[26 siècles d’engatse] Au temps des Grecs : C’était la ciguë

Chronique
le 29 Oct 2022
2

Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, gémellité parfaite et dissemblable, amour et mort se nouent dans une intrigue à la vénéneuse beauté.

Euthymènes et Anacharsis étaient de parfaits jumeaux : "Ils avaient le même nez droit, les mêmes yeux en grains d’épeautre, le même menton en proue de trière." (Illustration Michéa Jacobi)
Euthymènes et Anacharsis étaient de parfaits jumeaux : "Ils avaient le même nez droit, les mêmes yeux en grains d’épeautre, le même menton en proue de trière." (Illustration Michéa Jacobi)

Euthymènes et Anacharsis étaient de parfaits jumeaux : "Ils avaient le même nez droit, les mêmes yeux en grains d’épeautre, le même menton en proue de trière." (Illustration Michéa Jacobi)

“On conserve à Massalia, sous la garde de l’autorité, un poison à base de ciguë que peuvent être autorisés à prendre ceux qui devant les Six-Cents (tel est le nom du Sénat) auront fait connaître les motifs qui leur font désirer la mort. L’autorisation de suicides est donnée à la suite d’une enquête conduite dans un esprit de bienveillance, sans faiblesse. Le Sénat ne permet pas de sortir de la vie à la légère et n’accorde que pour de justes raisons ce moyen rapide de mourir.

C’est ainsi que l’excès du malheur et l’excès du bonheur peuvent trouver leur terme dans une mort qu’autorise la loi. Ce qui est bon puisque tous deux, l’un, par son obstination à durer, et l’autre, par sa capacité de s’évanouir à tout moment nous fournissent des raisons de mettre fin à notre vie.”

Valère Maxime, Faits et dits mémorables, Ier siècle avant J.C.

Euthymènes et Anacharsis étaient de parfaits jumeaux. Issus du même œuf, élevés dans une sorte de culte de la ressemblance (même petit chiton, même fibule, même pilos), ils n’imaginaient pas de se vêtir différemment l’un de l’autre. Lorsqu’ils s’y risquaient, ils avaient immédiatement le sentiment qu’il manquait quelque chose à leur vie. Même s’ils étaient éloignés, même s’ils ne savaient pas que leurs tenues étaient différentes.

Pour leurs parents, leurs amis, leurs relations, pour quiconque les connaissait à Massalia, la question vestimentaire n’avait pourtant aucune importance. Ils se seraient transformés l’un en vieil esclave (tunique marronnasse ceinturé d’une chaînette usée), l’autre en Celte débraillé (braies flottantes et sayon troué) qu’on aurait à coup sûr reconnu leur gémellité. Ils avaient le même nez droit, les mêmes yeux en grains d’épeautre, le même menton en proue de trière. Ajoutez à cela le même amas de cheveux noir (à une frisette près) et la même barbiche en pointe de doru, vous comprendrez qu’Euthymènes et Anacharsis étaient comme le même être partagé en deux existences. Ils étaient semblables jusqu’au grain de la peau, jusqu’aux articulations, jusqu’au squelette probablement. Et leur regard, leur voix et leur démarche semblaient pareillement identiques.

Miel et vinaigre

Au moral, leur ressemblance semblait aussi absolue. Ils affichaient tous deux un visage ferme, impassible et solennel. On pensait qu’ils étaient réfléchis, sages, sereins. Mais leurs âmes (l’âme est un morceau de cire qui reçoit l’empreinte du monde, disait Aristote) étaient aussi dissemblables que le miel l’est du vinaigre. Ils avaient poussé dans le même œuf, grandi sous le même ciel et reçu les mêmes impressions mais la souple substance de leur personnalité propre s’était imprimée de conceptions et d’habitudes diamétralement opposées.

Euthymènes était possédé par l’esprit de réussite et de concurrence. Il ne songeait dès le réveil qu’à remplir sa journée d’activités positives, de bons coups, de combats à gagner. S’étant endormi en rêvant de victoires, il ne songeait le jour durant qu’à donner une issue concrète à ses illusions. Et le soir, avant d’imaginer de nouveaux triomphes, il faisait longuement le compte de ses réussites. Il cachait sous un éternel masque de tempérance et de sérieux une intarissable passion pour la politique, le commerce, les jeux de hasard et la séduction. Il avait quantité d’amantes et d’amants, ses affaires marchaient du feu de Zeus, il régnait sur les gymnases, la chance lui souriait souvent, il était sénateur.

Bile noire

Derrière la même image publique, Anacharsis se laissait aller au flot silencieux de la melaina cholè, la bile noire, la mélancolie. Cette sombre et secrète sécrétion prenait le dessus chaque fois qu’il s’essayait à former un projet, le plus modeste qu’il fût. S’il envisageait par exemple d’aller “tirer de la mer un grand poisson à l’aide d’un hameçon brillant” (ainsi Homère décrit-il la pêche à pied dans l’Odyssée), il diminuait d’abord la taille de la bête qu’il espérait prendre, songeait ensuite que sa prise ne vaudrait rien et se persuadait finalement qu’il reviendrait bredouille. Alors il renonçait à tout prélèvement et se contentait d’aller contempler la mer entre les forêts d’yeuses qui entouraient la cité. Et c’était la même chose s’il s’agissait de se mêler de politique (“je creuserais la tombe de mes propres idées, d’autres les défendront mieux que moi”), d’affréter un navire marchand (“il fera sans doute naufrage”), de conquérir le cœur d’un éphèbe (“il est trop joli pour moi”), d’aller exposer à la palestre les qualités de lutteur qu’il partageait avec son frère (“à quoi bon ?”), de lancer les dés (“ce serait injuste que je gagne”). Car, s’il parvenait par bonheur à surmonter son alanguissement, les dieux et les déesses lui étaient toujours favorables. Ses rares propositions recueillaient tous les suffrages, les vents les plus favorables soufflaient sur ses chargements, les garçons et les filles tombaient dans ses bras et les champions sous ses coups, quand il voulait bien séduire les uns et châtier les autres. C’est alors que son frangin, se mettait à le jalouser. Lui, le laborieux Euthymènes, devait se démener pour obtenir le moindre succès. Et quand il avait eu gain de cause, il ne songeait qu’à se lancer dans une nouvelle entreprise. L’immobilité d’Anacharsis redoublait au contraire après chacune de ses réussites. Il restait triste même s’il était vainqueur, mais sa tristesse se faisait douce, presque idéale. Peu lui importait avant, rien ne lui importait après. Il semblait atteindre le sommet du bonheur immobile.

Et son jumeau enrageait.

Puis il voyait le triste Anacharsis descendre de sa sérénité, revenir à sa tristesse et aller vers le désespoir. Un désespoir aussi secret que consistant, un désespoir à se foutre en l’air.

Alors il sentait son cœur et son épiderme se superposer à celui de son frère. Sa douleur devenait sienne, il rêvait de le libérer.

Insatiables désirs

Ainsi étaient les jumeaux de Massalia. Semblables en toutes apparences et opposés intérieurement. Ainsi étaient-ils, tous deux graves et guindés, ne se découvrant l’un à l’autre que les rares fois où ils se retrouvaient, pour marcher du même pas dans l’immobile cité qui les avait vus naître.

Le bouillonnant se reprochait de bouillonner. Il avouait qu’il était las de ses insatiables désirs, las de vouloir toujours augmenter sa puissance, envier ses semblables et de ne penser qu’à les devancer. Il disait que ça finirait par lui porter tort, il citait Hérodote : “Le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure”.

– Toi tu es triste mais serein. L’envie te laisse en paix, ta noirceur a le goût du bonheur.

– N’en crois rien répondait l’autre. C’est à la mort que me renvoie mon incapacité d’agir, c’est elle qui me guette et que je désire.

Voilà ce qu’ils se confiaient, un matin que le premier, le déprimé, le transi, accompagnait l’autre, le volontaire, l’empressé, à l’assemblée des six-cents.

Laissant son frère continuer la promenade, Euthymènes entra dans le Sénat.

C’est une proposition d’exemption de taxe qui l’avait amené là. Elle fut longuement examinée et difficilement approuvée. La rancœur gagna l’ambitieux frérot. Aujourd’hui encore, il lui avait fallu lutter pour éviter de payer quelques bronzes et quelques oboles.

L’autre, avec sa veine, il aurait fait passer la chose sans combat.

Croulants et cacochymes

La séance se poursuivit. Euthymènes s’ennuyait, il remâchait son amertume mais il songeait aussi aux derniers mots d’Anacharsis. La jalousie et la compassion se mêlaient en lui.

Il quitta son banc, laissant à ses collègues le soin de régler plusieurs questions d’intérêt public, et qui n’avaient aucun intérêt pour lui.

Il allait passer la porte, quand il entrevit, sur la gauche, la petite salle où se réunissait la commission des suicides. Il n’avait pas le droit d’y siéger, ni même d’y entrer. C’était un trop jeune coq, les lieux étaient réservés aux sénateurs vétérans, aux croulants, aux cacochymes.

“Il allait passer la porte, quand il entrevit, sur la gauche, la petite salle où se réunissait la commission des suicides.” (Illustration Michéa Jacobi)

Non il ne pouvait pas entrer. Sauf, pour venir quémander la mort, en son nom et en son nom seulement.

“Je m’appelle Anacharsis et je veux en finir.”

Les mots, les phrases, les pleurs venaient tout seuls. Il n’était plus lui, il était l’autre, était plus l’autre que l’autre lui-même. Jamais Anacharsis n’aurait su parler de son incapacité à vivre comme il le faisait. Jamais il n’aurait dépeint son désir de mort avec la même conviction.

Les vieux sages étaient bouche bée. L’un d’entre eux pleurait.

Euthymènes avait terminé. Il demanda si l’autorisation lui était donnée.

On lui dit que c’était une lourde décision, qu’on allait réfléchir, qu’on l’informerait. Que si c’était oui, il faudrait revenir ici s’exécuter.

Il pensa que c’était gagné, qu’il ne lui restait plus qu’à attirer son frère en ces lieux.

Il était très ému, son émotion était pour une fois évidente.

On lui proposa de se rafraîchir. Il vida son kylix d’un seul trait.

C’était la ciguë.

 

“Frères sœurs, Géographie sensible”, le huitième volume de l’encyclopédie biographique de Michéa Jacobi vient de paraître aux Editions de la Bibliothèque. Il est disponible dans toutes les bonnes librairies et notamment à l’Odeur du Temps qui dispose aussi des sept premiers tomes.

Dans le cadre des promenades “Dans le sillage des écrivains”, Michéa lira des textes de son anthologie “Marseille en toutes lettres” (ED. Parenthèses)  sur le navire Hélios lors de la dernière balade maritime et littéraire de l’année, le 29 octobre à 16h, embarquement à 15h30 sur le Vieux-Port.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. AlabArque AlabArque

    Quelle réussite … MERCI Michéa Jacobi, et BRAVO – et merci à MarsActu de faire régulièrement profiter votre lectorat de ce talent si sûr et si nuancé. Mon bonheur de ce soir 😉
    [Un infime détail, qui ne gênera sûrement pas grand-monde : le mot grec kylix (= coupe, vase à boire – extrême fin du texte) est féminin. Me méfiant de l’usage que nous en faisons en archéologie classique (et qui aurait pu être erroné), j’ai vérifié dans le dico d’Anatole Bailly et décidément, aucun doute, d’Hérodote à Hérodien, le mot n’est jamais employé au masculin. Pour la publication ‘papier’, il sera facile de rétablir ‘Il vida sa kylix’]

    Signaler
  2. Falabrak Falabrak

    Quel bonheur de démarrer sa journée avec un aussi beau texte ! Je ne passerai plus dans la rue du Jeune Anacharsis sans une pensée mélancolique… Merci, Michéa Jacobi !

    Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire