[Béton aimé] La station-service de Jean Prouvé ou la modernité des années 70 par essence

Série
le 5 Août 2021
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Tout l'été, Marsactu vous emmène à la découverte de raretés en béton, labellisées "patrimoine du XXe siècle", discrètes traces des architectes novateurs du passé. Troisième étape à la station essence Eni de Sainte-Marthe, imaginée et construite par l'une des figures de proue de l'architecture et du design des années 1950, Jean Prouvé.

[Béton aimé] La station-service de Jean Prouvé ou la modernité des années 70 par essence
[Béton aimé] La station-service de Jean Prouvé ou la modernité des années 70 par essence

[Béton aimé] La station-service de Jean Prouvé ou la modernité des années 70 par essence

Une station-service. Tout y est : les pompes à essence, l’espace lavage, la boutique. Signe particulier ? Posé sur sa dalle en béton, l’édifice a été dessiné et construit par Jean Prouvé (1901-1984). L’architecte et designer, passé notamment à la postérité pour ses “Maisons tropicales”, a toute sa vie durant théorisé le concept d’un habitat industriel innovant, bâti sur des structures métalliques et démontables, aisées à ériger.

Sur le bord du chemin de Sainte-Marthe, la petite station essence Eni ne paie pas de mine. Elle a un peu l’air d’un ovni, posée là sur cette artère passante et tristounette, rongée de soleil. Au tout début des années 1970, pendant ces Trente glorieuses où le pétrole est roi, Total passe commande à Jean Prouvé. Double objectif : donner aux stations du groupe une image de modernité dans l’air du temps et permettre de déplacer au gré du trafic les installations. L’ancien ouvrier métallurgiste, devenu ingénieur, puis designer autodidacte, imagine alors cette structure préfabriquée aux faux airs de vaisseau spatial. Découpée en dix pans extérieurs, la structure auto-portée en tôle s’articule autour d’un large pilier central. Sur ce modèle, une centaine de stations-services plus ou moins jumelles sont alors construites en France en moins de trois ans. La plupart ont été détruites. Marseille en compte encore deux, labellisées “architecture contemporaine remarquable” par le ministère de la Culture en 2007.

La notice du ministère cite à ce propos, un article de l’historien de l’architecture, Dominique Amouroux, dans la revue 303 :

“Prouvé défendait une architecture légère, industrialisée donc facile et rapide à installer sur le site. La station-service le démontre, elle constitue même un quasi-manifeste : une dalle sur un vide sanitaire, un fût central pour stabiliser l’édifice, arrimer les poutrelles qui supportent le plancher et regrouper tous les fluides, des poteaux périphériques et des panneaux de remplissage. En moins de quinze jours l’affaire était entendue”

Espace rond, meubles carrés

Un homme a passé les portes vitrées du polygone ; il demande cinq euros de gasoil pour son Opel Zafira qui en a vu d’autres. Romain Asté, le gérant des lieux, fait le réassort de chips, bonbons et sodas sur les étagères et dans les armoires frigorifiques. La boutique de la station ressemble à toutes les autres avec ses paquets de Carambar, ses sapins qui sentent plus ou moins bon et sa promo sur le lave-glace estival. Romain Asté maugrée: “C’est peut-être du patrimoine architectural, mais le gars qui a construit ça n’y connaissait pas grand-chose au commerce.”

Le bâtiment a beau avoir été imaginé par le père du design industriel, avant-gardiste et fier symbole de l’architecture et du design des années 1950 – au même titre que Le Corbusier ou Charlotte Perriand – Romain Asté relativise : “Oui, eh bien vous m’expliquerez comment rentabiliser un espace rond avec des meubles carrés, hein ! C’est pas une question d’art, mais de géométrie.” Dans son bureau, tout en courbes comme le reste du bâti, le commerçant peste contre ce classement au patrimoine du XXe qui l’empêche de déplacer une cloison pour augmenter son espace de vente.

Escalier hélicoïdal

C’est que l’expérimentateur de l’habitat industriel avait tout prévu. Au rez-de-chaussée de son préfabriqué d’environ 70 mètres carrés : une boutique, un bureau, des toilettes et deux petites remises. Au premier étage, auquel on accède par un escalier hélicoïdal de bois et de métal encore très préservé : un appartement, de la même surface, conçu pour y loger le pompiste et sa famille. Celui de Sainte-Marthe, encore percé des fenêtres originelles, rectangulaires aux bords arrondis, n’est plus habité depuis belle lurette. Au premier, une fois la belle volée de marches patinées gravie, il règne une chaleur intense.

Un escalier hélicoïdal en bois et métal mène au premier étage où le concepteur a imaginé un appartement pour loger le pompiste et sa famille.

“Non mais, même si c’est Michael Jackson qui l’a dessinée, c’est quoi l’intérêt de visiter une station?”

Dans le bureau, en bas, Romain Asté a allumé un ventilateur qui brasse l’air chaud. À vrai dire, le label qui auréole sa petite station le laisse de marbre. “Il y a des touristes qui passent nous voir. Des petits groupes d’Allemands, d’Anglais, de Belges… emmenés par une espèce de tour operator, explique-t-il, franchement éberlué. Ils arrivent là, ils se plantent sur le trottoir et ils regardent la station. Non mais, même si c’est Michael Jackson qui l’a dessinée, c’est quoi l’intérêt de visiter une station ?”

Sous le cagnard de l’après-midi estival, Romain Asté fait le tour de l’édifice repeint en gris et jaune, couleurs du groupe Eni, il y a quelques années. “Pour faire un gite avec une déco rigolote, je dis pas… et pour les touristes je comprends que ce soit romantique, mais moi, je tiens un commerce de proximité. Je peux vous dire que les gens, ils viennent ici par facilité et par pour l’architecte”, poursuit-il. L’idée de proposer un dépliant sur le site, l’architecte, sa vie, son œuvre le fait carrément rouler des yeux.

Chaque année, des élèves de l’école d’architecture de Marseille s’offrent une visite à Sainte-Marthe où boulevard de Saint-Loup, là où se trouve sa sœur jumelle. Ils font le tour du vaisseau spatial et prennent quelques photos. Sur un bout de papier, Romain Asté note le nom de Jean Prouvé. Dans la touffeur de son petit bureau arrondi, il se marre: “Parce que les gens qui passent, en général, ils croient que la station, elle est de Le Corbusier…”

Jean Prouvé, un designer coté
Les meubles de Jean Prouvé s’arrachent à prix d’or dans les salles des ventes. À Marseille, Éric Touchaleaume, à la Friche l’Escalette, s’est fait une spécialité de dénicher, retaper et revendre les structures de ses maisons. Il a été poursuivi en correctionnelle dans le cadre d’une affaire de contrefaçon présumée d’œuvres de Prouvé. Une de ses boutiques préfabriquées a été rachetée par des collectionneurs pour devenir un gite dûment estampillé “vintage” en Dordogne. Une autre accueille “Le Voyage à Nantes”, l’organe touristique de la ville de Loire-Atlantique. En Lorraine, un chef d’entreprise en a récemment racheté une aux enchères pour la somme de 48 000 euros.

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Commentaires

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  1. jasmin jasmin

    Quel joli article, un vrai talent de conteur! Merci de nous faire découvrir nos trésors avé l’assssssent. J’irai voir et c’est chouette que la station continue à avoir un rôle de station et non de musée ! Le groupe pourrait l’aider à mettre des meubles arrondis et aménager son espace de vente, climatiser (malgré le bâtiment classé) et puis former ce gérant inculte mais rigolo à apprécier et faire valoir le bijou dans lequel il travaille.

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  2. TINO TINO

    J’habite à proximité d’une station-service. Cà pue l’essence lorsqu’il fait chaud, çà fait du bruit avec son aire de lavage. Une station-service à proximité des habitations, c’est insupportable. Quand bien même serait-elle labellisée architecture contemporaine remarquable.

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  3. Dro Kilndjian Dro Kilndjian

    Bravo. Article très intéressant.

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  4. marie pons marie pons

    Bravo pour cet article qui nous fait découvrir un patrimoine original et méconnu avec beaucoup d’humour ! Mais quelle est l’adresse précise de cette station service ? Je pratique souvent le Chemin de Sainte Marthe, mais nr voit pas où elle est…
    Marie Pons

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    • Coralie Bonnefoy Coralie Bonnefoy

      Bonjour, la station se trouve au 26 chemin de Sainte-Marthe (14e) et une autre du même type est encore visible également au 173 boulevard de Saint-Loup (11e). Bonne(s) visite(s) !

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  5. Pussaloreille Pussaloreille

    Je me suis marrée ! La faconde du pompiste et le talent de Coralie… Et en effet c’est très intéressant. Marseille comme on l’aime, Je vais aller voir !

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