Voyage en Alcazarie : scènes de couple
Image : Ben8.
José Rose est sociologue et écrivain. C’est aussi un usager de l’Alcazar. Des mois durant, il s’est rendu dans la grande bibliothèque de Belsunce comme on se rend dans un pays lointain soudain si familier. Cette exploration est devenue un livre qui vient de paraître. Sur l’Agora de Marsactu, il publie en feuilleton des premiers épisodes de ce voyage.
Le voyageur est souvent solitaire. Il aime ne dépendre que de ses humeurs, veille à être pleinement disponible aux événements et désire polariser son attention sur les autres, tous les autres. Je ne parle pas des voyages organisés qui balisent les rencontres, quadrillent l’imaginaire et rendent familière l’étrangeté. Je ne parle pas non plus des voyages d’agrément qui prennent les paysages pour des décors et les habitants pour de simples figurants d’une festivité toujours identique. Je ne parle pas des voyages de noces ou de retrouvailles, genre remontée du Nil ou descente du Danube, au cours desquels les regards restent rivés sur l’autre, le voyage tenant simplement lieu de cadre dépaysant pour des scènes vues et revues. Je parle des vrais voyages en quête d’inédit et des voyageurs qui s’oublient pour mieux capter les surprises et laisser advenir les rencontres.
Ces deux-là étaient sans doute entrés en couple en Alcazarie. Mais cela n’avait pas duré. Quand je les ai croisés, ils se poursuivaient en parlant fort, lui surtout. Il s’éloignait d’elle à grands pas puis faisait marche arrière pour lui lancer à la face une nouvelle injure. Tu te démerdes, sale pute ! Salope ! Elle était beaucoup plus froide – C’est mon fric, d’abord ! –, mais lui ne lâchait rien. Ton CV, tu ne l’auras pas, salope ! Je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu : ce qu’elle n’aura pas, la salope de ce connard, c’est peut-être un CD, un PV ou un baiser. Cela avait sans doute débuté dès l’entrée, avant peut-être. Les griefs étaient forcément déjà là, les frustrations enfouies au fond des poches et maladroitement recouvertes par le mouchoir de la bienséance forcée. Ils étaient tout de même allés ensemble au rayon des voyages dans la perspective lointaine d’un dépaysement réconciliateur ou d’un tremplin vers une vie plus apaisée. Il lui avait proposé une destination, elle une autre. Puis ils étaient redescendus et la frustration avait enflé à chaque marche, les griefs à chaque palier. Arrivés au rez-de-chaussée, ils avaient tenté un ultime rapprochement au rayon musique. Il lui avait montré le DVD d’un chanteur qu’ils avaient entendu ensemble (c’était peut-être lors de ce concert qu’ils s’étaient rencontrés). Elle avait dit “Oui, oui” du bout des lèvres, car elle ne se souvenait plus. Il avait insisté. Elle s’était éloignée. Ça sentait vraiment la quitterie.
Mais il y a la manière tout de même. On peut s’injurier certes, mais en respectant les règles. Dans un lieu pareil, ces deux malotrus auraient pu au moins s’inspirer des nombreux dictionnaires d’injures disponibles en Alcazarie et se traiter de gidouille molle ou de crotte d’ange. Ou encore se battre directement avec des livres, les plus lourds et les mieux reliés de préférence et régler leurs comptes à coups de contes ou se disputer en provençal. Fatche de con ! Tu me lâches, espèce d’arapède… Bagasse, bruta petan… Putanasse, Radasse, Salopàs, Sègue molle… Vai cagar à Endoume ! Cela aurait un peu plus d’allure, non ?
“L’amour c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas, quelque chose que l’on n’a pas”, écrit Jacques Lacan dans Séminaire XII.
Ce nouvel épisode du Voyage en Alcazarie est tiré de l’ouvrage Scènes de vie en bibliothèque – Voyage en Alcazarie, paru aux éditions de l’Harmattan et disponible en librairie et sur le site des éditions.
© Editions l’Harmattan.
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