Michea Jacobi vous présente
12 mois à Marseille

[12 mois à Marseille] Mais qu’importe mai

Chronique
le 24 Mai 2025
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Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois de mai, une virée en bus convoque — entre autres — l'intelligence artificielle, le désir et Jul.

Le joli mois de mai. (Illustration : Michéa Jacobi)
Le joli mois de mai. (Illustration : Michéa Jacobi)

Le joli mois de mai. (Illustration : Michéa Jacobi)

Résumé des épisodes précédents : Zoé, mère isolée habitant à Verduron, lectrice et amoureuse infatigable, a trouvé un boulot en or dans une boîte d’Intelligence Artificielle. Quel nouveau roman, quelle nouvelle surprise va lui réserver le joli mois de mai ?

Mais qu’importe mai

Je suis mai, je suis mai

Mois ami des émois

Je suis mai, je suis mai

Mois des amants et des aimés

 

Nous avions laissé Zoé sur la terrasse des Terrasses, en train de bouquiner en attendant de passer dans les mains de l’ingénieur M, scientifique reconnu et inclassable chargé par IAM (Intelligence Artificielle Marseille) de s’occuper d’un département dont il était le seul agent, celui de l’Intelligence Naturelle.

Mais son mentor était souffrant ce jour-là. On lui indiqua qu’on ne savait pas quand il reviendrait. On lui dit qu’on lui ferait signe.

Elle rentra à Verduron, se changea et fourra dans un sac serviettes et maillots. Le temps, ce type imprévisible, s’était soudainement mis au beau, le changement d’heure avait rallongé les jours : elle allait emmener les petits à la plage dès leur sortie de l’école.

Ainsi les choses se déroulèrent-elles. Les enfants battirent des mains quand leur mère leur annonça son plan, on fila vers Corbières, on se trempa et se retrempa, dépassant de loin la durée recommandée par les autorités natatoires : pas plus de minutes de bain que de degrés de température de l’eau. Mais le soleil, ému de retrouver les premiers baigneurs, évita tout refroidissement.

Le mois de mai passa, de fête des travailleurs en jour de la victoire et pont de l’ascension. On ressortit les shorts des placards, on retourna à la plage. La société IAM ne faisait toujours pas signe et Zoé comprenait que son travail, aussi léger qu’il fût, commençait à lui peser. Elle craignait d’être appelée. Elle ne put y couper. Un soir qu’elle était occupée à ramasser des trucs et des machins sur les galets avec ses gosses, le téléphone vibra dans la poche arrière de son bermuda. C’était IAM, le rendez-vous était pour la semaine prochaine.

Le mardi suivant, elle retrouva donc le tabouret vintage, le vieux magnétoscope et l’ingénieur M. C’était en principe un timide, un taiseux, mais le mois de mai (ou sa mystérieuse maladie) avait dû lui tourner la tête. Il était très bavard ce jour-là. Et avant de lancer la vidéo, il crut bon de tenir à Zoé un long discours, tout entier consacré à sa gloire.

— Je suis un électron libre. La boîte ne sait pas comment je bosse ni ce que je cherche, mais je suis indispensable. Je vagabonde de service en service et je permets à mes laborieux collègues d’effectuer plus aisément les laborieuses tâches qu’exige la construction d’une pensée extra-humaine. Ils m’appellent Monsieur Raccourci et tous voudraient que je leur donne plus souvent mes lumières.

Le voyeur et le causeur

Monsieur Raccourci l’était, à tout point de vue. C’était en effet petit homme à la chevelure et à la barbe rousses, une sorte de Robert Hue (si quelqu’un sait encore qui c’est) en blue-jeans, sandales de curé et T-shirts rock and roll : un jour AC/DC, un autre Steppenwolf, il en avait un pour chaque jour de l’année. Il comptait beaucoup sur la séance à laquelle il avait convoqué Zoé ce jour pour avancer vers ce qui, disait-il, l’intéressait vraiment : approcher l’instant léger où la pensée s’envole, où elle fait immédiatement le lien entre deux idées lointaines, non comme un lourd machin bruyant et bourré de kérosène, mais comme un avion de papier, un oiseau, une plume. Il était sûr que la vieille bande magnétique sur laquelle était enregistré L’Abécédaire de Gilles Deleuze allait allumer dans l’esprit de la jeune femme un feu d’artifice de connexions inattendues.

Les choses hélas ne se passèrent pas du tout comme il l’attendait. Dès le début, le brillant philosophe déplut à notre héroïne. Elle n’aimait pas sa voix traînante, elle n’aimait pas ses cheveux filasse, ses ongles jamais coupés lui faisaient peur. La lettre A comme Animal passa. Le B comme Boisson, le C comme Culture. Zoé restait muette. Au D comme Désir, tandis que Deleuze n’en finissait pas de délayer sa définition : “Désirer, c’est construire un agencement, c’est construire un ensemble…” (et que M. Raccourci posait sur ses seins un regard pas léger du tout dans l’ensemble), elle craqua.

— Arrêtez ça, je n’en peux plus. Et d’abord, je ne connais même pas l’ordre alphabétique. Je n’ai jamais pu me le mettre en tête. J’étais une très mauvaise élève, j’ai eu mon bac je ne sais pas comment, je ne suis pas du tout celle qu’il vous faut. Cessez de me mater. Je m’en vais !

Elle claqua la porte, elle se retrouva sur la place de la Joliette, l’autobus 35 était là, attendant son heure, elle s’y engouffra. Le moteur tournait, le siège du chauffeur était vide, les passagers s’installaient peu à peu. Zoé se sentait nerveuse. “Ces types-là, le voyeur et le causeur, m’ont fatiguée, se disait-elle. Puis j’ai peut-être perdu mon boulot. Et le chauffeur, où est-il le chauffeur ? Et si quelqu’un prenait le volant et nous emmenait Dieu sait où ? Faut que j’aille chercher les enfants, moi.”

Peiresc plutôt que Deleuze

Pour se calmer, il n’y avait, elle le savait, qu’un seul moyen : lire. Mais son sac était vide de tout écrit, aucun catalogue ne traînait sur les sièges et, comble de malheur, elle avait oublié son téléphone. Alors, au lieu de lire, elle essaya de se rappeler un livre. Le premier qui lui vint à l’esprit fut celui qu’elle avait eu en main il y a presque un mois, tout près de l’endroit où elle se trouvait à présent : Peiresc ou le cabinet de curiosités[1], lu d’une seule traite sur un siège fixé à la terrasse des Terrasses du Port. Ses pensées se mirent à vagabonder autour de ces pages. Elle explora la grotte d’Arcy-sur-Cure (elle ne savait pas son ABC, mais elle se rappelait parfaitement ce nom, c’était tout elle) où l’on avait découvert une collection de pierres et de coquilles sans utilité connue datant de 40 000 avant notre ère, le tout premier cabinet de curiosités en quelque sorte. Elle caressa le chat Angora que Peiresc avait été le premier à posséder en son temps, elle pleura sur le sort des caméléons qu’il anatomisa en pagaille. Elle répéta les mots que le savant du début du XVIIe employait lorsqu’il parlait d’un livre qu’il convoitait et qu’il ne trouvait pas : “Je lui ai fait l’amour trois ou quatre ans.”

De quoi ce Peiresc-là était-il vraiment curieux au fond ? Elle se souvint d’une phrase à la fin du livre : “On ne sait pas qu’il eut jamais une quelconque sexualité.” Elle passa à ces questions-là : le désir des hommes et leur façon souvent grossière de le montrer. Se livrant à une sorte de #MeToo intérieur, elle essaya de se souvenir de toutes les réflexions, de tous les regards.

Le bus s’était mis en route. On avait passé la tour de Zaha Hadid qui est comme une bretelle d’autoroute s’élevant vers le ciel, les deux sumos soulevant leur conteneur, l’ancien silo à grains changé en silo à stand-up, le cinéma Pathé, Dolby, 4xF, ScreenX — et puis quoi encore !

Un refrain guilleret comme un scooter que l’on cabre

L’autobus drivé à la cool par une dame des îles (le portrait craché et le même air serein que Christiane Taubira) glissait le long des grilles du port autonome. Les poids lourds et les pelleteuses en partance vers le Maghreb, le bassin Saint Cassien (ce type qui écrivit à Saint Victor les premières règles connues de la vie monastique), l’immense cabine de peinture de la société Palumbo SY (comprenez Superyachts), les tracteurs de semi-remorques de Camboyan alignés comme des miss pour un défilé. Le terminal des croisières et ses immenses navires, répliques flottantes (on se demande comment) des immeubles des quartiers Nord, ceux des cités au-dessus d’eux, le bunker Martha[2] transformé en data center. Naissait-elle là, cette fameuse intelligence artificielle ?

À l’arrêt collège Rimbaud, une raille[3] d’adolescents envahit l’habitacle. L’un des gamins faisait hurler sur son téléphone Phénoménal, la dernière création de Jul, un refrain guilleret comme un scooter que l’on cabre et tout émaillé de you-you. Quelque chose entre l’éternel ego trip des rappeurs (J’me suis fait seul), le ressassement paranoïaque (ils veulent m’remplacer par l’IA), l’éloge de la résilience façon Cyrulnik (j’ai connu la trahison, les blessures et les guérisons), la mégalomanie trumpienne (J’vais faire des sous jusqu’à construire un building) et la dépression sénile précoce (J’vais finir seul, you, you, you).

Zoé connaissait déjà ça par cœur. On n’a pas des enfants sans dégâts. Pour s’abstraire du bruit, elle se brancha de nouveau sur le paysage. Les hauts talus couverts de spigaous et de genêts, le McDonald’s et son toboggan, Mourepiane, l’enseigne rouillée du kiosque L’Olympien abandonné et rempli de détritus, l’agence de travail temporaire RAS. Rien à Signaler. Elle connaissait tout ça par cœur.

Ses pensées s’étaient faites moins précises, mais son cœur flottait toujours dans les mêmes eaux. L’amour, l’amour, l’amour. Elle n’avait pas eu d’aventure ce mois-ci. C’était peut-être tant mieux.

[1] Peiresc ou le cabinet de curiosités de Jean Roch-Siebauer, Anacharsis, 18 euros

[2] https://marsactu.fr/ancien-bunker-a-marins-transforme-data-center-coup-daubaine-port/

[3] Bande en provençal

 

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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