Oh, pas longtemps ! Juste le temps d’être pris en photo par un journaliste de Corse Matin, d’être filmé par deux ou trois visiteurs à l’aide de leur téléphone portable et d’être invité par les organisateurs à rejoindre sa coulisse pour ne plus réapparaître.
Un article parut le lendemain. La vidéo (une de ces terribles petites vidéos au format 9 :16) devint épidémique sur les réseaux sociaux et antisociaux, chacun trouva une raison de s’indigner. L’affaire n’en resta pas à des commentaires vengeurs, désobligeants ou carrément menaçants. Elle bascula bientôt vers les tribunaux. Trois associations, pas moins, décidèrent en effet de traîner Maurice Graziani en justice. Pour l’une, c’était l’identité corse qu’on avait souillée. Pour la seconde, c’était le peuple noir qui était injurié. La dernière arguait que l’artiste avait donné une publicité des plus malvenues à un slogan infâme.
Chaque plaignant prit un défenseur, Maurice trouva le sien. Les quatre avocats étaient corses, naturellement. Tous se réjouissaient de plaider dans une affaire si originale, si pointue et si dénuée d’enjeux finalement. Tous se voyaient, leurs longs cheveux flottant au vent du prétoire, envoûter les juges et l’auditoire d’envolées dignes des plus belles causes. Et le jour venu, ils brillèrent en effet. Le premier retraça, érudit et romantique à la fois, l’histoire du symbole qu’on avait cru — au nom de l’art, c’était une circonstance aggravante — utile de souiller. Il montra comment en ridiculisant l’icône, on ridiculisait tout un peuple et conclut par ses mots : “Messieurs, je ne vous demande pas de condamner un homme, je vous demande de rendre son honneur à un autre, celui qui figure éternellement sur le drapeau de l’île qui nous est chère à tous !” Le second revint longuement sur l’histoire des black faces, ce grimage devenu un délit aux États-Unis. Le troisième montra, citant l’exemple de l’association Ava Basta, comment, en Corse comme ailleurs, on avait su résister à la xénophobie et au racisme sans avoir recours à de misérables pantalonnades. Vint le tour de maître Graziani. C’était curieusement un homonyme de son client. Il en parla comme un père, un père mi-dubitatif, mi-bienveillant, aurait parlé de son fils. Il souligna la bonne foi de l’artiste, montra l’urgence du message associé à la performance, expliqua combien la liberté de la création (jusqu’au blasphème peut-être) était nécessaire à la démocratie. Tout au long de son discours, il garda cependant un ton mesuré, presque détaché et il conclut un brin moqueur : “Et puis, qu’y pouvons-nous, si Maurice a le Maure en lui ?”
La souplesse de son plaidoyer arracha au tribunal une sanction des plus clémentes.
Maurice était déçu. Il le fut encore plus quand tous les défenseurs (pour un peu, les juges se seraient joints à eux) l’invitèrent à un raout, le soir même du jugement. Ces messieurs, débarrassés de leurs ailes noires, se montrèrent encore plus diserts, encore plus éloquents qu’à la barre. Encouragés (et plus encore) par l’absorption de quelques bouteilles d’un excellent Clos de Bernardi, ils firent assaut de souvenirs, d’anecdotes et de jurisprudences, oubliant complètement l’artiste qui les avait réunis.
Commentaires
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Merci pour ce récit. Bien que triste histoire, très intéressant à plusieurs titres, et si bien construit.
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