“À Marseille, le vote en faveur de Mélenchon s’inscrit dans une longue histoire”

Interview
le 3 Juin 2017
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Michel Samson, journaliste et auteur de nombreuses publications sur Marseille, poursuit sa collaboration avec Marsactu en proposant une série d'entretiens avec des intellectuels sur le contexte politique local. Une manière de mettre en perspective les récents événements politiques. Première discussion avec Robert Mencherini, historien.

“À Marseille, le vote en faveur de Mélenchon s’inscrit dans une longue histoire”
“À Marseille, le vote en faveur de Mélenchon s’inscrit dans une longue histoire”

“À Marseille, le vote en faveur de Mélenchon s’inscrit dans une longue histoire”

Robert Mencherini est un historien majeur de la vie politique locale. Son premier livre sur Les entreprises sous gestion ouvrières, Marseille, 1944-1947 a mis au jour des mouvements d’occupation d’entreprises marseillaises à la Libération. Longtemps oubliées, ces dernières ont pourtant joué un rôle très important dans la configuration politique marseillaise durant des années. Le patronat, soutenu par la droite, a longtemps eu peur de ce mouvement et de ce qu’il représentait. Et le PCF, alors qu’il en avait été un acteur, a rapidement eu tendance à l’effacer. Mais Mencherini a, depuis, parcouru toute l’histoire locale. Il est rédacteur régional du « Maitron », cet ensemble de dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier, et son Ici Même Marseille 1940/1944, parcours d’une cinquantaine de lieux de mémoire, est passionnant et très instructif – et illustré de photos étonnantes.

Michel Samson : Le parti communiste, qui a tenu son premier congrès à Marseille en décembre 1921, a ensuite dominé la scène électorale locale durant des décennies mais a depuis fondu. François Billoux a été député du PCF de 1936 à 1940 puis de 1945 à 1978, avant Guy Hermier. Mais ce parti n’a plus de député et si Georges Marchais arrivait en tête à Marseille en 1981, ses successeurs André Lajoinie, Robert Hue et Marie-Georges Buffet n’ont connu qu’une lente dégringolade, localement –et nationalement. Et voilà que Jean-Luc Mélenchon arrive en tête à Marseille au premier tour de 2017 avec 24,82% des voix (soit 90 847 voix sur 372 905 votants).

Robert Mencherini : Il y a toujours eu à Marseille un fort courant contestataire. Dès la fin du XIXe siècle. Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT de 1901 à 1909, écrit qu’à Marseille il y a “un mouvement ouvrier pétillant”. La nature du travail portuaire, avant qu’il soit beaucoup plus règlementé, a toujours conforté ce courant. Sur les quais, il fallait répondre à la demande, dans l’urgence, et les relations étaient d’homme à homme, souvent dans la confrontation. L’appareil politique ou syndical devait s’y adapter, et encore ce n’était – et ce n’est – jamais simple. Localement la CGT, puissante, a toujours été en léger décalage avec l’orientation nationale. Même si, pour être plus précis, elle a toujours mené des actions très dures, comme lors des occupations des usines en 1947, en même temps qu’elle montrait une grande capacité de gestion.

Elle ne gérait pas l’appareil d’État, ou la Ville…

Non, mais quand il a fallu gérer les usines réquisitionnées de 1944 à 1947 et reprendre la production sous ce qu’on peut appeler le contrôle ouvrier, elle avait une capacité de gestion très rigoureuse. Les directions provisoires de ces entreprises, souvent issues de la CGT favorisaient les réalisations sociales (colonies de vacances, centres de loisir, habitat social, etc.) mais évitaient tout dérapage, par exemple en matière salariale. D’ailleurs, la gestion ouvrière a été bénéficiaire. Il ne faut pas oublier non plus que c’est ici qu’est née la mutuelle ouvrière animée par des militants CGT, ou qu’ont été créées des sections de la MGEN, fondée en 1946 à l’initiative du Syndicat national des instituteurs et qui est aujourd’hui encore la première mutuelle de la fonction publique. Pour revenir à ta question, je pense qu’il faut comprendre que le vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon s’inscrit dans cette longue durée qu’on oublie souvent.

Mais comment subsistent ces courants, dans l’opinion ou dans l’électorat, alors que les appareils politiques sont en crise profonde comme le vote récent vient de le montrer ? Il semble justement que ces vieux appareils ont été balayés. Le PS a éclaté avant, pendant et après la présidentielle, la droite organisée ne sait plus où elle habite, le Front National se divise. Quant au PCF on ne l’a jamais vu autant divisé, au moins publiquement.

Dans les années 30, le parti socialiste connaît également une scission. Et déjà certains de ses membres expliquent qu’il ne faut pas se contenter de l’idée de la lutte des classes. Le courant néo-socialiste, avec Marcel Déat, les « Néos » comme on disait, ont comme mot d’ordre : « Ordre, autorité, Nation ». Et, après la guerre, autre crise régionale entre les anciens et les modernes, la fédération socialiste des Bouches-du-Rhône est dissoute en 1945 …

Par ailleurs, dans les années 30, l’extrême-droite en France est très puissante. Alors qu’on a souvent l’impression qu’elle est nouvelle. L’Action française, le Parti populaire français, avec Simon Sabiani, le Parti social français (PSF), partis aujourd’hui disparus ou presque, tiennent le haut du pavé et même dans des entreprises, en particulier le PSF. Il crée des sections syndicales, organise la solidarité … Contrairement à ce que l’on pense parfois, après le Front populaire, l’extrême droite est très active et obtient de bons résultats électoraux.

Enfin, le PCF va osciller entre rupture et participation. Dans les années 30, le PCF remet en cause sa ligne dure « classe contre classe » et il soutient le mouvement du Front populaire, soutien sans participation. Pendant la guerre, il adhère au Conseil national de la Résistance et après la Libération, participe à un gouvernement d’union nationale qui applique une partie du programme du CNR (nationalisations, sécurité sociale, etc.). Il connaît un nouveau tournant en 1947, au début de la Guerre froide, et localement, dirige un mouvement de grèves très combatif, avec occupations d’usines et barricades. Il est jugé trop dur au niveau national. Au comité central, Maurice Thorez et Jeannette Vermerch critiquent la position des Marseillais et, en lien avec les positions pro-soviétiques, expliquent qu’il faut désormais lutter prioritairement contre les USA et rallier les patrons patriotes. On retrouve d’ailleurs un peu plus tard ce décalage entre une position locale très dure et une ligne nationale plus conciliante. Lucien Molino, secrétaire de l’Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône incarne cette ligne dure. Dans les années 50, il va être écarté des directions nationales.

Ce courant communiste combatif continuerait donc à exister, même pendant les crises des organisations qui paraissent le soutenir voire le porter ?

Oui. Mais il faut ajouter autre chose, qui relève aussi d’un courant profond et souvent mal identifié. À Marseille, un courant chrétien a aussi porté ce sentiment protestataire. Le MPF, Mouvement populaire des familles, par exemple, issu de résistants catholiques. Animé par Severin Montarello, issu de la Jeunesse ouvrière chrétienne et l’Action catholique ouvrière, le MPF était puissant dans des quartiers ouvriers de la ville. À partir de 1946, ils squattent des logements inoccupés pour loger des familles ouvrières. À Saint-Louis et alentour ils occupent des bastides. Les prêtres ouvriers, de leur côté, sont actifs et nombreux – et souvent très proches des communistes qu’ils côtoient à l’usine et dans le quartier. Des prêtres ouvriers qui rentreront en dissidence avec l’Église et seront désavoués par la hiérarchie catholique jusqu’au pape Pie XII en 1954.

On trouve ces influences très contestataires dans tout le mouvement syndical. Avant guerre, la section CGTU enseignante d’ici a été dirigée par des partisans de L’École émancipée qui a longtemps rassemblé l’ensemble des courants d’extrême-gauche au sein de la Fédération de l’éducation nationale. Et après guerre, c’est dans les Bouches-du-Rhône, qu’est créé, au sein de la Fédération de l’éducation nationale, le courant Unité et Action, proche du PCF.

Est-ce que c’est l’existence de ce qu’on pourrait appeler des courants profonds qui expliquent la force de l’électorat Mélenchon ?

Je crois en effet que les appareils sont en crise, mais que les courants dont je parle, eux, continuent. Et, je le répète, dans toute la gauche et même à droite. Ces appareils finissent d’ailleurs par se relever comme le PS, dont je ne crois pas qu’il va disparaître : il l’a déjà fait après la gifle reçue par le candidat présidentiel Gaston Defferre qui ne rassemble, en 1969, que 5 % des suffrages exprimé. Évidemment les temps changent, mais il y a des choses qui subsistent et renaissent comme justement le nouveau Parti socialiste issu de plusieurs courants après l’échec cuisant de 1969.

Ce qui me frappe beaucoup dans cette récente élection, c’est le culte du chef. Évidemment cela est lié à la Ve République, à ses institutions, à ses formes électorales. Les partis, comme les mouvements issus de la récente et actuelle crise des partis, En Marche ou la France insoumise par exemple. Ces mouvements se présentent, chacun à leur manière, comme une façon nouvelle de penser et de faire de la politique. Mais ils adoptent ce que j’appelle un culte du chef. On l’a vu pour Macron, mais Jean-Luc Mélenchon s’impose aussi dans le rôle. D’ailleurs, même le jeune Hamon a dû revêtir ce costume. Mais c’est la forme de la République qui impose ça, pas forcément les faiblesses de tel parti ou de tel individu. Et cela évoque encore la longue durée puisque cela dure depuis l’invention de l’élection présidentielle au suffrage universel adoptée par une révision constitutionnelle le 28 octobre… 1962.

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Commentaires

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  1. Jean Pierre DANIEL Jean Pierre DANIEL

    Vous dites : Elle ne gérait pas l’appareil d’État, ou la Ville. C’est oublier le rôle de Jean Cristofol en tant que maire. Le livre de Jacqueline Cristofol nous montre bien son importance.
    Jean pierre Daniel

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  2. Michel Samson Michel Samson

    Tu as raison de souligner cette omission. L ‘erreur vient de ce nous parlions de la CGT à ce moment de l’entretien et que j’ai oublié de rappeler cet épisode important dans ma rédaction.

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  3. Jean Pierre RAMONDOU Jean Pierre RAMONDOU

    1) Concernant la bibliographie de Robert Mencherini il faudrait citer la somme qu’est:
    Midi rouge, ombres et lumières
    Une histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône de 1930 à 1950
    Tome 1: Les années de crise, 1930 – 1940
    Tome 2: Vichy en Provence
    Tome 3: Résistance et Occupation, 1940-1944
    Tome 4: La Libération et les années tricolores, 1944-1947
    Editions Syllepse, 2004, 2009, 2011 et 2014
    2) Concernant le Maitron
    L’exemplaire le la bibliothèque de l’Alcazar n’est plus avec les usuels consultable en salles.

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  4. Michel Peraldi Michel Peraldi

    J’ai lu ton entretien avec Mencherini, bien, et je trouve que le cadre de l’entretien – au-delà de la personne de l’historien- qui consiste à prendre la perspective de la longue durée est très éclairante et pourrait être systématisé sur d’autres thèmes ( et pas forcément donc avec des historiens).

    Dommage que les entretiens ne soient pas filmés, ça serait un plus !!!! Il faut le dire à Marsactu.

    Enfin pour Mencherini (tu n’y es pour rien), je trouve quand même son propos partiel, un peu superficiel ( au sens de passer à la surface). D’abord il ne parle pas d’anarchisme, or je crois que c’est une composante aussi du mouvement ouvrier local, y compris dans sa relation aux anarchistes piémontais et cararais qui étaient à Marseille aussi ( les maçons). Je pense qu’il aurait du évoquer les transfuges dans les années d’avant deuxième guerre mondiale ( Sabiani), parler des glissements du PC à l’extrême droite, même si c’est pas purement local, c’est vrai…. Et surtout parler aussi des composantes “ethniques” et du combat anti colonial du PCF, là pour le coup c’est un oubli assez sidérant : la CGT accompagne, dans les années 20, la création de l’Etoile Nord Africaine qui est le terreau où vont se nourrir les mouvements nationalistes algériens, et ça pour le coup c’est né à Marseille, dans les cafés de Belsunce ! Puis la “résistance ( blocage des trains et autres ) des dockers aux guerres post coloniales… C’est me semble-t-il aussi un moment assez fondamental de la radicalité politique à Marseille, non ????
    Bon, en tous cas, félicitations, c’est du bon boulot, Marsactu a fait un bon recrutement !!!!!!!!!

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    • Michel Samson Michel Samson

      Ces “oublis” tiennent quand même à la brièveté d’un entretien. Mencherini en sait beaucoup plus que ce que j’ai retranscris, sur toutes les composantes des mouvements sociaux et/ou politiques locaux. Mais ajouter ce que tu as fait n’est pas inutile…

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