Bania Medjbar, cinéaste en mode guerilla
Son premier long-métrage, Le crime des anges, est projeté dans quelques salles du département. Bania Medjbar raconte les quartiers Nord où elle a grandi avec un regard cinématographique exigeant. Et bâtit, avec un minimum de moyens, une œuvre singulière.
Bania Medjbar, à la Friche Belle de mai. (LC)
Il faut imaginer une petite fille, au tout début des années 70, qui fait des insomnies. Dans son appartement de la cité Picon, “à 150 mètres de la Busserine”, dans les quartiers nord, elle passe de nombreuses nuits seule à dévorer chaque diffusion du Cinéma de minuit et du Ciné club. Cary Grant, Humphrey Bogart, mais aussi les classiques du cinéma italien, elle absorbe tout et dirige ses copines pour en rejouer les scènes le lendemain. Elle fouille aussi les poubelles pour y retrouver les magazines télé périmés et en découper les critiques de films. Elle l’a ignoré longtemps, mais, en Algérie, sa famille possédait plusieurs cinémas. “Mais pour mes parents, tout ce qui était lié à l’Algérie était banni, même les bons souvenirs”, regrette cette fille d’immigrés.
40 ans plus tard, la passion viscérale pour le cinéma est restée, et c’est à la Busserine que Bania Medjbar a tourné son premier long métrage, Le crime des anges, sorti en salles ce mois-ci. Il aura fallu plusieurs décennies, et deux courts-métrages salués par la critique et les festivals, pour parvenir à diffuser dans quelques salles ce qu’elle qualifie de “victoire”.
Un récit simple et net, autour d’un jeune qui, partant d’une petite magouille entre copains, se retrouve à prendre le chemin déjà emprunté par son frère aîné. Englué en quelques instants dans une spirale sans issue, il frappe à la porte d’un caïd influent pour régler ses problèmes. La cinéaste filme la vie de la cité, la “pensée archaïque” qui y régit souvent, à ses yeux, les relations humaines. La misère, ceux qui en sortent, ceux qui s’effondrent. Un film qui se finit en uppercut pour le spectateur. “Je me fais engueuler à la fin des présentations ! Mais je veux témoigner d’une époque, assume-t-elle. Ce film est une avertissement. Avec un happy end, tu sors d’un film content… ce n’est pas mon but. Je ne supporte pas qu’on attende de moi, femme, rebeu, issue des quartiers populaires, que je fasse un cinéma larmoyant et angéliste.”
Deux métiers, pour mieux créer
La cinquantaine dépassée, la réalisatrice n’a rien d’une novice dans le milieu. Depuis le début de sa carrière dans le cinéma, amorcée par des cours par correspondance suivis en secret dans sa jeunesse, elle est toute l’année sur des plateaux. Dans la plupart des cas, elle n’est pas la réalisatrice, mais assistante de réalisation. Et surtout, ces dernières années, directrice de casting, sur des films d’auteurs, le plus souvent. Dans le petit bureau qu’elle occupe à la Friche Belle de Mai, elle prépare ainsi ses propres films et ceux des autres. “C’est ma liberté, c’est pour ça que je peux faire Le crime des anges. En vivant uniquement de la réalisation, je ne serais pas libre de mon propos”, estime-t-elle de sa voix légèrement éraillé, dans un débit passionné.
L’idée de cumuler les casquettes pour subsister lui est venue d’une des références du cinéma marseillais, se souvient-elle. “J’avais été chauffeur pour René Allio, et il m’a dit “tu viens d’un milieu populaire, si tu veux faire des films, il faut que tu travailles à côté”, c’est un métier de riche, la création, il faut assurer ses arrières.” Conseil retenu, et appliqué jusqu’ici.
Filmer la cité, avec la cité
Bania Medjbar croit à la création, au geste, se réfère volontiers aux principes des Beaux-Arts. Cinéaste du cru, elle place son travail dans la filiation très marseillaise “de Pagnol, Allio, Carpita et Guédiguian” qui ont aussi “filmé leurs communautés”. Toujours aussi cinéphile qu’enfant, elle voue surtout une admiration aux classiques italiens.
Pour Moussa Maaskri, qui la connaît depuis l’adolescence et interprète un voyou d’envergure dans le film, l’influence se ressent dans son travail. “Le cinéma de Bania me fait penser à Pasolini, Fellini même parfois, je trouve ça fort d’avoir cette culture là pour parler des cités. Elle n’est pas dans le spectaculaire, on imagine, on devine. Comme chez Ettore Scola, ces cinéastes italiens qui savent raconter l’histoire des gens. Elle voit les visages, les battements de cœur.”
Comme toutes les personnes qui ont participé au tournage du film, Moussa Maaskri, comédien assez demandé au niveau national, l’a fait bénévolement. Estimé à 1,5 million par un producteur, Le crime des anges aura en tout coûté 35 000 euros, financé pour près du tiers par une cagnotte participative en ligne, complètement auto-produit. “C’était physiquement assez dur, mais il ne manquait jamais personne, se rappelle Kat Launay, costumière professionnelle qui a participé à tout le tournage. C’était une expérience humaine exceptionnelle, Bania fédère, c’est une acharnée. À la Busserine, on nous a déroulé le tapis rouge, les gens vidaient leurs appartements pour qu’on puisse tourner !”. Elle reprend l’expression utilisée par la cinéaste d’un film réalisé, “en mode guerilla”.
Les années 80 émancipatrices
Social, le cinéma de Bania Medjbar l’est par principe, par son mode de production collectif par la force des choses, par sa naissance dans les quartiers nord, où elle réalise tous ses films. Mais elle, assure que le cinéma, le geste artistique, passe avant tout : “Je suis une artiste, vraiment, mais après … si ça peut servir le collectif”.
Les années 80 ont été particulièrement engagées pour Bania Medjbar. À la sortie du lycée, elle s’implique dans l’animation du quartier avec d’autres jeunes, en proposant aide au devoir et activités aux enfants du coin. Six années de sa vie à réinventer le monde en commençant par la cité, sous le regard attentif, un peu trop peut-être, des socialistes au pouvoir, jusqu’à la marche pour l’égalité et contre le racisme. “On se croyait à Cuba”, rigole-t-elle aujourd’hui. “Ils étaient trois ou quatre qui voulaient s’occuper des plus jeunes, elle était un peu la cheffe de file, la pilote de tout ça. C’était une période extrêmement positive, se souvient de son côté Alain Fourest*, instigateur du développement social des quartiers, ancêtre de la politique de la ville. C’est une génération qui joue un rôle essentiel pour celle d’aujourd’hui, c’est des modèles.”
Mais comme son ami Moussa Maaskri, elle finit par s’éloigner de la cité. “On croyait qu’on faisait la révolution, mais d’autres la faisaient dans notre dos, on n’était que le décor, soupire-t-il. Ça nous a un peu mis KO, c’était dur. C’est ce qui m’a fait partir vers la comédie”. Et Bania, vers le cinéma. “On m’a proposé d’être sur les listes municipales. J’étais très politisée, mais en deux mois, je sais qu’ils m’auraient virée parce que je suis incorruptible. Donc j’ai refusé, et j’ai commencé l’école de cinéma.” Le début d’un autre combat.
Le plafond de verre de la production
Pour faire exister ses œuvres, Bania Medjbar semble toujours avoir eu à se battre contre un solide plafond de verre. “Le fait de vouloir faire quelque chose à partir de Marseille, déjà, c’est difficile, résume Jeanne Baumberger, journaliste marseillaise spécialisée dans le cinéma, aujourd’hui retraitée. S’y ajoutent le fait qu’elle est une femme, et que ses sujets sont des sujets sociaux, qui traitent de quartiers populaires. Elle se heurte à des difficultés à cause de tout ça.”
Son très onirique premier court-métrage Quand le vent tisse les fleurs a été sélectionné en 2003 à la quinzaine des réalisateurs à Cannes et le second, Des enfants dans les arbres, projeté dans de nombreux festivals. Mais les portes ne se sont pas davantage ouvertes pour Le crime des anges. “J’ai pris l’habitude : mes scénarios sont toujours refusés. Il faut avoir un projet lisse pour qu’il traverse toutes les commissions”, pose-t-elle.
Productrice, après avoir été en charge du cinéma à la région PACA, Chantal Fischer prolonge et nuance cette analyse : “Produire un premier film est difficile pour tout le monde, cela peut prendre des années. Elle était dans l’urgence pour ce film, elle n’avait pas envie d’attendre des années pour aboutir à un film qui ne se ferait peut-être pas.” De l’idée à la diffusion en salles, même en se passant d’interventions extérieures, Bania Medjbar aura tout de même attendu longtemps. “Elle est comme un chef d’orchestre, elle soulève des montagnes, et des énergies folles, reprend Chantal Fischer. C’est une des rares cinéastes marseillaises à avoir eu l’opiniâtreté d’aller au bout d’un film qui n’était financé par aucune institution”. Des collectivités locales, Le crime des anges n’aura touché que deux subventions de moins de 10 000 euros chacune, par la Ville et de la région. “On reconnaît au moins que j’existe”, souligne la cinéaste, pas rancunière.
Pour que son prochain projet voie le jour, le combat va reprendre de plus belle. Il a déjà un nom, Le syndicaliste, et un scénario, à partir d’une histoire réelle, dont le décor est évidemment une cité des quartiers Nord. “C’est l’histoire d’un syndicaliste qui se bat, et qui gagne son combat”. Elle en parle comme de la “face blanche de la médaille”, après Le crime des anges, plus sombre. “De ma carrière j’en ai rien à faire”, clame-t-elle. Mais bâtir, pas à pas, séquence après séquence, une œuvre qui fasse sens, avec ses ombres et ses lumières pour raconter ce bout de Marseille où elle s’est construite, cela lui parle. D’ailleurs, Bania, en arabe, signifie “construction”.
* Alain Fourest est par ailleurs actionnaire de Marsactu.
Commentaires
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Cet article me donne très envie d’aller voir le film. Peut-on savoir dans quelles salles il sera projeté à Marseille ? Merci d’avance
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Bonjour, le film est projeté aux Variétés jeudi 1er à 16h40, et à l’Eden de La Ciotat vendredi à 20h30.
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Merci ,mais je découvre votre réponse un peu tard Cordialement
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