Au procès “hors norme” des boues rouges, cinquante ans de pollution remontent à la surface
La salle d'audience du tribunal administratif de Marseille était trop petite pour accueillir les dizaines de requérants et sympathisants de la cause venus assister à la tentative de mettre fin aux rejets en mer d'Alteo. Mais le préfet se voit également reprocher d'avoir occulté l'impact de son autorisation sur le site de stockage à terre de Mange-Garri.
Au procès “hors norme” des boues rouges, cinquante ans de pollution remontent à la surface
Rajouter quelques chaises. Ouvrir les portes pour que l’on puisse suivre l’audience du dehors. Amener une table supplémentaire pour les avocats d’Alteo. Aller chercher une nouvelle pile de chaises. Tenter de trier les porteurs de recours des militants écologistes. Gérer les prises de vue des télés… Après une petite demi-heure de coup de feu, les assistants du tribunal administratif commencent à voir le bout. Les trois juges entrent. Reste à faire asseoir tout le monde, enfin ceux qui le peuvent, obtenir le silence. Respirer un bon coup. Et plonger pendant quatre heures dans le dossier des boues rouges.
Ce jeudi, le tribunal administratif de Marseille examine de manière groupée six recours, portés par un total de treize particuliers et quinze associations, contre l’arrêté préfectoral qui autorise l’exploitation de l’usine d’alumine Alteo de Gardanne. Bondée, la salle donne d’emblée le ton de ce dossier “hors normes”, selon l’expression du rapporteur public. “C’est la première fois que je vois une telle affluence dans une salle d’audience. Je ne peux que me féliciter d’un tel intérêt pour les questions environnementales”, glisse-t-il en guise d’avant-propos.
La présidente, Anita Hasser, est une habituée de ces questions. Elle est aussi bien connue des Gardannais présents dans la salle. Il y a un an, elle a officié dans un autre dossier sensible, celui de la centrale biomasse, dont elle a annulé l’autorisation d’exploiter. Mais cette fois-ci, c’est loin de Gardanne, au fond du canyon de Cassidaigne, que se jouent les débats.
“Une génération”
L’Union calanques littoral, des pêcheurs, Surfrider Foundation, Sea Shepherd ou encore Zéa sont d’abord là au nom de la Méditerranée, plus particulièrement du parc national des Calanques, où aboutit la canalisation d’Alteo, après 47 kilomètres de trajet. Pendant cinquante ans, des dizaines de millions de tonnes de boues rouges, des résidus de bauxite issus de la fabrication de l’alumine, ont trouvé là un exutoire économique. En 1996, la ministre de l’Environnement Corinne Lepage finit par programmer la fin de cette décharge marine, au 31 décembre 2015.
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“Vingt ans, c’est long… C’est une génération”, s’arrête un instant Hélène Bras, avocate des treize particuliers, de l’association Zéa et de l’union des prud’hommies de pêche. Tout ça pour arriver “au dernier moment, lors de l’enquête publique en 2015, avec un dossier mal préparé”, tance-t-elle. Et surtout avec une surprise, du moins pour ceux qui n’avaient pas suivi attentivement le dossier : la fin des boues rouges ne signifie pas la fin des rejets polluants. Désormais liquides, incolores, ou presque, ils sont certes moins chargés en métaux lourds, mais toujours hors des clous. D’où la dérogation signée le 28 décembre 2015 par le préfet, pour six ans, aussitôt attaquée par une vague de recours.
À tour de rôle, pendant cette audience fleuve, les avocats des requérants se succèdent, entrecoupés de questions des juges, pour pilonner la défense d’Alteo et de l’État. Dans cette procédure du tribunal administratif principalement basée sur l’écrit, l’audience est là principalement pour enfoncer le clou et parfois créer des brèches.
1996… 2015. Qu’a fait à l’époque Pechiney, puis Alcan, puis Rio Tinto et enfin Alteo, reprend la présidente, sur les traces d’Hélène Bras ? “À ce moment-là, il n’y avait pas de solutions disponibles”, répond Frédéric Ramé, patron d’Alteo, qui se lance dans un historique des recherches et investissements.
A posteriori, on peut dire “ils ont réussi, c’était facile”. Mais on a trouvé au fur et à mesure des solutions qui n’existaient pas.
Frédéric Ramé, président d’Alteo
Puisque c’est l’arrêté du préfet qui est attaqué, ses représentants sont là et certifient que “le préfet a respecté scrupuleusement la réglementation”. Chargé d’éclairer les juges par son avis, le rapporteur public Gilles Fedi ne partage pas. La veille, les requérants avaient reçu avec satisfaction l’essentiel de ses conclusions : le préfet doit revoir sa copie avec une nouvelle enquête publique et la dérogation doit être réduite dans sa durée comme dans son ampleur. Chacun a bien noté qu’Alteo est en bonne voie pour respecter les valeurs normales (lire notre article) ? “J’aimerais bien vous donner une date, mais je ne peux pas vous garantir le moment où nous respecterons tous les paramètres”, nuance Frédéric Ramé, face à la perspective de voir l’échéance ramenée de fin 2021 à 2019.
Salade terre-mer
La première faille nous ramène près de Gardanne, à Mange-Garri, un site d’Alteo. Depuis 2016, une fois les boues rouges compactées et séchées, elles atterrissent là par centaines de milliers de tonnes par an. L’usine de Gardanne, le rejet en mer, le stockage à terre : ces trois installations forment un même complexe industriel, estime-t-il et “en n’intégrant dans l’enquête publique que deux des trois éléments, la préfecture a manqué à son obligation d’information complète de la population”, ajoute le rapporteur. En clair, en coupant le robinet des boues rouges à Cassidaigne, on aurait négligé de présenter les conséquences que cela aurait ailleurs.
D’où la nécessité selon lui d’annuler cette procédure et d’organiser une nouvelle consultation basée sur une nouvelle étude d’impact. Dès 2007, un arrêté préfectoral avait été pris sur Mange-Garri “pour anticiper l’accueil de boues rouges, ce qui a fait l’objet d’une instruction complète, avec étude d’impact et enquête publique”, se défend le représentant de l’État. Et, lors de l’enquête publique de 2015, “l’annexe 7 de l’étude d’impact est entièrement consacrée à Mange-Garri”, appuie Cendrine Delivré, avocate d’Alteo. “Il faut combattre l’idée du transfert de pollution, selon laquelle si on ne pollue plus en mer, on pollue à terre”, tente-t-elle, s’attirant des protestations de la salle.
Car c’est pour cela, les poussières de Mange-Garri, que des riverains sont là. C’est aussi pour cela que la mairie de Bouc-Bel-Air a porté plainte contre Alteo, après un important nuage qui s’est déposé en avril sur une partie de la ville, suite à des vents violents. Mauvais timing. D’ailleurs, même si tout était prévu, c’est bien pour répondre aux griefs des riverains, exprimés dès 2011 lorsque le site a commencé à reprendre du service, que la préfecture a imposé des prescriptions supplémentaires à Alteo, en juillet 2016, reconnaît le représentant de l’État. Assise à gauche de la présidente, la juge Karine Jorda-Lecrocq le cueille à froid : “Je lis l’arrêté : “Les nouvelles prescriptions d’exploitation de l’usine de fabrication d’alumines de Gardanne fixées par l’arrêté du 28 décembre 2015 entraînent des conséquences sur les conditions d’exploitations du site de Mange-Garri qu’il convient d’actualiser.” C’est le premier considérant [motif avancé, ndlr].” Difficile de faire plus clair comme lien de cause à effet.
Le respect du principe de précaution en question
Le deuxième angle d’attaque du rapporteur public fait appel à une notion bien connue du grand public mais difficile à manier : le principe de précaution. “Si vous ne savez pas, vous refusez”, résume Mathieu Victoria, avocat notamment de Surfrider. Mais ne sait-on pas, lorsqu’on a des avis de l’Anses, de l’Ifremer, des kilos de documentation, théâtralement apportés par le directeur d’exploitation d’Alteo Éric Duchenne ?
Apparemment pas tout. Les juges se montrent ainsi particulièrement intéressés par les “hydrotalcites”, des résidus solides qui se forment lorsque le rejet liquide entre en contact avec l’eau de mer. Paradoxe : ce qui part de l’usine n’est plus solide mais le redevient, en partie, une fois en mer. Combien cela représente-t-il chaque année ? Le représentant de l’État sèche. Le patron d’Alteo a le chiffre, massif : “9000 tonnes par an.” La présidente encaisse, non sans réprimer une mimique.
Que deviennent-ils ? La plupart se déposent par 300 mètres de fond, à la tête du canyon, explique Frédéric Ramé. Une autre partie se diffuse, ce qui fait l’objet d’études prévues par l’arrêté préfectoral. D’où cette interrogation, instillée par le rapporteur public : ne pourrait-on pas les considérer comme des déchets ? “Les hydrotalcites ne sont pas des déchets au sens du Code de l’environnement”, répond, catégorique, le représentant de l’État. Nouvelles protestations outrées dans la salle. Alteo signale que les hydrotalcites seront considérablement réduits par le traitement supplémentaire en cours de construction. “Mais on nous a expliqué pendant l’enquête publique que les hydrotalcites avaient l’intérêt de piéger les métaux. S’ils disparaissent, les métaux vont se disperser ?”, interroge Benoît Candon, avocat de cinq associations dont l’Union calanques littoral.
À entendre ces débats, la lecture du rapporteur public au début de la séance refait surface :
Cette audience n’est pas chargée de statuer sur le devenir de ces millions de tonnes de boues rouges qui dorment dans le canyon de Cassidaigne (…) mais cela ne doit pas totalement être oublié car dans ce dossier hors normes, il y a une logique cumulative.
D’où cette question, qui l’a fait “basculer” : “Est-ce qu’un rejet pollué dans une zone polluée peut nuire gravement à l’environnement ?” pose le rapporteur public. Le tribunal se donne “plusieurs semaines” pour y répondre.
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