Conte de la vie (ou de la folie) ordinaire
Samedi dernier, 14h 30 je sors du Funérarium de Saint-Pierre et après avoir navigué entre des voitures cossues, j’engage ma Prius sur l’allée qui mène à la sortie. le silence de l’hybride s’accorde bien avec l’esprit du lieu. C’étaient les obsèques d’une responsable et militante de l’Education Populaire, femme d’un ami proche Professeur des Universités Emerite comme moi. Ambiance feutrée et chaleureuse plein d’anciens Normaliens, Directeurs de recherche au CNRS, auteurs reconnus, faisant une escale de soutien amical entre deux voyages pour donner des conférences ou du tourisme culturel. Dans ces circonstances qui se rapprochent avec l’avancée de l’âge, le célèbre vers de Gray me trotte dans la tête : ” the path of glory lead but to the grave”. On se console de sa déchéance par la cuistrerie. Sur le côté de l’étroite allée des Tamaris, une dame d’un certain âge dans une robe à fleurs d’un autre âge, me fait signe de m’arrêter. Plutôt à la façon d’un flic que d’un auto-stoppeur. Mais un geste plus retenu que celui des flics. Elle a l’air fatigué, mais résolu, sans être autoritaire. Une requête qui s’excuserait d’être formulée. Je m’arrête. Elle dit avec un mélange d’espoir et de résignation anticipée : “Carré Musulman. C’est loin.” je réponds avec douceur pour essayer de la mettre à l’aise: “Bien sûr, je vais vous y emmener, mais je ne sais pas où c’est” et un curieux dialogue s’engage :
– je dirai
– vous allez sur une tombe?
-mon fils
– c’est triste
– 33 ans (elle montre une direction)
-moto
-il a eu un accident?
-un grand malheur
Un collègue sociologue m’avait dit que les femmes maghrébines parlaient mot à mot en Français, parce qu’elles restaient à la maison. Seuls les hommes faisaient des phrases, parce qu’ils sortaient pour travailler.
Nous roulons depuis près d’un km sous un soleil de canicule. Je me dis : “aucun moyen de transport public dans ce grand cimetière. C’est pas possible”.
Un autre kilomètre et les symboles musulmans commencent à succéder aux croix sur les tombes.
-C’est là
-je me gare sur l’esplanade et je vous attends
Je me rappelle mes déambulations quand j’étais petit dans le cimetière militaire d’Aubagne, près de la tombe de mon grand-père. C’est là que j’ai vu pour la première fois des croissants sur les tombes. Plus de croissants que de croix : c’était les tabors marocains tombés sur la route de la libération de Marseille. “Pourquoi, il y a tellement de croissants, Papa”. “Mon ami Sauveur qui s’est battu avec eux m’a dit qu’ils avaient peur de rien. Des vrais guerriers.” Mais pas plus à Aubagne qu’ici on ne transporte les visiteurs du souvenir.
Elle est déjà à la porte de la voiture
-vous ne voulez pas rester plus longtemps ? j’ai le temps.
– fini. Maintenant la Blancarde?
Elle a compris qu’elle pouvait me demander de la raccompagner où elle avait besoin.
-oui, d’ailleurs, après, je dois aller à Saint Barthélémy. C’est sur mon chemin.
-les pigeons.
ah ils ont sali la tombe. j’aurais pu vous aider. je fais ça pour la tombe de mon …
Elle me coupe :
–volés deux
Cette fois j’ai pas su reconstituer le contexte du mot. Elle vient de piéger un prof de linguistique!
-on vous a pris les pigeons, mais pourquoi deux âmes (je viens de me rappeler que dans certains rites, les âmes vont au ciel sous forme de pigeons.)
-mon mari
-il est avec votre fils?
-dix ans
On essaie de sortir du cimetière. Les indications manquent comme toujours.
-il est mort d’un accident?
-cancer
-Il travaillait où?
-travail pas. maladie.
On se connait mieux. Alors je risque.
-Et vous, vous travailliez?
-femme de ménage. Toulon. .es pigeons, 600 euros, en or.
On arrive à la Blancarde. Elle va prendre le train pour Toulon
-voilà
– merci gentil
-bon voyage.
Deux mondes se sont croisés. Des efforts pour se comprendre. Sans suite. Ils vont rester l’un à côté de l’autre jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à égalité devant la mort. En fait non! Mes enfants n’auront pas a marcher quatre kilomètres pour se recueillir sur ma tombe. Je vais me faire incinérer et jeter les cendres dans la mer. Mais en attendant, j’ai bien envie d’aller détourner le petit train qui fait faire le tour de ville aux touristes. Ce serait mieux s’il transportait les mamans qui vont pleurer sur la tombe de leur fils. Et pour les pigeons, peut-être que j’aurais dû…I badly need a drink, comme aurait peut-être dit le grand Buck.
–
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