Michea Jacobi vous présente
12 mois à Marseille

[12 mois à Marseille] Septembre au boulot

Chronique
le 13 Sep 2025
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Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois de septembre, la rentrée fatigue les corps, la tiédeur de la mer les apaise.

Illustration : Michéa Jacobi
Illustration : Michéa Jacobi

Illustration : Michéa Jacobi

Résumé : Les vacances à Callelongue sont finies. Zoé et Sam ont décidé de chercher du boulot.

 

C’est en septembre

Dimanche de l’année

Que l’été se démembre

En mille fleurs fanées

 

Zoé et Sam trouvèrent du travail sans problème. Ce sont des choses qui arrivent. Bien sûr, ce n’étaient pas des trucs flambants ni bien payés, mais ils avaient envie d’une sorte de normalité. Les horaires, les congés, le salaire, ça leur faisait envie, ça leur allait.

Elle, la belle Zoé, se présenta carrément à l’accueil d’un Ehpad. Une “candidature spontanée”, comme les appellent les DRH. Elle fut immédiatement reçue par la directrice de l’établissement, surprise de voir une femme à la parole si aisée et l’allure si chic postuler un emploi d’aide-soignante. Même gênée.

—   Vous savez, dans ces emplois, nous avons surtout des dames…

Elle hésita, ravala sa salive, se redressa dans son fauteuil et, prenant un ton faussement bienveillant, poursuivit :

—   … des dames de différentes origines. Vous voyez ce que je peux dire ?

—   Non, déclara Zoé.

—   Puis les tâches que vous aurez à accomplir seront plutôt répétitives.

—   Je n’ai peur ni du caca ni des dentiers.

—   Bon, si c’est ainsi…

Et l’affaire fut entendue.

Sam, moins audacieux, moins porté aux soins des autres (ainsi sont les hommes) préféra, pour trouver son job, passer par la plateforme “Devenir enseignant contractuel”. Il était de nationalité française et nanti d’une licence. Son casier judiciaire était aussi vide que le regard d’un macchabée : il cochait toutes les cases. Il se demandait seulement s’il était “physiquement apte à exercer”. Il verrait au cours de l’entretien que l’Éducation nationale se foutait de cet item comme un désert du réchauffement climatique.

Il parcourut en vitesse le reste de la page d’accueil : la rémunération, les perspectives de carrière, les 160 musées et monument auxquels il aurait un accès gratuit (la Chapelle expiatoire, l’abbaye du Bec-Hellouin, la grotte de Pair-non-Pair…) et d’un clic plein de vigueur passa au portail de recrutement. Il lui fallut faire alors défiler différentes pages toutes pleines de descriptions ronflantes de compétences, savoir-être et atouts du métier avant de pouvoir s’inscrire et d’être convoqué par une commission ad hoc. On le cuisina très vaguement, il entrevit que les compétences de ses recruteurs étaient bien moins assurées que les siennes et la messe fut dite : il serait professeur de mathématiques au collège Henri-Beyle pour l’année scolaire à venir.

Ils commencèrent tous deux le même jour. À 7 h, ils étaient fin prêts. Ils s’embrassèrent longuement sur la bouche, comme dans Nous Deux, comme dans Autant en emporte le vent, et partirent. L’une enfourchait sa bicyclette, l’autre prenait le bus.

Zoé arriva la première au travail. L’établissement qui l’avait engagée s’appelait l’Aube Fleurie. En fait d’aube, le jour était déjà levé depuis longtemps et un azur parfait (“un ciel bleu à n’y pas croire”, aurait dit Louis Aragon) écrasait les parterres dévastés par l’été. On lui attribua une blouse mauve, une paire de Crocs et la compagnie d’une certaine Ibtissem, chargée de lui montrer le boulot les premiers jours. Elles montèrent au troisième étage. Cette brève ascension suffit à en faire de bonnes amies. En sortant de l’ascenseur, elles se marraient déjà, en s’occupant de Madame Reboul, une pensionnaire assez difficile, elles riaient moins, en passant à Monsieur Cisco, un homme tout en douceur, elles avaient retrouvé le sourire. Comment faire autrement ? Zoé avait compris qu’elle aurait un minimum de temps pour chaque retraité, Ibtissem lui confirma avec sobriété son sentiment :

—   Pas le temps d’en préparer un que tu dois passer à l’autre.

Et la matinée passa ainsi, de toilette en toilette, augmentant la sympathie et la complicité qui s’était d’emblée établie entre les deux employées. Heureusement qu’on a ça pour tenir le coup.

Tandis que Zoé faisait ses premiers pas, Sam roulait encore vers son lointain collège. Regardant défiler les cités, les garages et les chantiers, il essayait, à l’aide de ses propres souvenirs scolaires, d’imaginer sa première classe. Il se rappelait ses camarades d’autrefois : une bande plutôt sympathique essayant avec des fortunes diverses de suivre leur professeur, deux ou trois contestataires échevelés tentant de perturber le cours à l’aide de mauvaises blagues, un Mozart de l’algèbre, c’était lui-même, faisant la craie en main tourner son enseignant en bourrique. Le premier groupe qu’il découvrit était bien différent : une cohorte unanimement avachie qui ne semblait manifester à son égard qu’une hostilité sourde. Délaissant “les trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux” désignés par Jean-Jacques Rousseau­ — “le sentiment, le raisonnement, la colère” —, il décida sans trop savoir pourquoi de les amuser. Il fabriqua un ruban de Moebius en papier déchiré, récita la table 13 à l’envers et parvint à résoudre en un temps record le dernier problème de la dernière page du manuel qu’il venait de distribuer aux élèves. Tout cela en ne cessant d’éternuer : il avait pris froid la veille, en barbotant derrière Zoé au large de Corbières. L’auditoire était scotché. L’autorité dans une discipline était bien la meilleure manière pour un prof d’imposer l’autorité tout court. Faut pas en rajouter quand même. Il n’était pas sorti de la classe que, un peu sa barbe, un peu son rhume, les élèves l’avaient baptisé Atchoum tout en manifestant à son égard la plus grande sympathie.

Il y eut d’autres classes à conquérir, d’autres pensionnaires à prendre en charge, à écouter, à rassurer. Au bout de dix jours à ce régime, les bienfaits du farniente à Callelongue s’étaient évanouis : Zoé et Sam étaient à plat. Heureusement, une journée de protestation générale était de toutes parts annoncée. Les journalistes allaient filmer sur des parkings de supermarchés des meetings maigrichons, les politistes se faisaient fort de révéler qui étaient les vrais instigateurs du mouvement, on disait que les réseaux s’enflammaient. Nos deux tourtereaux suivaient ça de loin, mais plusieurs circonstances les incitaient à se joindre à l’action. Zoé avait toujours eu le cœur à gauche. Avec son nouveau métier, c’est toute son âme qui penchait de ce côté. Sam avait compris que s’il se pointait ce jour-là au bahut, il serait considéré comme un jaune. Il détestait cette couleur. Les enfants devaient être à la charge de leur père : il n’y avait aucune raison de le priver de ce bonheur.

Le jour du grand blocage arriva. Ils se rendirent à la manif, une belle manif, nombreuse, calme et joyeuse.

Il faisait beau. Quand le cortège eut atteint son but, ils décidèrent (était-ce inconséquent, était-ce naturel ?) d’aller à la mer. Ils rentrèrent à la maison et partirent de Verduron à pied. Ils traversèrent les cités silencieuses. Pas de voitures, pas de cris de guetteurs, les marchands de stupéfiants avaient peut-être décidé de suivre le mot d’ordre. Le soleil était haut. Il réglait à la colline ses arriérés de chaleur. Ils arrivèrent à Corbières, la Méditerranée apparut. Il y avait un peu de vent. Comme une bonne chienne, la mer donnait au gravier de gentils coups de langue, mais au large, elle commençait à s’agiter pour de bon. Le vent chassait les derniers nuages, comme on souffle sur les débris d’une gomme à effacer. Le bleu du ciel jouait à assombrir le bleu des flots. Un vieil homme sortait du bain ravi que l’eau soit encore tiède, un solitaire s’entraînait à la pétanque, un clochard vertueux faisait sa toilette sous la douche balnéaire.

Ils se dévêtirent et entrèrent dans l’eau. Elle s’appuya sur son épaule pour enfiler ses palmes. Et ils partirent nager.

Demain, il faudrait reprendre le boulot.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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