Nous aurons tout raté
Voilà trente jours maintenant. Trente journées de printemps que le temps n’est plus le même. Trente jours que demain, maintenant et hier semble la même journée. Les portes sont fermées, les rues sont vides et le monde semble se regarder avec l’air de se dire : combien de jours encore ? Et demain ? Demain, c’est maintenant.
Alors que sur les pages internet des journaux défilent les compteurs morbides, chacun, doucement, se retrouve à penser. Est-ce que je retrouverais mon emploi ? Est-ce que je serai là encore, au bout, à la fin ? Est-ce que je retrouverai ma famille, mes amis ? Certains en ont perdus déjà, d’autres en perdront encore. Ce n’est pas une parenthèse que nous vivons ici, un épisode délimité ou restreint, un événement comparable. Quoiqu’il advienne ensuite, une chose est aujourd’hui inédite : nous n’avons plus aucune projection, aucune vision d’un futur proche. Aucun modèle, aucune certitude. Comme si les cartes étaient rebattues. Ne nous reste que le doute immense, le carrefour vertigineux de nos civilisations.
Comment penser alors ? Comment prendre du recul, comment voir plus loin quand demain même n’est plus qu’une idée ? Cette crise, ce bouleversement a été si soudain, si foudroyant que tout s’est comme figé. La lave bouillante du virus s’est refroidie et nous voilà statufiés, immobiles, impuissants. Il n’est pourtant pas question aujourd’hui d’espérer un monde meilleur, un lendemain qui chante ou un grand soir. Il faut penser, imaginer, construire avec nos mains et nos manches retroussées. Il est temps enfin d’envisager de mettre les mains dans la merde et de ne plus compter sur les autres – pays émergents à forte croissance et main d’œuvre pas chère – pour le faire à notre place. Nous ne voulons plus de « branding », de réductions de coûts, d’approche marketing et de masses salariales. Nous ne voulons plus de ton monde ou l’austérité est toujours pour les mêmes.
Saurons-nous, après, regarder différemment ? Saurons-nous penser la nation, l’État comme autre chose qu’un gendarme et une armée ? Saurons-nous protéger enfin notre éducation et notre santé des ambitions démesurées ? Saurons-nous réfléchir à une civilisation autrement que par l’exploitation des peuples et de l’environnement ? Un jour, il ne pourra plus être anodin de faire produire les semelles de nos pompes à l’autre bout du monde.
Et comme on ne peut aujourd’hui plus faire semblant d’être le pays des droits de l’homme on ne peut plus se vanter non plus d’avoir le meilleur système de santé du monde. Nous sommes une entreprise fragile, dépendante et hautaine. Et ce n’est pas un hasard. Tu as voté pour.
Comment entendre encore les joueurs de pognon clamer, du haut de leurs privilèges, que l’État ne doit pas intervenir dans leurs petites affaires, alors qu’ils accourent aujourd’hui pour réclamer leur dû, chômage pour leurs employés, aides d’urgences et plans de relance. Comment supporter de voir les aides-soignantes à nos chevets, épuisées, délaissées ? Il ne suffira plus d’applaudir. Ou de dire « les autres ». C’est toi. C’est nous.
Nous devons aujourd’hui en appeler de nos rêves à de nouvelles idées, et les mettre en œuvre, de nos mains. Nous devons apprendre à renoncer, à perdre, à ne pas tout posséder. Nous devons écrire sur cette page blanche. Et si nous n’en tirons rien, et si nous appelons encore « ressources » les êtres vivants, et si nous abandonnons encore nos frères dans les égouts boueux, et si nous vendons encore la santé de nos enfants pour les dividendes d’une minorité alors nous pourrons le dire : nous avons tout raté.
Et si une minute d’un homme vaut encore plus que l’année entière d’un autre, alors nous aurons tout raté. Et si un une semaine à Marrakech en tout inclus coûte moins cher qu’un trajet chez ta grand-mère bretonne, alors nous aurons tout raté. Et si les femmes et les hommes n’ont comme pouvoir que celui d’être de bons consommateurs, alors nous aurons tout raté. Et si nous ne nous indignons pas, et si nous nous soumettons encore, mous, tièdes, peureux, si nous acceptons l’indignité et l’exclusion, le désastre écologique et la suprématie financière alors nous aurons tout raté.
Je me demande ce que nous deviendrons. Nous. Quand nous reverrons-nous ? Quand danserons-nous ensemble à nouveau ?
Un jour, peut-être, l’été reviendra. Nous collerons alors nos corps humides aux corps des autres, et les mains moites pourront s’entrelacer. Sans peur. Sans méfiance. Nous remettrons lentement nos pieds dans l’eau fraîche de la mer, avec le vent dans la gueule et les frissons dans le dos. La vie reprendra à nouveau sur le sel de notre peau. Et nous nous jetterons dessus comme des chiens affamés.
Nous fermerons les yeux pour mieux sentir le soleil qui nous brûle et nous éblouis à travers nos paupières closes. Nous pourrons inventer le monde.
Nous nous enlacerons, nous nous embrasserons peut-être. Un jour. Dans dix mille ans.
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