Affaire Chervet : la justice marseillaise face à un abécédaire de la corruption locale

Enquête
le 24 Oct 2022
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Renaud Chervet, un haut cadre du département, est jugé à partir de ce lundi pour avoir favorisé contre rémunération l'accès d'une dizaine d'entreprises aux marchés du département. L'affaire souligne la fragilité des collectivités locales face à ces atteintes à la probité.

Le siège du département à Saint-Just (13e). (Photo JV)
Le siège du département à Saint-Just (13e). (Photo JV)

Le siège du département à Saint-Just (13e). (Photo JV)

C’est un tableur vertigineux. 83 lignes de variation sur les modes de corruption d’un haut cadre du département. Au bout d’un moment, les policiers de la division économique et financière ont dû établir ce récapitulatif pour ne plus s’y perdre tant Renaud Chervet, directeur de la gestion au service de la construction du conseil départemental des Bouches-du-Rhône, a accepté des cadeaux d’entrepreneurs intéressés par les chantiers de la collectivité. Il comparaît à compter de ce lundi 24 octobre devant le tribunal judiciaire de Marseille pour corruption et trafic d’influence passifs et recel d’abus de biens sociaux notamment. 11 entrepreneurs seront à ses côtés sur les bancs des prévenus. Un dossier emblématique des affaires de corruption qualifié d’“abrégé du code pénal” par l’avocat de l’intéressé, Frédéric Monneret.

Avant sa chute en 2016, Renaud Chervet vivait très bien, bien mieux en tout cas que ce que permettaient les 80 000 euros gagnés annuellement par son foyer, grâce notamment aux cadeaux de ces entrepreneurs intéressés. Il y avait des virements et des petites coupures, bien sûr. Des repas aussi, un classique dans nombre de services attributaires de marchés où les invitations à déjeuner et autres cartons de vin à Noël sont réguliers. Il y avait encore d’autres agréments, comme la possibilité de voir jouer l’OM ou les tennismen de l’Open 13 depuis les loges d’un patron ou celle de partir en voyage tous frais payés à l’île Maurice ou au salon de l’auto de Genève. Il y avait encore les travaux dans son domicile qu’il ne payait jamais. Le procès Chervet offre un panel large des modalités de la corruption.

Un demi-million d’euros de pots-de-vin

Face au tribunal, il ne niera pas les faits qui lui sont reprochés. Depuis l’ouverture du dossier judiciaire, il a progressivement admis avoir perçu tous ces avantages indus. “Il en a parfaitement conscience, c’est un dossier qui tient à la colle. À partir de ce moment-là, il va surtout faire amende honorable”, rapporte Frédéric Monneret. L’enjeu pour sa défense sera d’essayer de lui éviter de retourner en prison, alors qu’il a déjà effectué sept mois de détention provisoire.

La partie sera difficile. Sur la seule période courant de mars 2012 à fin 2015, les enquêteurs ont fait les comptes : Renaud Chervet a reçu 489 326 euros pour exercer son influence sur le choix des attributaires de marchés publics. Une somme qui devrait être complétée par des cadeaux non-évalués par les enquêteurs. L’importance de la commission de Renaud Chervet était fonction du montant global de chaque marché, les parties se mettant d’accord, selon leur langage codé, sur un nombre de “kilomètres” venus du “magasin”, comprendre d’euros retirés à la banque.

Ces dessous de table assuraient un confortable chiffre d’affaires aux entreprises qui entraient dans la combine. Les marchés correspondants représentent des dizaines de millions d’euros. Ils passaient par Renaud Chervet ou par un de ses complices, Jérôme D., assistant à maîtrise d’ouvrage du département qui conseillait la collectivité sur ces marchés.

Il était le seul à détenir une information clé

La fraude se cantonnait aux marchés dits à bons de commande. Dans ce cadre, la collectivité contracte avec une entreprise non pas pour une prestation globale sur un chantier spécifique mais sélectionne sur la base d’une liste de prix le prestataire auquel elle fera appel en cas de besoin. Cela peut concerner de la peinture, du défrichage en forêt ou encore des travaux de sécurité incendie.

Pour effectuer son choix, elle demande au service compétent du département d’établir son propre bordereau de prix. Ce document est la clef de son choix : le candidat le plus proche de cette estimation confidentielle l’emporte. Dans cette affaire, l’arnaque consistait à faire parvenir aux candidats amis ce document secret dont seul Renaud Chervet était dépositaire. Charge alors à eux de coller au plus proche des attentes de la collectivité.

Lors d’une perquisition dans une affaire de trafic de stups, les policiers tombent par hasard sur une clé USB. Elle contient des vidéos qui montrent le fonctionnaire acceptant un bakchich.

Au département, la combine n’était pas nouvelle. Lui-même empêtré dans des affaires d’atteinte à la probité, le président PS d’alors, Jean-Noël Guérini, avait transmis au parquet de Marseille un signalement en 2012. Celui-ci était la suite d’un audit salé remis par un cabinet d’expertise externe à la collectivité. L’année précédente, il avait déjà transmis à la justice un fait très étonnant : une erreur de frappe dans une estimation secrète qui sous-estimait largement le prix d’une vitre avait été reproduite au centime dans les propositions de deux entreprises candidates. L’enquête succincte alors diligentée par le parquet de Marseille n’avait rien donné.

Il aura fallu qu’une preuve décisive tombe directement dans le bec de la police pour que les investigations s’enclenchent réellement. Lors d’une perquisition dans le cadre d’une affaire de trafic de stupéfiants, les enquêteurs mettent la main sur une clé USB. Comme l’a déjà raconté Le Monde, ils trouveront à l’intérieur des vidéos compromettantes, montrant notamment Renaud Chervet recevoir 10 000 euros de la main d’un entrepreneur, Saïd M. La vidéo avait été prise pour s’assurer que Renaud Chervet remplisse sa part du contrat en permettant bien à une société de Saïd M. de travailler pour le compte du département. Le domicile où elle est retrouvée est celui d’un autre entrepreneur, “très défavorablement connu des services” suite à des condamnations pour trafic de stupéfiants. Lui aussi est partie prenante de la combine.

“Un contexte de déliquescence au conseil général”

Les enquêteurs n’auront plu qu’à tirer le fil de cette vidéo accablante pour développer leur enquête. “J’ai l’impression que tout le monde s’en foutait. Là, il a fallu ce flagrant délit pour que ça démarre avec ce concours de circonstances. S’il n’y avait pas eu ça, ça aurait sûrement perduré”, commente Frédéric Monneret. Celui-ci poursuit : “Je veux bien qu’il endosse la totalité des faits. Mais ça n’a pu que prospérer que parce que le système de contrôle était défaillant. Cette affaire intervient dans un contexte de déliquescence au conseil général. Personne n’a vraiment contrôlé ce qu’on aurait pu contrôler.”

De fait, personne au conseil départemental n’a semblé prendre la mesure du problème, notamment au niveau de la commission d’appels d’offres composée d’élus départementaux. Jamais par exemple ces élus n’ont tiqué sur les compétences des entreprises lauréates. Ainsi, l’entreprise de Saïd M., spécialisée dans la maçonnerie, est-elle entrée dans le système avec un marché de vidéo-protection sans que cela fasse l’objet d’un examen plus poussé. L’ensemble de la prestation avait été in fine réalisé par un sous-traitant engagé par Saïd M.

Depuis l’affaire, le département a accentué la prévention

Le conseil départemental a par la suite cherché à rectifier le tir en résiliant les marchés suspects qui pouvaient l’être et en supprimant le système de l’estimation confidentielle pour un processus plus transparent. Sous l’impulsion de la présidente divers droite Martine Vassal, une commission présidée par l’ancien président de la cour d’appel Jacques Léger a été missionnée pour établir un guide des bonnes pratiques.

Mais, pour la chambre régionale des comptes qui revient dans un rapport publié le 21 octobre sur la question, ces mesures de prévention ont tardé : “C’est seulement à partir de juin 2020, faisant suite aux recommandations de l’agence française anticorruption dans le cadre d’un contrôle diligenté au sein de la collectivité en 2018, que le département a accéléré le déploiement d’une démarche de lutte contre la corruption et de prévention des manquements à la probité.”

Partie civile au procès, le département aura la possibilité de demander réparation au fonctionnaire depuis radié de la fonction publique. Il sera notamment question du préjudice porté à l’image de la collectivité qui a déjà eu à subir les affres de l’affaire Guérini.

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Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Les petits Saïds et les fonctionnaires véreux de base n’auront plus droit à la confiture délictueuse, peut-être dorénavant réservée aux mahousses costauds

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  2. Alceste. Alceste.

    Ce fonctionnaire véreux est bien nommé,mais qui sont les entreprises qui ont bien arrosé, les citer serait normal aussi.

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    • ruedelapaixmarcelpaul ruedelapaixmarcelpaul

      Ben non, elles ne sont pas jugées. Du moins, pas encore.

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  3. julijo julijo

    pour “l’image de la collectivité” il faudra sûrement davantage qu’un jugement d’un tribunal.
    image largement dégradée sur moults sujets selon les rapports de la crc.
    et puis l’affaire chervet est sortie en 2016, et en juin 2020, le département “accélère” !!!!! il va y avoir de la gomme sur la route ?
    les subventions bizarres aux communes -hors marseille- sont plus rapides à obtenir, non ?

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  4. Andre Andre

    Cette affaire de corruption ne peut se développer que dans le cadre d’une déliquescence du fonctionnement du CG, comme il est écrit.
    En effet, un marché à bons de commande attribué à une entreprise pour un lot donné comprend l’ensemble ou presque des prix nécessaires pour les travaux et son attribution est décidée en commission d’appel d’offres. On peut toujours, lors de la consultation, communiquer les prix estimés par l’administration à une entreprise mais on ne peut garantir, dans la magouille, qu’ une autre entreprise répondre moins cher. Il serait aussi possible, le marché étant attribué, de jouer sur les quantités réellement exécutées pour favoriser telle entreprise mais cela impliquerait tout un réseau d’intervenants avec les différents surveillants de travaux et techniciens. Risqué.
    Il existe aussi les accords cadres qui remettent en concurrence des entreprises pre-sélectionnées en commission. Trois en général. Cependant, un accord cadre soit ne porte que sur des prestations difficilement définissables au départ, comme des études sur des sujets variés,. soit, s’il est correctement
    monté, comporte dès sélection des
    entreprises, les prix les plus couramment utilisés sur lesquels il n’y a pas lieu de revenir. La mise en concurrence portera alors seulement sur quelques prix non prévus ou sur d’autres critères comme les délais.
    Donc, pour permettre une telle corruption, on ne peut qu’imaginer pour le CG un fonctionnement général de l’achat public totalement déréglé. C’est ce qui est grave en dehors du cas d’espèce.

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    • Mars, et yeah. Mars, et yeah.

      Véroler un accord-cadre est extrêmement simple. En général, il y a un bordereau de plusieurs centaines de prix. Il suffit :
      – de prendre 15 à 20% de ces prix, et d’y coller un prix unitaire 2 à 3 fois plus cher que la réalité
      – d’écrire sur tous les autres prix un prix unitaire 40 à 50% inférieur à la réalité
      – de maîtriser les exécutants sur le terrain, pour que chaque bon de commande soit défini avec en majorité les prix majorés.

      Résultat :
      – à l’appel d’offre, l’offre est mécaniquement très basse
      – à l’exécution, c’est gavade (avec carbonisation expresse du budget, qui est chroniquement surévalué)

      Note : ça implique une certaine organisation, mais l’avantage c’est qu’elle a toujours existé.

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    • Andre Andre

      Oui, sans doute. Vous pouvez communiquer des prix très bas à vos favoris pour qu’ils soient moins disants mais vous ne pourrez jamais maîtriser le fait qu’un des concurrents soit compétitif .
      Je pense plutôt que leurs accords cadres étaient vides avec un bordereau de prix indigent qui permettait ensuite tous les arrangements, y compris trafiquer sur les dates de remise et donner les prix des concurrents puisque une commission d’appel d’offre formelle n’est alors plus indispensable.
      Quant à maitriser tous les intervenants sur un chantier, c’est une autre paire de manches.
      à la Ville de Marseille, tout ce petit jeu était impossible puisque, lorsque les dossiers d’appel d’offre arrivaient sur le bureau des fonctionnaires, tout était déjà reglé, au plus haut niveau. Petits joueurs, au CG….

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  5. MaxMama13 MaxMama13

    Sans cette clé USB, ça continuerait tranquillement. Pourquoi le nom des entreprises concernées n’est-il pas cité ?

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  6. Marc13016 Marc13016

    Bel exemple de dérive dans un système technocratique : les comportements des fonctionnaires véreux se nichaient dans des procédures techniques, complexes et souvent perçues comme rébarbatives. La commission d’Appel d’Offre se contentait de vérifier la forme, elle restait aveugle sur le fond, en s’en remettant aux fonctionnaires, par confiance, par incompétence, ou par paraisse.
    Ceci dit, ces comportements enfouis étaient sûrement connus des techniciens qui travaillaient en collaboration avec les fonctionnaires déviants. Rien n’a été fait pour leur donner l’occasion de les signaler ? Ils n’ont pas eu envie de se manifester ? Ce genre d’inertie est classique : on ne se “tire pas dans les pattes” entre collègues, et dans le doute, on laisse faire le ronronnement des dossiers cahincaha plutôt que d’aller à un gros clash qui bloquerait le boulot …
    C’est bien l’institution qui doit mettre en place les mécanismes de remonté d’info et de contrôle sur le fond. ça s’est fait apparemment très tard …
    Quelque part, il est cocasse de voir le Conseil Départemental attaquer son ancien fonctionnaire : d’un point de vue éthique, l’administration devrait elle aussi être attaquée pour défaut de gouvernance sur ces sujets.

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    • Andre Andre

      Un proverbe chinois dit que le poisson pourrit par la tête. Qui était donc à la tête du CG?

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  7. Mars, et yeah. Mars, et yeah.

    Les collectivités ne sont pas fragiles face à ces atteintes à la probité. Comme toute entreprise, les collaborateurs agissent à l’image de leur patron.

    Il n’y a pas de “fragilité endémique” d’une structure publique, il n’y a que des Hommes et des Femmes : il serait temps d’arrêter de nier la responsabilité de chacun en l’imputant à “La Société”.

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    • petitvelo petitvelo

      En effet, radié de la fonction publique, le fonctionnaire pourra toujours se faire élire, comme de nombreux maires condamnés. Et puis, on voit bien sur cette affaire que sans des preuves écrasantes, malgré des alertes au plus haut niveau, rien ne bouge: pas de quoi motiver les lanceurs d’alerte… alors qu’on a affaire à du grand banditisme (stupéfiants) qui pourrit la toute la cité

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