À Marseille, plongée dans ces quartiers populaires, terreau de l’abstention record

Reportage
le 18 Juin 2022
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Au premier tour des élections législatives, l'abstention a battu des records dans la plupart des quartiers populaires. Plongée dans ces endroits où les citoyens ne votent plus, du Racati à la Belle de Mai.

Seuls 15% des électeurs du parc Bellevue se sont déplacés au premier tour des législatives. Photo : B.G.
Seuls 15% des électeurs du parc Bellevue se sont déplacés au premier tour des législatives. Photo : B.G.

Seuls 15% des électeurs du parc Bellevue se sont déplacés au premier tour des législatives. Photo : B.G.

Les Marseillais du dimanche, absents, abstinents, abstentionnistes ? Le contre-exemple est là, dans ce petit local du Racati, entre l’autoroute et la gare, deux jours avant le second tour. Depuis une heure, on y parle politique avec Georgette Eychenne, 86 ans au printemps, Hinda Bennour, de l’association Les minots de Saint-Charles, Bilal et sa maman Nouria, Amina et sa sœur, Léo et Sabrina… On s’enflamme, ça rigole, se coupe et s’écoute.

Le sujet du jour est l’abstention record du premier tour des législatives. Dans l’école du bout de la rue, elle a dépassé les 70 %, un niveau jamais connu jusqu’à lors. Georgette en sait quelque chose, elle n’a jamais raté une élection et se désole de voir les jeunes générations déserter les bureaux de vote… Quand Sabrina confie sa tentation de voter Marine Le Pen, “parce qu’elle, on l’a jamais essayée”, elle tape sur la table : “C’est comme ça qu’Hitler est arrivé au pouvoir. J’ai connu la guerre et j’ai vu mon père quitter son emploi à l’électricité de Marseille parce que Pétain interdisait les emplois publics aux étrangers…” Tout le monde se tait.

“Mon cœur m’a dit…”

“Je voulais faire barrage à Macron, mon cœur m’a dit que je pouvais pas voter pour elle”, concède Sabrina, qui a voté in extremis au premier tour des législatives, “mais sans conviction”. Autour de la table, le désenchantement politique est le mot d’ordre. Tous ont des engagements, des idées arrêtées et même une connaissance pointue de la dernière polémique en cours mais plus aucune foi dans la démocratie représentative.

À 18 ans, Léo n’était pas loin de voter Le Pen à la présidentielle “mais son annonce sur l’interdiction du voile dans l’espace public m’en a dissuadé”, concède-t-il. En revanche, il n’a pas bougé, dimanche dernier pour les législatives. “Aucun parti ne correspond à mes idées”, lâche le jeune homme, plus focalisé par son grand oral du bac que par le second tour qui approche.

Bilal, Nouriha, Hinda, Sabrina et Georgette dans le local des Minots de Saint-Charles. Photo : B.G.

Défiance généralisée

Le tour de table est majoritairement pro-Mélenchon, qui est justement le député de la circonscription. “Mais on va être clair : en cinq ans, on l’a pas vu, tacle Hinda Bennour. Et quand on lui a écrit pour l’alerter sur l’état des écoles, on a eu zéro retour, même pas un accusé de réception.” Cette défiance envers le personnel politique, et plus globalement le système démocratique, la bénévole la résume d’une expression : “Pour eux, les quartiers populaires sont une réserve de voix et c’est tout.” À Marseille, la carte de l’abstention marque une claire démarcation entre les quartiers populaires –plutôt au Nord – et le reste de la ville.

Ici, les réservoirs sont vides, il ne faut pas attendre le déferlement que le patron de la Nouvelle union populaire écologique et sociale appelle de ses vœux pour le porter à Matignon. Comme un symbole, dans son ancienne circonscription le candidat Nupes Manuel Bompard n’a pas été élu au premier tour malgré son score de plus de 50 %, faute d’une participation suffisante.

À quelques centaines de mètres en suivant l’autoroute, au fond de la place Arzial, les urnes attendent au frais dans un bureau du centre municipal d’animations et de loisirs de Saint-Mauront. Pour l’heure, les usagers sont focus sur le démarrage du loto. La question brûlante des 84 % d’abstention du week-end précédent n’enflamme pas les conversations.

En 2020, vol d’urne

Pourtant les deux bureaux abrités là sont loin d’être les plus calmes. En 2020, pour les municipales, il y a même eu une tentative de rapt d’urne. Dans la foulée, les deux bureaux ont été exfiltrés de la cité de Félix-Pyat pour être installés près du noyau villageois de Saint-Mauront. Les électeurs viennent pour la plupart de la cité ou des barres blanches des Docks libres. “Mais ce dimanche, y avait dégun alors qu’à la présidentielle, il y avait quand même la queue”, note un habitué des bureaux de vote du secteur.

Calés à l’ombre en face du bar O’Central, Axel et Issam ont tiré une table pour tiser tranquille. “Pourquoi vous voulez qu’ils aillent voter, les gens ?, rigole le premier, chemise blanche largement ouverte. Aux législatives, y a rien à gagner, pas d’appart, pas de boulot, pas un billet… Voter, ça va rien changer à leur quotidien”. Lui n’a jamais voté : “J’suis pas un larbin”, lâche-t-il en guise d’explication.

Issam, son voisin à la chemise rouge vote, régulièrement. Dernièrement “c’était pour Macron, parce que Le Pen, y a pas moyen”. Mais ce travailleur du transport routier comprend l’abstention. “Les gens votent mais n’ont pas de retour. Ils voient revenir les mêmes gens en col blanc tous les cinq ans et entre-temps rien n’a changé ou en pire. Vous avez vu où les gens vivent ici ?” Ils pointent les tours et barres de la copropriété du n°143 de la rue.

“On votera quand ils donneront des tal’…”

En ce jour de canicule précoce, les scooter passent et repassent comme des mouches têtues. Au pied du pissenlit géant monté en fresque, un guetteur bade, avachi. Deux grands gaillards du même âge rejoignent leur groupe de potes en picorant des frites. “Voter ? On le fera quand ils donneront des tal”, ricane un grand aux cheveux lissés. Comprendre talbins pour billets… Ils sont cinq ou six à tenir le mur. Aucun n’a voté et la plupart ne l’ont jamais fait. Les explications se perdent dans un méli-mélo confus où la religion et le Coran croisent le déclassement. “Et puis qu’est-ce qu’on a y gagner ?”, résume Anouar, barbe folle au menton.

La question du clientélisme et de ses effets néfastes revient en boucle. À la maison pour tous Saint-Mauront, l’animateur du secteur jeunes, Dimitri Fassone le dit sans ambages : “Ici, lors des élections, on a rarement affaire à un vote de conviction. Les gens votent parce qu’on leur a promis quelque chose. Un emploi, un stage, un local, un colis alimentaire… Ils votent par intérêt alors quand il n’y en pas…” Son patron Reda Debache approuve ce message : “Et quand un ex-député se balade avec un bracelet électronique et qu’il place son fils à sa place, qu’est-ce que vous voulez que les gens pensent ?” Un ange part fissa vers le Nord où les Jibrayel père et fils ont construit leur fief et où le premier nommé a écopé en première instance d’une peine de prison aménageable, condamnation dont il a fait appel. Le bracelet n’est donc encore que virtuel.

L’effet “grand mariage”

Sur un bloc à l’ombre au pied des tours, Fayed et Azzedine devisent. Les deux jeunes gens ont 21 et 19 ans. Le premier est étudiant en licence de maths, le second “animateur et acteur”. Fayed a voté à la présidentielle comme au premier tour des législatives. Azzedine s’est déplacé pour voter Mélenchon au premier tour il y a deux mois. “Ici, tout le monde vote pour lui et du coup, comme il est pas passé, ils pensent qu’ils ont été volés, que l’élection est truquée”, résume Fayed.

Le jeune homme a une autre explication, beaucoup plus pragmatique pour expliquer l’abstention aux législatives. Avec l’été arrive la saison des grands mariages. Cette cérémonie dispendieuse règle la vie de la communauté comorienne, dans le chapelet d’îles comme à Marseille. “Et dimanche, il y avait au moins un grand mariage où tout le monde se doit d’aller, raconte le jeune homme. Quand certains ont économisé des années pour le faire, ça ne se rate pas. Et celui qui n’aura pas donné son enveloppe se fera remarquer“. Dernier de la fratrie, il peut s’éviter la corvée.

Tous ces mouvements souterrains qui régissent la vie du quartier sont autant d’obstacles qui rendent complexe la mise en partage de la vie démocratique, locale ou nationale. Souvent pointée du doigt pour ne pas mettre assez l’accent sur ce thème, l’éducation populaire tente d’agir avec ces moyens.

Jeux de rôles démocratique

Au centre social Belle-de-Mai, le directeur Christophe Roedelsperger a fait de la sensibilisation à la vie démocratique, un de ses axes de travail. Le président du CIQ, Serge Pizzo s’est joint à une journée thématique début juin.

Affichage politique rue Belle-de-Mai. Photo : B.G.

Avec les usagers du centre, ils ont monté un jeu de rôles avec 15 ados et 15 adultes où ils jouaient le rôle de parlementaires. “Cela permettait de toucher du doigt le rôle du Parlement, le fonctionnement d’une cohabitation et l’importance d’une opposition”, explique le cadre associatif. Le soir, l’exercice devait se prolonger par une réunion publique sur les législatives. “Là on a été un peu déçus, il n’y avait qu’une quinzaine d’habitants, les plus convaincus, ceux qui votent”, décrit-il. Il les a revus dimanche quand la maison pour tous s’est transformée en deux bureaux de vote. L’abstention a atteint 69 et 72 % des inscrits.

“Il y a plein d’explications à ça, analyse Serge Pizzo. Déjà, il y a une case absente du côté de l’éducation à la citoyenneté”. Le militant associatif multi-cartes pointe aussi l’éloignement avec l’histoire : “Le front populaire, ça a dit plus rien à dégun. Mai 68, c’est la dernière guerre”. Lui se souvient sa jeunesse où les cellules communistes comme les sections du PS innervaient encore le quartier. Il ne reste rien de ce socle militant. Dans le même temps, le fondamentalisme religieux, l’ignorance comme l’indifférence ont gagné du terrain. Il faudra plus que le thermomètre de l’abstention pour apprendre à les mesurer les effets de ce cocktail.

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Commentaires

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  1. julijo julijo

    Bien vu b.gilles. c’est vraiment ce qui se passe dans ces quartiers et dans cette population abandonnée.
    Et cela fait des années que c’est « programmé » comme ça. et ce n’est pas qu’au parc bellevue.
    Il y a le choix des bailleurs sociaux, qui parquent une population choisie ; la mixité sociale ça n’a jamais été leur truc.
    Il a aussi la suppression des services publics, commissariats, postes…, mais aussi écoles et collèges inclus dans les cités pour qu’il n’y ait aucune possibilité d’en sortir
    Et surtout « une case absente du côté de l’éducation à la citoyenneté » certes, mais aussi de l’éducation tout court, les enfants, leurs familles tous coincés entre eux.
    Alors votre conclusion correspond bien, le repli sur soi et sur les proches et donc le fondamentalisme religieux, le respect des “traditions”, et le maintien de l’ignorance ont un boulevard devant eux.
    Alors voter ? pourquoi faire ?

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  2. Tyresias Tyresias

    Félicitations pour ce papier qui mêle heureusement ambiance et fond

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