Michéa Jacobi vous présente
12 mois à Marseille

[12 mois à Marseille] La vie tumultueuse de l’abbé Farrier

Chronique
le 6 Déc 2025
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Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En cette fin d'année, le feuilleton touche à sa fin et le mystère du poulpe d'or reste entier.

Calendrier de l
Calendrier de l'avent de Michéa Jacobi.

Calendrier de l'avent de Michéa Jacobi.

Résumé : Où est passé le poulpe d’or ? Zoé et les siens sont sur la piste.

Décembre

Dans les décombres

De l’an usé jusqu’à la mèche

Douze est le nombre

Où las des mois c’est moi qui crèche.

Les quatre détectives improvisés de Verduron ont enquêté longtemps. Ils y ont mis tout leur cœur. C’était comme dans un calendrier de l’avent, chaque jour, ils ouvraient une nouvelle fenêtre, ils découvraient un nouvel indice. C’est ainsi qu’au début du mois de décembre, ils ont pu renouer tous les maillons de la chaîne : la mort de Farrier à l’Ehpad de Zoé et le mystérieux message laissé par le vieillard, le poulpe d’or, le chantier de fouille, l’archéologue devenu activiste révolutionnaire, la French Connection, le Grand Pavois.

Voici à quoi ils avaient abouti.

Charles Farrier, alias Fabre, alias Fabbri, avait commencé sa vie publique en soutane. Il était né dans une famille juive du XIXe arrondissement de Paris sous le nom de Kalman Ferber, en 1931. Ses parents avaient été déportés, ils étaient morts dans les camps. Il avait pu échapper à la rafle grâce à un voisin, un vieux collectionneur antisémite, altruiste et secourable comme personne par ailleurs. C’est en restant planqué quelques semaines chez cet excentrique savant qu’il avait pris le goût du paradoxe et des objets antiques. Mais la cache était trop dangereuse. Le vieux en avait bientôt dégoté une plus sûre. Le petit Charles, il s’appellerait Charles à présent, Charles Farrier, irait rejoindre l’orphelinat créé à Vic-sur-Serre par l’abbé Glasberg, sous la protection du cardinal Gerlier. L’enfant partit donc vers le Cantal. Il avait quatorze ans. Il était à la fois influençable et versatile (c’est chose commune à cet âge-là), il se prit de passion pour la religion catholique et pour ses rites.

Il aimait le parfum de l’encens, les couleurs variables des chasubles selon les saisons et les circonstances, la belle unanimité des fidèles qui s’agenouillaient ou se levaient comme un seul homme. Il entra au séminaire, il devint prêtre, on lui confia la paroisse des Crottes, dans le XVe arrondissement de Marseille. Ni le nom du quartier ni la pauvreté de ses habitants (encore plus pauvres après la guerre) ne le rebutèrent. Au contraire, il embrassa son sacerdoce avec un enthousiasme qui dépassa bientôt, et de loin, les missions strictement religieuses.

Dans le quartier où avaient vécu Yves Montand et son frère Giuliano Livi, responsable de la CGT, il tourna vite au rouge, et même au rouge vif. La hiérarchie regarda ce changement d’un mauvais œil, le jeune abbé lui-même se mit à douter. Il finit par se défroquer, adhéra au Parti communiste et, rapidement, gravit en son sein plusieurs échelons. Très, trop vite. Là aussi, il déplut. Il était trop pur, trop curé en quelque sorte. Déprimé par son exclusion, Farrier-Ferber traversa une nouvelle crise. C’est alors que lui revint le goût des machins qui reposent dans les entrailles des cités disparues. Il s’inscrit à la faculté et décrocha brillamment son doctorat avec une thèse intitulée “Forges et forgerons du Bas-Empire”.

Il la signa Fabre, allez savoir pourquoi, le CNRS l’engagea. Mais l’université ne lui apporta pas seulement un diplôme. Il y fit aussi la connaissance de nouveaux militants appartenant au courant qu’on appelait alors gauchiste. Sa fibre révolutionnaire s’embrasa à nouveau et naturellement, il choisit de la faire flamber au sein des groupuscules les plus radicaux. Mai 68 arriva. Chercheur en façade, révolutionnaire en coulisses, Fabre regarda le mouvement avec le plus grand mépris. Il ne suffisait pas de jacter, pensait-il, il fallait se préparer au combat, il fallait s’armer. Et pour avoir des armes, il fallait avoir de l’argent. Peu importe la manière dont on se le procurerait.

C’est ainsi qu’il conçut son nouveau projet : rassembler une grande somme pour acquérir le grand arsenal de la révolution future. Un projet totalement délirant. L’esprit fantasque de l’ancien ecclésiastique n’en était pas à un délire près.

Pour passer à l’action, il songea d’abord à voler le précieux bijou qu’il venait de mettre à jour. C’était facile, c’était évident. Mais une fois qu’il eût le poulpe d’or en main, son âme d’archéologue se déchira. Il ne sentit pas le cœur de vendre à quiconque une si belle et si importante pièce. Il ne voulait pas être un simple escroc, il envisagea de devenir un bandit, un vrai. Mais il était assez pétochard. Il ne se voyait pas commettre un hold-up ou un enlèvement. Il se tourna malheureusement vers une activité tout aussi illégale, le trafic de drogue.

C’étaient les années 70. La filière marseillaise en avait pris un sérieux coup avec l’intervention des services américains. Mais il y avait encore des laboratoires et l’héroïne qu’ils produisaient était d’une excellente qualité. Du côté des États-Unis, le marché était désormais fermé, la drogue déferla sur la ville. Plus il y a de marchandise, plus elle est pure et bon marché, plus il y a de violence dans le trafic et plus il y a d’addiction.

Farrier grenouillait là-dedans. On se piquait sans précaution dans les rues noires de Belsunce, on cherchait désespérément une nouvelle dose, on sortait le petit matériel, on se piquait à nouveau. On désirait atteindre une extase supérieure, on en crevait. Lui, l’ancien curé, le savant, servait d’agent de liaison, planquait la poudre, la transportait. Il “rendait des services”, comme dit le milieu.

C’est ainsi qu’il rencontra les gens les plus divers, on n’imagine pas le nombre et la qualité des personnes qui sont impliquées dans ce genre d’activité. Il devint l’ami (si on peut dire) de l’ex-imprésario d’un groupe de chanteurs comiques, d’un ancien champion olympique de saut d’obstacles et d’un producteur de cinéma qui lui trouva des gâches, ici et là. Il se faisait appeler Fabbri, il finit par devenir toxicomane lui-même. C’est alors qu’il se mit à faire n’importe quoi. Il commença par prélever une mince part sur des colis qu’on lui avait confiés, il augmenta la quantité, il vendit pour son compte. On repéra vite ses entourloupes. Un de ses employeurs, un caïd comme on disait, décida de lui faire la peau.

Quelqu’un l’avertit. C’était le fameux type du cinéma. Fabbri lui demanda comment s’en tirer. L’autre dit : “Tout ce que tu as, il faut lui donner, sinon tu y passeras.” Fabbri parla du poulpe, sa dernière et seule richesse, l’autre dit qu’on allait organiser un rendez-vous. Ils cherchèrent un lieu. Ils pensèrent au chantier du Grand Pavois. On y tournait alors le film Marseille Contrat, la production avait engagé Farrier-Fabre-Fabbri comme conseiller technique, il fournissait en fait de la poudre à l’équipe.

Le rendez-vous eut lieu un matin de brume et de sel, un matin d’entrées maritimes, comme on dit dans les ports. Tout était réuni pour une séquence tragique. Un pauvre con apeuré et sans arme, un rastaquouère en gabardine et son porteur de flingue. L’étage le plus haut, les piliers de béton hérissés de ferrailles, l’immense grue. Mais non, pas de grande scène. La rencontre eut lieu dans une petite cahute construite par l’équipe pour abriter un salon de maquillage. Elle commença de façon très courtoise. Farrier avait sorti d’emblée le poulpe et il parlait avec amour de sa découverte, de son histoire, de sa valeur. C’est alors qu’un de ses interlocuteurs mit la main dessus.

Et soudain, la colère envahit l’ancien archéologue, l’amoureux inconditionnel des trésors du passé. Et sa couardise s’effaça aussitôt. Sans réfléchir, il s’empara d’un gros flacon de teinture noire qui était resté ouvert (un des acteurs du film, vieillissant, en usait d’abondance) et en jeta le contenu au visage des deux truands. Le poulpe avait craché son encre. Farrier, le serrant contre son cœur, s’enfuit sans tarder par l’escalier. Il s’arrêta peut-être au huitième, c’est en tout cas ce que laissait entendre l’énigme latine. Ce qui est sûr, c’est qu’il courut, qu’il courut encore, qu’il courut éperdument.

Où allait-il ? Où pensait-il trouver refuge ? À l’évêché évidemment. Pas le commissariat de police dessiné par Fernand Pouillon dans le quartier de la Joliette, l’évêché, le vrai, au pied de Notre-Dame-de-la-Garde. Ça fait une sacrée trotte, une sacrée montée. Il arriva époumoné. On l’accueillit. Il raconta confusément les évènements. Il enchaîna sur sa vie, d’une manière tout aussi désordonnée. On chercha sa trace dans les archives, on la trouva. Il n’avait plus toute sa tête. On lui offrit un petit emploi et une petite chambre, on le garda. Et quand il ne fut plus capable de rien foutre, on l’expédia dans un Ehpad baptisé l’Aube fleurie.

Voilà, la vie de Ferber-Fabre-Farrier est reconstituée. Bravo les Zoé ! Hélas, le feuilleton est censément terminé et on n’a toujours pas trouvé la pieuvre. Ne désespérons pas. Marsactu permettra peut-être à l’auteur de publier un petit supplément.

Michéa Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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