[Voyage en Alcazarie] La fermeture nocturne

José Rose est sociologue et écrivain. C’est aussi un usager de l’Alcazar. Des mois durant, il s’est rendu dans la grande bibliothèque de Belsunce comme on se rend dans un pays lointain soudain si familier. Cette exploration est devenue un livre qui vient de paraître. Sur l’Agora de Marsactu, il publie en feuilleton les premiers épisodes de ce voyage.

“Mesdames et messieurs, la bibliothèque ferme dans trente minutes. Les personnes ayant des prêts à effectuer sont priées de se diriger vers les automates qui se situent à tous les niveaux”. Même annonce à moins vingt et relance plus ferme à moins dix de dix-neuf heures. “La bibliothèque ferme ses portes dans dix minutes. Veuillez vous diriger vers la sortie. Merci”. Aussitôt les vigiles entrent en action. Ils étaient dans les starting-blocks dès la première annonce, certains planqués derrière les étagères, d’autres arpentant les couloirs et repérant les plus studieux. Les voici maintenant rabatteurs. “On ferme ! … Bonsoir… Merci… C’est l’heure… C’est à vous cette trousse ? …”. Ca ragoune parfois, mais, le plus souvent, ça dit oui, oui oui poliment et ça obtempère avec diligence.

Je m’étais installé au 3e étage, au fond de la salle des Références, bien décidé à observer de près et le plus longtemps possible le cérémonial de fermeture. Qui va venir me chercher ? Et quand ? Les tables de travail se vident progressivement et me voici maintenant seul à mon poste, en unique compagnie de livres délaissés et de gros dictionnaires non rangés. Au loin, une jeune fille perdue devant un monceau d’objets (bouteille d’eau, pull, chemises cartonnées, cahiers, livres, téléphone, miroir) qu’elle ne parvient pas à faire rentrer dans son sac. De mon côté, je fais mine de dormir.

Monsieur ! Il faut y aller. C’est l’heure ! … Ah, bon ! Excusez-moi ! Il faudra attendre pour passer une nuit seul en ce lieu. Tandis que les gardiens remontent les allées à grands pas, je me dirige vers l’ascenseur et m’installe dans le flot des lecteurs rassasiés ou frustrés. Les cigarettes et les téléphones portables sortent déjà des poches. Pas décidés ou noncha- lants, pas dociles ou traînards, signes d’au revoir et dernière pause aux toilettes avant de sortir dans la nuit. “À gauche” précisent les gardiens en canalisant le courant. Echanges au talkie-walkie, commentaires divers – On a encore pas mal de monde au rez-de-chaussée… Allez !

On se dépêche – et doigts sur les lèvres en forme de baiser offert à l’alcagole qui s’en va. Les derniers à quitter les lieux sont les malvoyants qui attendent leur bus Mouv idées. L’affaire est bouclée dans un délai finalement très court. Mieux qu’au Vélodrome, mais il y a tout de même moins de monde. À mon tour, je franchis le seuil et croise un jeune homme portant un cartable rempli de livres. C’est trop tard, mon petit gars. Faudra revenir demain. À l’heure de l’apéro !

À 19 h 04, Mr Sécurité ferme les portes. Ce serait pour- tant tellement agréable de prolonger sa soirée ici. Et je ne serais certainement pas le seul à apprécier la compagnie nocturne des livres et les lecteurs. Un jour peut-être… En attendant, la bibliothèque a retrouvé son calme. Dans les salles vides d’humains, écrans, lampes oranges et lumières vertes des automates restent encore allumées. Toute la nuit ? Au poste de sécurité, deux hommes surveillent les écrans de contrôle. Et sur la façade de verre, en ombre et en lumière, les poilus veillent. Dormez braves gens. Dormez.

« Shut not your doors to me, proud librairies » (Walt Withman, Leaves of Grass).

Ce nouvel épisode du Voyage en Alcazarie est tiré de l’ouvrage Scènes de vie en bibliothèque – Voyage en Alcazarie, paru aux éditions de l’Harmattan et disponible en librairie et sur le site des éditions.