Full of sound and fury…
Les trois sorcières , un tableau de Johann Heinrich Füssli, 1783 - tableau inspiré de Macbeth.
La musique de Verdi et le théâtre de Shakespeare partagent la même fascination pour les passions que le pouvoir inspire. Le compositeur et le dramaturge ont su peindre, chacun avec les ressources de son art, mais tous deux dans une langue hyperbolique et universelle, l’ambition, l’envie, la trahison et le désespoir. Avec Macbeth, pour la première fois, Verdi met sa partition au service du poète qu’il vénère.
Dans cet opéra, ce n’est pas la nature qui gronde, tempête et stupéfie l’âme humaine comme dans les tableaux de Friedrich ou de Turner, mais les pulsions obscures de cette dernière qui déchaînent leurs tourments, emportées par des forces oraculaires insurmontables. Verdi se confronte, avec tout le courant romantique et gothique du 19e siècle, polarisé par la lecture shakespearienne, à la représentation artistique de la laideur, du grotesque, de l’horreur, de la démence ; en l’occurrence, le ravissement négatif qui étreint Lady Macbeth, écrase la volonté de son époux et les précipite dans la solitude et le néant de leur mauvais infini.
L’argument, inspiré d’une chronique royale écossaise du 11e siècle, est ressuscité par Shakespeare dans les premières années du 17e. Subjugué par la prophétie de trois sorcières et par l’ambition sans scrupules de sa femme, le général Macbeth assassine Duncan et devient roi à sa place. Ce n’est que le premier d’une longue série de meurtres au moyen desquels il maintient sa tyrannie. Les fantômes du remords ne le quitteront plus jusqu’au châtiment final dans le plein accomplissement des prédictions. Le réel, dans son plus grand désordre, rejoint le fantastique.
« Il faut inventer le vrai »
Telle est la déclaration de Verdi en parsemant sa partition d’indications suggestives et en multipliant les notes de mise en scène. Il veut « pour Lady, une voix âpre, sombre, suffoquée… diabolique » précise le compositeur dans une lettre de 1848. Et même, emporté par son goût de la formule paradoxale, des chanteurs qui « ne chantent point » ! Pourtant, l’art du chant reste présent ; ce que l’on entend dans Macbeth aujourd’hui est le fruit de dix-huit années de maturation musicale depuis la création de l’œuvre à Florence en 1847. La seconde version (Paris, 1865) intègre des strates musicales de chronologie différente où se mêlent richesses tardives et juvenilia.
Le bel canto se tend quelquefois à l’extrême de sa limite et confine au cri vibrant d’intériorité ; quelque autre fois transparaît son filigrane démonstratif et enjôleur, voire complaisant. Verdi s’applique à faire jouer ce ressort, alternant les registres expressifs tout au long de l’ouvrage. Ainsi, avant même le lever de rideau, les thèmes du prélude s’affrontent dans des tutti dramatiques ou des ensembles plus resserrés au lyrisme intime. Ensuite, la première apparition des Sorcières (Acte I-chœur n°2) que le compositeur veut « brutales et vulgaires » tranche avec l’entrée en scène « grandioso » d’une Lady Macbeth qui, hiératique comme un cobra dressé, darde son premier air (Acte I- n°3-cavatine : « Vieni ! T’affretta ! »).
Cette injonction — « Viens ! Hâte-toi ! Je veux embraser ton tiède cœur ! » — par laquelle s’affirme la domination de la femme fatale sur son époux, le compositeur l’adresse également à son auditeur : aucune tiédeur n’est loisible. C’est là tout l’enjeu pour l’Opéra de Marseille, qui s’est engagé corps et âme dans cette nouvelle production en partenariat avec l’opéra d’Avignon, point culminant et dernier opéra de sa saison.
Parce que le monde est un théâtre
Csilla Boross incarnera l’avers et le revers de l’héroïne shakespearienne : la révélation d’une pure jouissance d’être et celle d’une terrible lacune au cœur de l’existence. Il sera demandé à la soprano hongroise une performance théâtrale à la hauteur de sa sensibilité musicale, particulièrement dans la scène de somnambulisme (Acte IV-n°14), que Verdi considérait cruciale pour la crédibilité dramatique de l’ensemble. Autre moment décisif, La Luce langue (La lumière languit – acte II-n°7), fascinante litanie nocturne, ode à la volupté de puissance, est un apport majeur de la version de 1865. Ces longues tenues dans le haut-médium, cisaillées par trois sauts d’octave déchirants, semblent tracées pour le timbre charnu de la chanteuse qu’elle sait animer d’un éclat scintillant ou faire vaciller de discrètes nuances, ainsi qu’on a pu le constater dans son interprétation de Manon Lescaut à Montpellier en 2014.
A noter, un changement important de distribution : le rôle-titre reviendra à Juan Jesus Rodriguez. Entendre ce magnifique « spécimen » de baryton-verdi, trop rare en France, est une heureuse surprise. Il en faut du métier, de l’endurance et une présence scénique d’une intense justesse pour ce rôle iconoclaste, abondant, ni facile ni flatteur pour la voix, qui exige un jeu déclamatoire sophistiqué afin de rendre audibles les écarts subliminaux provoqués par les morsures de la culpabilité à laquelle le roi régicide est assujetti.
Vigoureux chef d’orchestre
La direction de l’orchestre a été confiée à Pinchas Steinberg. Caractère entier et rigoureux, le chef du Philharmonique de Budapest, régulièrement invité à Marseille, a toujours gratifié les œuvres exécutées d’une interprétation incisive, au lyrisme maîtrisé d’un geste sobre. On se souvient encore de son Elektra (Richard Strauss), ici-même en 2013 — héroïne qui ne manque pas de similitude avec Lady Macbeth. Attentif à la sonorité d’ensemble, Pinchas Steinberg en ajuste les moindres détails jusqu’à la répartition optimale des musiciens dans la fosse. Il lui appartiendra de fusionner les éléments stylistiques épars et d’en faire apparaître la parentèle, la tinta, cette atmosphère crépusculaire et hallucinée dont l’ouvrage est baigné.
Souligner l’importance de la mise en scène pour la réussite de cet opéra restera évidemment un euphémisme. Le compositeur lui-même apporta une attention sourcilleuse aux décors et aux costumes ; sa direction d’acteur fut éprouvante selon le témoignage des premiers interprètes. Le metteur en scène Frédéric Bélier-Garcia engagera à Marseille l’un de ces paris d’artistes, gageure esthétique, coup de dés très attendu. A lui de nous conduire sur les landes désolées de la psyché de Macbeth, de nous orienter dans ces brumes mystérieuses où, indicible secret, le mal est beau. Et suivre l’antihéros dans sa folle martingale jusqu’au vertige de son actualité parmi nous.
Hystérie et mélancolie
Le théâtre élisabéthain est contemporain de la naissance de l’opéra. La première représentation de Macbeth au Théâtre du Globe survient la même année que la création de l’Orphée de Monteverdi à Mantoue en 1607. Les artistes ont alors la conviction que le corps, la musique, la poésie, la peinture peuvent exprimer toutes les humeurs de l’âme dans une idéale harmonie avec les orbes célestes ou dans la disgrâce d’une pathologie grimaçante. Le 19e siècle qui invente l’aliénisme et la criminologie sera particulièrement sensible à l’étiologie de ces passions maladives. Alors que Verdi crée Macbeth à Paris, en 1865, Courbet peint La Voyante qu’il sous-titre La Somnambule, comme s’ils partageaient tous deux la même matrice alchimique : « Ce sont les sorcières qui gouvernent le drame. Tout vient d’elles.(3) », écrit Verdi dans sa lettre à Escudier en 1865. Magique le pouvoir des sons, magique la puissance des mots. Magiques les souvenirs qui nous hantent.
Roland Yvanez
Macbeth : jusqu’au 15/06 à l’Opéra de Marseille (2 rue Molière, 1er). Rens. : http://opera.marseille.fr
Vous avez un compte ?
Mot de passe oublié ?Ajouter un compte Facebook ?
Nouveau sur Marsactu ?
S'inscrire
Commentaires
0 commentaire(s)
L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.