À la CAF, les agents vont craquer

Actualité
le 23 Nov 2016
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Ce mardi, les agents de la CAF des Bouches-du-Rhône étaient en grève à l'appel de la CGT et de FO. Depuis une réforme en 2013, ils dénoncent une "dématérialisation de l'accueil" qui les éloigne des allocataires. Témoignages.

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L'accueil de la CAF, rue Malaval dans le 2e.

L'accueil de la CAF, rue Malaval dans le 2e.

Une ruche avec de l’agitation à l’entrée et un calme engourdi en son sein. Les gens entrent et sortent, papiers en main, dossier sous le bras. Ou patientent longuement dans la salle d’attente. L’accueil de la CAF rue Malaval (2e) est un des plus fréquentés du centre-ville. “Vous êtes journaliste ? Vous avez de la chance, vous n’avez pas encore de bagarre.” Ali a la petite quarantaine. Il ne veut pas donner son nom. Il est venu avec le courrier qu’il vient de recevoir. Il vient de perdre son emploi et veut modifier sa déclaration de ressources.

Il a tiré le ticket 454. À en croire le compteur qui s’affiche le numéro 287, “j’en ai pour deux heures minimum”. “Heureusement, les gens ici sont gentils et rendent service, poursuit Ali. Même les vigiles nous renseignent.” Mais il le reconnaît, “Marseille, c’est tendu. Le bordel, ça monte vite. Les gens ont trop besoin de la CAF.” Un peu plus loin, Fathia acquiesce. Elle a le numéro 458. Au-dessus de sa tête, un panneau indique “libre service” comme dans une supérette.

Une journée à la CAF

En réalité, il faut patienter un très long moment avant d’avoir accès à un agent. Sinon il y a bien des bornes. “Mais c’est la même chose chez moi, sur l’ordinateur. Si je veux parler à quelqu’un, il faut faire la queue.” Des heures. “Parfois la journée”. Fathia est habituée. Elle aussi vient de perdre son emploi et a reçu un courrier. “J’ai toujours travaillé. Vivre avec le RSA, je ne pourrais pas. Là, j’ai besoin qu’on m’explique.” Alors elle attend. Une place assise puis un contact avec un agent d’accueil. C’est mieux que le téléphone. “On attend aussi longtemps et ça coûte de l’argent.”

112 000 dossiers en souffrance

La Caisse d’allocations familiales croule une nouvelle fois sous les dossiers en souffrance. “115 000 dossiers en octobre. Cela prouve que la politique de la direction est un échec”, affirme Laurent Zaouati, secrétaire général de la CGT. “112 000” rectifie Armelle Rutkowski, directrice adjointe de la CAF13. Elle dépasse les “stocks” historiques de janvier 2014. “Mais ce n’est pas comparable. À évolution réglementaire constante, nous sommes sur une diminution. En 2016, les CAF doivent désormais gérer la prime d’activité, les impayés de pension alimentaire. Cela entraîne 39 000 allocataires supplémentaires et des sollicitations de plus en plus nombreuses et des charges plus importantes.” Cela se traduit alors par des mois d’attente avant de voir un dossier aboutir.

Ils ne savent pas que les agents de la CAF des Bouches-du-Rhône sont en grève aujourd’hui dans le cadre d’un préavis national déposé par la CGT et Force ouvrière. À Malaval, rien ne l’indique. Et pour cause, les conseillers services à l’usager (CSU) sont en majorité employés en contrat à durée déterminée. Et non grévistes. Delphine Bardy les connaît bien. Elle-même est agent CSU depuis deux ans et demi dans cet accueil après avoir enchaîné deux CDD dont un dit de professionnalisation pendant un an avant d’être titularisée.

Ces postes ont été inventés localement pour accompagner la “dématérialisation des demandes et l’autonomisation des allocataires” dans le cadre d’une réforme nationale en 2013. “L’idée est de répondre aux questions les plus simples et les accompagner dans leurs démarches, explique Armelle Rutkowski, la directrice adjointe. Nous avons des flux qui ne nous permettent pas d’avoir des temps d’accueil longs.” Alors les CSU font “de l’abattage de dossiers” pour reprendre leur expression.

Delphine Bardy perçoit 1100 euros net par mois. Avant cela, elle a bossé comme commerciale dans les banques et les assurances. “J’aime la relation aux autres. Je cherchais un métier qui me corresponde.” La CAF, c’est une vocation. Aujourd’hui, elle en tire une immense frustration. Elle “accueille” 70 personnes par jour. “C’est une moyenne. Je n’ai jamais voulu savoir combien cela faisait de minutes par personne.” On le fait pour elle : 7 minutes.

A la CAF, les agents vont craquer 2

“La demande est gérée en back-office”

“Le plus frustrant, c’est que je ne suis pas du tout outillée pour répondre aux questions des allocataires, explique celle qui est aussi déléguée du personnel CGT. Je n’ai pas accès à leur dossier. S’ils n’ont pas leur numéro et leur mot de passe, je ne peux même pas accéder à leur espace personnel sur le site de la CAF. Et c’est tout ce que je peux faire. C’est-à-dire la même chose qu’ils font chez eux.” La plupart des allocataires arrive avec un courrier “et une forme d’incompréhension”. “Leur demande n’est jamais isolée, c’est un dossier global et on ne l’a pas”, rage-t-elle. Impossible non plus de faire appel à un technicien, un GCA pour Gestionnaire conseil allocataires dans le vocabulaire de la CAF. “La demande de rendez-vous est gérée en back-office, explique Armelle Rutkowski, directrice adjointe de la CAF. Ensuite, l’allocataire sera rappelé par un technicien qui maîtrise la législation dans les dix jours suivant sa demande. Il pourra ensuite avoir un rendez-vous physique si son dossier le demande. Nous essayons de mettre la compétence là où elle est la plus nécessaire.” À force de frustration, Delphine Bardy a craqué. À fleur de peau, elle a fini par prendre un mois d’arrêt, et confie être “suivie par un psychiatre”.

Gena Mosa a connu le même désarroi. “Je ne pouvais plus entendre sonner un téléphone, ni téléphoner”, explique-t-elle. Elle a fini par demander à changer de service après 3 ans passés à la plateforme téléphonique. Ce dispositif est la deuxième porte d’entrée des allocataires au sein de la CAF. À partir de 8 H 15, ils peuvent avoir un conseiller au bout du fil. Enfin, s’ils ont de la chance. Le délai d’attente peut dépasser plusieurs heures. Et l’appel est payant. “À la plateforme, la prise de poste est à 7 H 45 et nous commençons par ce qu’ils appellent les petites liquidations, explique Gena Mosa qui est elle aussi déléguée du personnel CGT. En clair, nous répondons aux mails les plus simples. C’est la réponse de niveau 1. À partir de 8 h15, les appels commencent et c’est du non stop, à part entre midi et deux.”

Lumière rouge et oreillette

La durée d’un appel est de 2 minutes 20 au maximum, “après une lumière rouge s’allume sur notre écran”. Contrairement aux agents d’accueil physique, les agents des plateformes ont accès au dossier complet des allocataires. “Ce qui est insupportable, c’est justement d’avoir parfois la réponse sous les yeux et ne pas pouvoir la donner, explique Gena Mosa. La plupart des gens veulent une réponse rapide surtout en début de mois, au moment du versement. Ceux qui ont vraiment un problème sont déjà frustrés d’avoir attendu que quelqu’un réponde. Ils le sont encore plus de ne pas avoir de réponse précise. Mais nous ne sommes pas formés pour le faire.” En revanche, ils sont écoutés. Une petite oreillette apparaît sur leur écran quand un cadre écoute la conversation en cours. “C’est un processus normal dans un souci de gestion managériale, formule la directrice adjointe. Notre volonté est d’apporter la réponse la plus qualitative aux questions de nos allocataires.”

“C’est du flicage, tranche Gena Mosa. Le but est de prendre le maximum de gens au téléphone mais on nous dit de ne faire que des réponses de niveau 1, les plus simples. Du coup, on ne répond pas aux urgences les plus vitales. On ne fait pas de bon boulot. Je ne suis pas entrée à la CAF pour faire de la merde.” Elle aussi a fini par lâcher prise et multiplie les congés maladie pour évacuer la pression. Elle est parvenue à être mutée au service des aides au logement où elle est moins en contact avec les allocataires mais plus avec les bailleurs.

Pour la direction de la CAF 13, Armelle Rutkowski reconnaît qu’une plateforme téléphonique n’est pas le dispositif d’accueil le plus sympathique. “Mais contrairement à d’autres plateformes, nous ne coupons pas la conversation au bout de 2 minutes”, tranche la directrice adjointe. À la prochaine réforme ?

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Commentaires

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  1. Adam Adam

    Très bon article qui rend particulièrement bien la détresse banale et si bien formatée du quotidien, de l’usager, de l’employé, du cadre, marseillais, français, européen, mondial…

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  2. Martial Maurette Photographe Martial Maurette Photographe

    Malheureusement, c’est bien pire que cet article, propre. (Un ” papier ” d’une journée, accréditée, n’y suffit pas !) J’ai été ” obligé ” d’aller aux CAF de Marseille pour mon ami, malade, seul au milieu de cette ” métropole “. J’ai été dégoûté, écœuré, anéanti, par …l’accueil des ” pauvres réceptionnistes “. J’ai continué néanmoins pendant des mois, pour essayer de lui obtenir ses aides prévues en ” France : Liberté, Egalité, Fraternité ” …/… Pôle Emploi, DDASS, Assistance Publique,… idem.
    Mon ami est mort, jeune, seul, non suivi par l’assistance ou les fonctions dites publiques et leurs errements, atermoiements. Je me fous complètement à qui la faute : ” Tous coupables ” de bas en haut, de droite à gauche et syndicats pas des moindres.

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  3. Happy Happy

    Pour prendre la mesure du scandale et de l’injustice faite aux usagers, quelques réflexions :
    Le dysfonctionnement des CAF est délibérément organisé par ceux qui sont en position de décider, puisqu’il est connu, constaté de longue date et que le choix est fait de ne pas accorder les moyens qui permettraient de corriger ce dysfonctionnement.
    Non seulement personne ne peut supporter les heures d’attente dans de telles conditions, avec une probabilité très faible de recevoir une réponse satisfaisante ; mais surtout, dans le cas des CAF, ce sont les conditions économiques de survie des gens qui sont très concrètement en jeu dans l’accès à un guichet et à une réponse satisfaisante. Quand les allocations auxquelles on a droit sont la principale voire l’unique source de revenu, la moindre erreur ou le plus petit dysfonctionnement de la bureaucratie peuvent avoir des conséquences concrètes dramatiques pour les personnes concernées, sans qu’elles n’y puissent rien, puisqu’on les prive des conditions matérielles pour formuler une réclamation légitime et obtenir gain de cause.
    Enfin, je ne peux pas m’empêcher de comparer le “Service Public” rendu aux usagers des CAF (très majoritairement des classes populaires) à celui dont bénéficient les usagers plus fortunés du service public des impôts, si j’en crois les observations directes du sociologue Alexis Spire : ici, attente interminable, automates, réponses aberrantes et droits sociaux déniés ; là, rendez-vous individuel, conseils personnalisés pour optimiser son imposition, largesses bienveillantes (qui a dit laxisme ?) des fonctionnaires envers les contribuables les plus imposés. Lire par exemple https://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/SPIRE/48761
    Apparemment, tous les services publics (tous les publics) ne sont pas logés à la même enseigne. Egalité devant le service public ? Les droits sociaux sont des droits tout court, pas des aumônes infamantes qu’on peut faire payer par le mépris et les mauvais traitements à ceux qui réclament leur dû !

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